Poutine répond à Tucker Carlson : l'interview tant attendue
Le journaliste vedette américain Tucker Carlson avait annoncé que l'entretien avec Poutine serait diffusé ce 8 février. Elle a été mise en ligne. Pendant deux heures, le dirigeant russe est revenu sur les causes du conflit en Ukraine, avant de dessiner les possibilités d'une sortie de crise et le basculement vers un monde multipolaire.
Crédit : Tucker Carlson Network.
«Cette interview a été filmée le 6 février au Kremlin», a expliqué d'emblée Tucker Carlson face à la caméra, avant de lancer l'entretien tant attendu. Une introduction nécessaire aux yeux du journaliste, qui dit avoir interviewé le dirigeant russe sur le conflit en Ukraine, pour savoir «comment il a commencé, comment il se déroule et comment il pourrait prendre fin».
Or, les choses ne se sont pas avérées si simples, a en croire Carlson, qui dit avoir été «choqué» par la réponse du Président russe : «Poutine a répondu pendant une demi-heure en revenant sur l’histoire de la Russie au XVIIIe siècle», en dépit de ses relances.
«Ce que vous allez voir nous a semblé sincère : Poutine pense que la Russie a une revendication historique sur l’ouest de l’Ukraine», résume Carlson.
Retour vers une histoire commune
Le dirigeant est ainsi revenu sur l’histoire de l’Ukraine, faisant remarquer notamment que l’«ukrainisation» des terres du sud de la Russie avait été activement promue par l'état-major autrichien avant la Première Guerre mondiale, pour «affaiblir un ennemi potentiel», et que le nom «Ukraine» avait été inventé par les Polonais, voyant les terres du sud de la Russie comme une «frontière» et non «comme appartenant à un groupe ethnique». Poutine a ensuite souligné la communauté de culture de la Russie et de l’Ukraine, puis le choc de la chute de l’URSS, incompris en Occident.
«Vous nous avez trompés», a déclaré Poutine à Carlson : «les Etats-Unis ont promis qu’il n’y aurait pas d’extension de l’OTAN, elle a eu lieu à cinq reprises». Le président russe a ensuite rapporté avoir même demandé un jour à Bill Clinton si la Russie pourrait joindre l’OTAN. Le président américain lui a répondu que l’idée était intéressante, avant de revenir à lui le soir même pour lui faire savoir que c’était «impossible».
Ukraine : le choc du coup d'Etat en 2014
Evoquant le coup d’Etat du Maïdan en 2014 en Ukraine, Poutine a dénoncé la complicité de la CIA. Un coup intervenu après que l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN ait été évoquée en 2008, et débouchant sur le bombardement de civils dans le Donbass. Une escalade dont Poutine juge les Etats-Unis responsables, et une escalade que l'Occident a échoué à rompre, en ne respectant pas les accords de Minsk.
«Ce sont les Ukrainiens qui ont commencé la guerre en 2014, nous essayons de la finir», a déclaré Poutine avant que Carlson ne le relance pour savoir si les objectifs de la Russie étaient atteints. Ce à quoi le dirigeant russe a répondu par la négative, rappelant vouloir atteindre la «dénazification». «La cause de Hitler vit toujours», a poursuivi Poutine, évoquant l'ovation d'un vétéran SS au Parlement canadien.
Pourtant, Vladimir Poutine a répété que la Russie «n’avait jamais refusé les négociations», rappelant qu’un accord avait presque été obtenu en avril 2022. L’Ukraine a décidé d'abandonner les négociations avec la Russie sur ordre de l'Occident, une erreur que les États-Unis doivent maintenant corriger selon lui.
La Russie est devenue, l'année dernière, la première économie d’Europe, malgré les sanctions et les restrictions. Les outils américains ne fonctionnent pas, pense Poutine.
«Les outils américains ne fonctionnent pas»
«Certainement pas», a aussi insisté le président russe à la question de savoir si la Russie menaçait les Etats baltes ou la Pologne, expliquant que cela serait une guerre nucléaire.
Regrettant que les Etats-Unis souhaitent se battre en Ukraine contre la Russie, Vladimir Poutine a aussi déclaré que Washington était responsable de l'explosion du Nord Stream. En imprimant autant de dollars, les dirigeants américains ont utilisé leur monnaie comme outil de puissance, a aussi relevé le chef de l'Etat russe, qualifiant cela d'«erreur».
La Russie est devenue, l'année dernière, la première économie d’Europe, a fait valoir Poutine, en dépit des contraintes occidentales : «les outils américains ne fonctionnent pas», a-t-il lancé. Désormais, le poids des BRICS a dépassé celui des pays du G7 : une avancée inexorable selon Poutine, mais à laquelle les Etats-Unis tentent de s'opposer par la force. «Pour assurer l'avenir, il faut changer d'attitude face aux évolutions», a-t-il ajouté.
Revenant sur l'issue du conflit, Vladimir Poutine a soutenu qu’il était impossible de vaincre la Russie sur le champ de bataille. «Je vois que [les Occidentaux] veulent des négociations, mais ils ne savent pas comment faire», a observé le Président russe, avant d'ajouter : «ce serait ridicule si ce n'était pas si triste». «Il y a des éléments de guerre civile dans ce conflit», a-t-il par ailleurs regretté, rapportant des exemples de combats entre soldats russes et ukrainiens parlant la même langue.
Il s'agissait de la première interview accordée à un journaliste américain par le président russe depuis le début du conflit en Ukraine.
L'entretien intégral :
Tucker Carlson : Merci beaucoup, Monsieur le président. Le 24 février 2022, vous vous êtes exprimé dans un discours à votre pays et nation, quand le conflit en Ukraine a commencé, vous avez dit que vous agissiez parce que vous étiez parvenu à la conclusion que les États-Unis, par le biais de l’OTAN, pouvaient lancer une attaque surprise contre votre pays. Pour les Américains, cela ressemble à de la paranoïa.
Pourquoi pensez-vous que les États-Unis étaient susceptibles d’attaquer la Russie tout à coup. Comment en êtes-vous arrivé à une telle conclusion ?
Vladimir Poutine : Ce n’est pas que l’Amérique allait porter un coup inattendu à la Russie. Je n’ai pas dit ça. Est-ce qu’on fait un talk-show là où on a une conversation sérieuse?
C’est une très belle réplique. Merci. C’est tout à fait sérieux…
D’accord, c’est une conversation sérieuse. Vous avez fait vos études en histoire, si j’ai bien compris, n’est-ce pas ?
Oui.
Je me permettrai alors 30 secondes ou 1 minute de rappel historique. Vous n’êtes pas contre ?
Je vous en prie.
Voyons voir. D’où partent nos relations avec l’Ukraine ? D’où vient-elle, l’Ukraine? L’État russe a commencé à se constituer en tant qu’État centralisé en 862, c’est l’année de la création de l’État russe, lorsque les habitants de la ville de Novgorod située dans le nord-ouest du pays ont invité le prince Riourik des Varègues de Scandinavie à régner. En 1862, la Russie a célébré le millénaire de la création de l’État russe, et à Novgorod se trouve un monument consacré au millénaire du pays. En 882, le successeur de Riourik, le prince Oleg, qui en fait, remplissait la fonction de régent auprès du fils de Riourik - Riourik était mort à cette époque -, est arrivé à Kiev. Il a destitué deux frères qui faisaient vraisemblablement à une époque partie de la garde de Riourik et c’est ainsi que la Russie a commencé à se développer avec deux centres: l’un à Kiev et l’autre, à Novgorod.
Autre date très importante dans l’histoire de la Russie : l’année 988 qui correspond au baptême de la Rus’, lorsque le prince Vladimir, l’arrière-petit-fils de Riourik, a baptisé la Rus’ et embrassé la foi orthodoxe, le christianisme oriental. À partir de ce moment, l’État russe centralisé a commencé à se renforcer. Pourquoi ? Parce qu’il y avait un territoire uni, des liens économiques unis, une seule langue et, après la christianisation de la Rus’ d’alors, une même foi et le pouvoir du prince. L’État russe centralisé a commencé à se constituer.
Mais pour diverses raisons après l’instauration de l’hérédité du trône – également dans les temps anciens, au Moyen-Âge – par Iaroslav le Sage, peu après sa mort, la succession au trône était compliquée, elle ne se transmettait pas directement du père au fils aîné, mais du défunt prince à son frère, puis à ses fils de différentes lignées. Tout cela a conduit au morcellement de la Russie, un État uni, qui commençait à se constituer comme uni. Cela n’a rien d’extraordinaire, la même chose s'est produite en Europe. Mais l'État russe fragmenté est devenu une proie facile de l'empire qu’avait créé autrefois Gengis Khan. Ses successeurs, Batu Khan, sont venus en Rus’, ont pillé presque toutes les villes, les ont ravagées. La partie sud, où étaient situés Kiev et d'autres villes, a tout simplement perdu son indépendance, mais les villes du nord ont gardé en partie leur souveraineté. Elles payaient un tribut à la Horde, mais une partie de la souveraineté a été conservée. Après quoi, avec Moscou pour centre, l’État russe uni a commencé à se constituer.
Les territoires russes du sud, y compris Kiev, ont commencé à tendre vers un autre pôle qui était en train de se former en Europe. C'était le grand-duché de Lituanie. On l'a même appelé le grand-duché de Lituanie et de Russie parce que les Russes constituaient une partie significative de cet État. Ils parlaient le vieux-russe, ils étaient orthodoxes. Mais ensuite le grand-duché de Lituanie et le royaume de Pologne se sont unis. Quelques années plus tard il y a eu une autre union, sur le plan spirituel cette fois-ci. Et une partie des prêtres orthodoxes s’est soumise au pouvoir du Pape de Rome.
C’est ainsi que ces terres se sont retrouvées au sein de l’État polono-lituanien. Mais les Polonais pendant des décennies se sont affairés à poloniser cette partie de la population, ils y ont introduit leur propre langue et l’idée que les habitants n’étaient pas tout à fait russes, que puisqu’ils vivaient aux abords du « kraï », c’est-à-dire de la limite du pays, ils étaient en fait ukrainiens. À l’origine, le terme « Ukrainien » signifiait qu’une personne vivait près du « kraï », à la périphérie du pays ou que, concrètement, elle était chargée d’en surveiller la frontière. Il ne désignait pas un groupe ethnique particulier. Ainsi, les Polonais ont polonisé par tous les moyens possibles cet ensemble de territoires russes et l’ont traitée de manière assez dure, pour ne pas dire cruelle. Tout cela a abouti au fait que cette partie des terres russes s’est mise à lutter pour ses droits. Ils écrivaient des lettres à Varsovie pour exiger le respect de leurs droits, notamment pour qu’on leur envoie des gens, y compris à Kiev…
Je vous demande pardon, pouvez-vous nous dire à quel siècle cela s’est passé ?
C’était au treizième siècle. Je vais donc vous raconter ce qui s’est passé ensuite et vous indiquer les dates pour éviter toute confusion. En 1654, même un peu avant d’ailleurs, les gens qui étaient au pouvoir dans cet ensemble de territoires russes ont demandé à Varsovie, je le répète, de ne leur envoyer que des gens d’origine russe et de confession orthodoxe. Et lorsque Varsovie ne leur a donné aucune réponse, qu’elle a en fait rejeté ces demandes, ils ont commencé à se tourner vers Moscou, pour que Moscou les prenne avec elle. Pour que vous ne pensiez pas que j’ai inventé quelque chose, je vais vous remettre ces documents.
Non, je ne pense pas que vous inventez quelque chose...
Voyez tout de même. Ce sont des documents provenant des archives, des copies de lettres de Bogdan Khmelnitsky, l’homme qui était alors au pouvoir dans cet ensemble de terres russes, que nous appelons aujourd’hui l’Ukraine... Il a écrit à Varsovie pour défendre leurs droits, et après avoir essuyé un refus, il s’est mis à écrire des lettres à Moscou pour demander que le tsar de Moscou les prît sous sa puissante autorité. Voici des copies de ces documents, je vous les donne en bon souvenir. Il y a une traduction en russe, vous pourrez les traduire en anglais ensuite. La Russie n’a pas accepté de les prendre tout de suite, estimant que cela allait provoquer une guerre avec la Pologne. Finalement, en 1654, le Zemsky Sobor, le Conseil de la terre - un organe de pouvoir représentatif en Russie ancienne – a pris la décision. Cet ensemble de terres russes est devenue partie intégrante du tsarat de Moscou.
Comme on s’y attendait, la guerre avec la Pologne a commencé. Elle a duré 13 ans et ensuite une trêve a été conclue. Mais il a fallu attendre 32 ans après la conclusion de cet accord de trêve de 1654 pour que soit conclue la paix avec la Pologne, le traité de paix éternelle comme on l’a appelé à l’époque. Et toutes ces terres, toute la rive gauche du Dniepr, y compris Kiev, sont revenue à la Russie, alors que la Pologne a conservé toute la rive droite.
Ensuite, sous Catherine II, la Russie a récupéré toutes ces terres historiques, y compris le sud et l’ouest. Cela a duré jusqu’à la révolution. Mais avant la Première Guerre mondiale, recourant à ces idées d’ukrainisation, l’état-major de l’Autriche-Hongrie s’est mis à promouvoir très activement l’idée de l’État ukrainien et de la politique d’ukrainisation. Tout cela a été fait dans un but évident : à la veille de la guerre mondiale, ils cherchaient, bien sûr, à affaiblir l’ennemi potentiel, à créer des conditions avantageuses pour eux-mêmes dans la zone frontalière. Et cette idée née auparavant en Pologne selon laquelle les habitants de cette zone frontalière ne seraient pas russes mais représenteraient un groupe ethnique à part, appelé les Ukrainiens, a été reprise par l’état-major autrichien.
Des théoriciens de l’indépendance de l’Ukraine sont apparus dès le dix-neuvième siècle. Ils disaient l’indépendance de l’Ukraine indispensable. Mais en fait, tous ces “piliers” de l’indépendance de l’Ukraine affirmaient qu’elle devait avoir de très bonnes relations avec la Russie, ils insistaient là-dessus. Néanmoins, après la révolution russe de 1917, les bolchéviques se sont efforcés de rétablir l’État. La guerre civile a éclaté, dont la guerre avec la Pologne. En 1921, un traité de paix avec la Pologne a été signé en vertu duquel la partie ouest, donc la rive droite du Dniepr, revenait de nouveau à la Pologne.
En 1939, après que la Pologne a coopéré avec Hitler, car la Pologne a coopéré avec Hitler - tous les documents sont dans nos archives - et Hitler a proposé à la Pologne de conclure un traité de paix, un traité d’amitié et d’alliance, mais exigeant que la Pologne restitue le corridor de Dantzig qui liait la partie principale de l’Allemagne avec Königsberg et la Prusse-Orientale. Après la Première Guerre mondiale cette partie du territoire a été cédée à la Pologne, et au lieu de Dantzig, la ville de Gdansk est apparue. Hitler leur a demandé instamment de la rétrocéder sans hostilités : les Polonais ont refusé. Mais ils ont quand même collaboré avec Hitler et ont ensemble pris part à la partition de la Tchécoslovaquie.
Puis-je poser une question ? Vous dites qu’en fait une partie de l’Ukraine fait en réalité partie des territoires russe depuis des centaines d’années. Pourquoi alors ne l’avez-vous pas prise quand vous êtes devenu président il y a 24 ans ? Vous aviez des armes quand même. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?
Je vais vous le dire. J’ai presque terminé ce rappel historique. Il est ennuyeux peut-être, mais il explique bien des choses.
Ce n’est pas ennuyeux, non.
Très bien. Alors, je suis très heureux que vous l’ayez tant apprécié. Merci beaucoup.
Donc, la veille de la Seconde guerre mondiale, la Pologne a coopéré pendant un certain temps avec l’Allemagne : elle a refusé de satisfaire les exigences d’Hitler, mais elle a néanmoins pris part avec lui à la partition de la Tchécoslovaquie, mais étant donné qu’ils ne cédaient pas le corridor de Dantzig, les Polonais, qui s’étaient perdus dans ce jeu, ont contraint Hitler à commencer la Seconde guerre mondiale précisément contre eux. Pourquoi la guerre a-t-elle commencé spécifiquement avec la Pologne, le premier septembre 1939 ? Parce qu’elle s’est avérée peu conciliante. Hitler n’avait pas d’autre choix, dans la réalisation de ses plans, que de commencer par la Pologne.
À propos, l’Union Soviétique, j’ai lu dans les documents d’archive, s’est conduite très loyalement : elle avait demandé la permission à la Pologne de faire passer ses troupes par le territoire de celle-ci pour aider la Tchécoslovaquie. Mais le ministre polonais des Affaires étrangères d’alors a affirmé que si des avions soviétiques se rendaient vers la Tchécoslovaquie à travers le territoire polonais, ils seraient abattus sur le territoire polonais. Mais bon. Ce qui est important, c’est que la guerre avait commencé et à présent c’était la Pologne qui était devenue victime de la politique qu’elle avait mené à l’égard de la Tchécoslovaquie. Car en vertu du fameux pacte Molotov-Ribbentrop, une partie de ces territoires est devenue russe, y compris l’Ukraine occidentale. La Russie, sous le nom d’Union Soviétique, était ainsi revenue sur ses terres historiques.
Après la victoire dans la Grande guerre patriotique, comme nous appelons la Seconde guerre mondiale, tous ces territoires ont été définitivement rattachés à la Russie, à l’Union soviétique. Tandis que la Pologne a reçu, en guise de récompense, il faut croire, les territoires occidentaux, historiquement allemands – la partie est de l’Allemagne. Une partie de ces territoires, ce sont les régions ouest de la Pologne d’aujourd’hui. Un débouché sur la mer Baltique a bien sûr été rendu, à nouveau Dantzig qui a pris un nom polonais. C’est comme cela que la situation a évolué.
Lors de la formation de l’Union soviétique, c’était en 1922, les Bolchéviques ont créé la République soviétique d’Ukraine qui n’existait pas du tout jusqu’alors.
Tout à fait.
Poutine : Cependant, Staline insistait sur le fait que ces républiques qui se formaient l’intégraient en tant qu’entités autonomes. Mais pour une raison ou pour une autre, le fondateur de l’État soviétique Lénine a insisté pour qu’elles aient le droit de sortir de l’Union soviétique. De plus, pour une raison également obscure, il a doté l’Ukraine soviétique qui était en train de se former, des terres et une population qui habitait ces terres même ne s’étaient jamais appelés ukrainiens auparavant : pour une raison inconnue, lors de sa formation, tout cela a été « soudé » à la République soviétique d’Ukraine, y compris tout le littoral de la mer Noire que nous avions acquis sous Catherine II et qui n’avait jamais rien eu à voir avec l’Ukraine sur le plan historique.
Même si nous prenons du recul, nous remontons dans le temps, à l’an 1654 où ces territoires étaient revenus dans l’Empire russe, il n’y avait là que trois-quatre des régions de l’Ukraine d’aujourd’hui, il n’y avait pas du tout les terres de la mer Noire. Il n’en était pas du tout question.
En 1654 ?
Oui, exactement.
Vous avez des connaissances encyclopédiques. Mais pourquoi n’en avez-vous pas parlé lors des premières 22 années de votre présidence ?
Alors, l’Ukraine soviétique a reçu énormément de terres qui n’avaient jamais rien eu à voir avec elle, en particulier les terres de la mer Noire. À l’époque, quand la Russie les a reçues à la suite des guerres russo-turques, elles portaient le nom de Nouvelle-Russie. Mais ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que Lénine, le fondateur de l’URSS, a créé l’Ukraine exactement ainsi. Et pendant plusieurs décennies passées au sein de l’URSS, la république soviétique d’Ukraine s’est développée, et les bolchéviques, pour des raisons tout aussi inconnues, se sont employés à l’ukrainiser. Pas seulement parce qu’il y avait des Ukrainiens parmi les dirigeants de l’Union soviétique, mais parce qu’en gros, il y avait une politique en ce sens, on l’appelait « l’indigénisation ». Elle concernait l’Ukraine et les autres républiques soviétiques. On implémentait les langues et les cultures nationales, ce qui n’est en principe pas mauvais. Toujours est-il que c’est ainsi que l’Ukraine soviétique a été créée.
Et après la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine a reçu encore des terres, et pas seulement des terres qui étaient polonaises avant la Guerre. L’Ukraine occidentale d’aujourd’hui, ce sont en partie des terres hongroises et roumaines. Ces terres ont été retirées aussi à la Roumanie et à la Hongrie, et elles sont entrées, ces terres, en Ukraine soviétique et elles sont toujours là. Voilà pourquoi nous avons toutes les raisons d’affirmer que l’Ukraine est, bien sûr au sens du terme que nous lui connaissons, un État artificiellement créé par la volonté de Staline.
A votre avis, la Hongrie a-t-elle le droit de récupérer ses terres ? Et les autres nations, peuvent-elles récupérer leurs terres et remettre du coup l’Ukraine dans ses frontières de 1654 ?
Je ne sais pas pour ce qui est des frontières de 1654. On appelle la période de Staline un régime, tout le monde dit qu’il y avait beaucoup de violations des droits de l’Homme, des droits des autres États. Donc à cet égard, c’est tout à fait possible. On ne va pas jusqu’à dire bien sûr qu’ils en ont le droit, mais récupérer ses terres, c’est en tout cas bien compréhensible…
Avez-vous dit à Orban qu’il pouvait récupérer une partie des terres ukrainiennes ?
Je ne le lui ai jamais dit. Jamais. Nous n’avons même pas eu de conversations sur ce sujet. Mais à ma connaissance, les Hongrois qui vivent là-bas veulent, bien sûr, retourner dans la Patrie historique.
En plus, je vais vous raconter une histoire intéressante, je m’éloigne, c’est une histoire personnelle. Dans les années 80, j’ai voyagé en voiture de Saint-Pétersbourg, Léningrad à l’époque, à travers l’Union soviétique en passant par Kiev. Je suis passé par Kiev et ensuite je me suis rendu en Ukraine occidentale. Je suis arrivé dans la ville de Beregovo, et là-bas, tous les noms des villes et des villages étaient en russe et dans une langue qui m’était inconnue – c’était du hongrois. En russe et en hongrois. Pas en ukrainien mais en russe et en hongrois.
Je passais par un village, et il y avait des hommes portant des costumes noirs trois-pièces et des cylindres noirs. Ils étaient assis près des maisons. Je demande : qu’est-ce que c’est ? Des artistes ? On me répond que ce n’étaient pas des artistes mais des Hongrois. J’ai demandé ce qu’ils faisaient là. Et on m’a dit : « Qu’est-ce qu’ils font ici ? C’est leur terre, ils vivent ici. » Tous les noms [étaient en hongrois] ! C’était l’époque soviétique, dans les années 80. Ils conservent la langue hongroise, les toponymes, tous les costumes traditionnels. Ils sont hongrois et se sentent hongrois. Et bien sûr, aujourd’hui, quand il y a des violations...
Oui, je crois qu’il y a beaucoup de choses de ce type qui se passent. Beaucoup de pays sont probablement mécontents des changements frontaliers qui ont eu lieu au cours du 20e siècle et même avant. Toutefois, le fait est que vous n’avez jamais formulé de telles déclarations avant février 2022. Et vous avez dit que vous vous sentiez physiquement menacé par l’OTAN, en particulier sur le plan nucléaire, ce qui vous a incité à agir. J’ai bien compris ?
Je comprends que mes longs monologues ne correspondent probablement pas à ce genre d’interview. C’est pourquoi je vous ai demandé dès le début si nous allions avoir une conversation sérieuse ou un spectacle. Vous avez répondu que nous allions avoir une conversation sérieuse. Alors, s’il vous plaît, ne m’en voulez pas.
Nous sommes parvenus au moment où l’Ukraine soviétique a été créée. Puis, en 1991, l’Union soviétique s’est effondrée. Et tout ce que l’Ukraine avait reçu comme don par la Russie, « de son propre dos », elle l’a emporté avec elle.
Ici j’approche d’un moment très important pour aujourd’hui. La chute de l’Union soviétique a été initiée, en réalité, par les dirigeants russes. Je ne sais pas ce qui les motivait à l’époque, mais je suppose qu’ils avaient plusieurs raisons de penser que tout irait bien.
D’abord, je pense que les dirigeants russes sont partis des fondamentaux dans les relations entre la Russie et l’Ukraine. De fait une langue commune, puisque plus de 90% parlaient en russe, des liens de parenté puisqu’une personne sur trois avait là-bas des liens de parenté ou d’amitié, une culture, une histoire et une religion partagées. Enfin, le fait que nous appartenions à un même pays depuis des siècles. Les économies étaient étroitement interconnectées. Tous ces éléments étaient fondamentaux. Tous ces éléments rendaient nos bonnes relations inévitables.
Le deuxième point essentiel, et je voudrais que vous, en tant que citoyen américain, et vos spectateurs en prennent connaissance également, c’est le fait que les dirigeants russes antérieurs pensaient que l’Union soviétique avait cessé d’exister et qu’il n’y aurait plus de lignes de division idéologique. La Russie a même volontairement cherché à faire s’effondrer l’URSS, de sa propre initiative. Elle pensait que « l’Occident civilisé », je dis cela entre guillemets, verrait là une proposition de coopération et d’alliance. C’est ce que la Russie attendait de la part des États-Unis et de l’ensemble des pays occidentaux. Il y avait des gens intelligents, notamment en Allemagne. Il y avait Egon Bahr, une figure politique majeure du parti social-démocrate, qui insistait personnellement dans ses entretiens avec les dirigeants soviétiques avant l’effondrement de l’URSS sur la nécessité de construire une nouvelle architecture de sécurité en Europe : il fallait faciliter la réunification allemande, créer une nouvelle architecture qui inclurait les États-Unis, le Canada, la Russie, les pays d’Europe centrale, mais il ne fallait pas élargir l’OTAN.
Oui.
Il disait cela : si l’OTAN s’étend, la situation sera la même que pendant la guerre froide, juste plus près des frontières russes. C’est tout. Il voyait clair, notre homme. Personne ne l’a écouté. D’ailleurs, il s’est fâché un jour, et cette conversation se trouve également dans nos archives : il a dit que si on ne l’écoutait pas, il ne reviendrait plus jamais à Moscou. Il était en colère contre les dirigeants soviétiques. Il avait raison, tout s’est passé comme il l’avait dit.
Oui, bien sûr, ses propos se sont avérés exacts, vous en avez parlé à plusieurs reprises, je pense que c’est tout à fait juste. Et beaucoup de gens aux États-Unis croyaient également que les relations russo-américaines seraient normales après la chute de l’Union soviétique. Pourtant, c’est le contraire qui s’est passé.
Cependant, vous n’avez jamais expliqué pourquoi с’était le cas, à votre avis. Effectivement, l’Occident a peut-être peur d’une Russie forte, mais l’Occident n’a pas peur d’une Chine forte.
L’Occident a plus peur d’une Chine forte que d’une Russie forte parce que la Russie compte 150 millions d’habitants et la Chine 1,5 milliard, et que l’économie chinoise se développe à pas de géant : 5,5 % par an, c’était encore plus avant. Mais la Chine se contente de cela. Otto von Bismarck a déclaré un jour : « L’essentiel, ce sont les potentiels. » Le potentiel de la Chine est colossal. Aujourd’hui, la Chine est la première économie du monde à parité de pouvoir d’achat et pour la taille de son économie. Elle a déjà dépassé les États-Unis depuis longtemps, et le rythme s’accélère.
Nous n’allons pas dire qui a peur de qui, nous n’allons pas raisonner en ces termes. Parlons du fait qu’après 1991, à l’époque où la Russie s’attendait à être incluse dans la famille conviviale des « peuples civilisés », rien de pareil ne s’est passé. Vous nous aviez trompé. Quand je dis « vous », je ne parle pas, bien sûr, de vous personnellement, mais des États-Unis qui avaient promis qu’il n’y aurait pas d’expansion de l’OTAN vers l’est, et pourtant il y en eut cinq vagues, cinq élargissements. Nous avons passé outre tout cela, nous étions convaincus de tout, nous nous disions : il ne faut pas, nous sommes avec les nôtres maintenant, nous sommes, comme on le dit chez nous, des bourgeois, nous avons une économie de marché, le parti communiste n’a pas le pouvoir, on va s’entendre.
Je dirai même plus : j’en ai déjà parlé publiquement, prenons l’époque de Eltsine. À un moment donné, comme on dit chez nous, « le chat gris a traversé la rue » et le malheur est arrivé. Auparavant, Eltsine se rendait aux États-Unis, vous vous rappelez, il s’exprimait devant le Congrès et prononçait ces paroles remarquables : Dieu bénisse l’Amérique ! Il a tout dit, c’étaient des signaux qui voulaient dire : faites-nous entrer !
Non, quand ont commencé les événements en Yougoslavie… Jusqu’alors, on comblait Eltsine d’éloges, mais quand les événements en Yougoslavie ont commencé, il s’est prononcé pour les Serbes. Seulement voilà : nous ne pouvions pas ne pas donner de la voix pour les Serbes, pour les défendre… Je comprends que des processus difficiles se produisaient là-bas, je le comprends. Mais la Russie ne pouvait pas ne pas se faire entendre pour les Serbes, car ils sont également un peuple particulier, proche de nous, qui est de culture orthodoxe, ce genre de chose. C’est un peuple qui a souffert pendant des générations. Mais ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que Eltsine s’est prononcé en leur faveur. Et les États-Unis, qu’est-ce qu’ils ont fait ? En violation du droit international, de la Charte de l’ONU, ils ont commencé à bombarder Belgrade.
Les États-Unis ont fait sorti le génie de la bouteille. De surcroît, quand la Russie objectait et exprimait son indignation, qu’a-t-on dit ? « La Charte de l’ONU et le droit international sont dépassés. » Aujourd’hui, tout le monde se réfère au droit international, mais à l’époque, ils se mettaient à dire que tout était dépassé et qu’il fallait tout changer.
Effectivement, il fallait changer quelque chose parce que l’équilibre des forces avait changé, c’est vrai, mais il ne fallait pas le faire ainsi. D’ailleurs, oui, on s’est tout de suite mis à accuser Eltsine, à dire qu’il était alcoolique, qu’il ne comprenait rien. Mais il comprenait tout, je vous l’assure.
Bien. Je suis devenu président en 2000. Je pensais : d’accord, la question de la Yougoslavie est passée, il faut essayer de rétablir les relations, d’ouvrir quand même cette porte que la Russie voulait passer. Et même plus, j’en ai parlé publiquement, je peux le répéter, lors de la rencontre, ici au Kremlin, avec le président sortant Bill Clinton – juste à côté, dans le bâtiment voisin – je lui ai dit : « Écoute, Bill, qu’en penses-tu ? Si la Russie posait la question de l’adhésion à l’OTAN, tu penses que c’est possible ? » Et tout à coup, il a dit : « Tu sais, c’est intéressant, je pense que oui. » Et ce soir-là, quand nous nous sommes rencontrés pour le dîner, il a dit : « Tu sais, j’ai parlé à mon équipe : non, ce n’est pas possible. » Vous pouvez lui poser cette question vous-même, je pense qu’il va regarder notre interview et la confirmer. Je n’aurais rien dit de pareil si ce n’était pas vrai. Bon, je vous l’accorde, à présent, c’est impossible.
Étiez-vous sincère à ce moment-là ? Vous auriez adhéré à l’OTAN ?
Mais écoutez, j’ai posé la question : c’est possible ça ou pas ? Et j’ai reçu la réponse : non. Je voulais éclaircir la position des dirigeants.
Et s’il avait dit « oui », auriez-vous adhéré à l’OTAN ?
S’il avait dit « oui », cela aurait amorcé un processus de rapprochement, et au bout du compte, cela aurait pu se produire, si nous avions vu une volonté sincère des partenaires. Mais ça ne s’est pas terminé comme ça. Non c’est non, d’accord, très bien.
Pourquoi, à votre avis ? Quels sont les motifs ? Je ressens votre amertume à cet égard, je la comprends. Mais pourquoi donc à votre avis l’Occident vous a-t-il repoussé ? D’où vient cette inimitié ? Pourquoi n’avez-vous pas réussi à améliorer les relations ? Quels étaient les motifs ? De votre point de vue.
Vous avez dit que j’éprouve de l’amertume à cause de la réponse. Non, ce n’est pas de l’amertume, c’est simplement le constat d’un fait. Nous ne sommes pas un couple : l’amertume et la rancœur, il n’y a pas de place pour cela dans ces cas-là. Nous avons simplement compris qu’ils ne voulaient pas de nous là-bas, c’est tout. Bon, d’accord. Mais établissons les relations d’une autre manière, essayons de trouver un terrain d’entente. Pourquoi avons-nous reçu une telle réponse négative, c’est à vous plutôt de poser la question à votre gouvernement. Je ne peux que supposer pourquoi : nous sommes un très grand pays qui a sa propre opinion, ce genre de chose. Pour ce qui est des États-Unis, j’ai bien vu comment ils règlent les questions à l’OTAN…
Je donnerai un autre exemple concernant l'Ukraine. Dès que les dirigeants américains pressent un peu, tous les membres de l'OTAN votent sagement, même si quelque chose ne leur plait pas. Dans un instant je vais vous dire le rapport à ce qui s’est passé en Ukraine en 2008. Malgré les débats à ce sujet, je ne vous dirai rien qu’on ne sache déjà.
Néanmoins, après cela, nous avons tenté de construire des relations de différentes façons. Par exemple, lors des événements au Moyen-Orient, en Irak, nous construisions les relations avec les États-Unis délicatement et paisiblement.
J'ai exhorté maintes fois les États-Unis à ne pas soutenir le séparatisme ni le terrorisme dans le Caucase du Nord. Mais ils ont continué à le faire. Les États-Unis et leurs satellites ont apporté un soutien politique, un soutien en matière d'information, un soutien financier et même un soutien militaire à des groupements terroristes dans le Caucase.
Un jour, j’ai soulevé cette question avec mon collègue, le président des États-Unis. Il me dit : « Ce n’est pas possible. Tu as des preuves ? ». Je lui réponds que oui. J’étais prêt à cette conversation et je lui ai présenté toutes ces preuves. Il les a examinées et vous savez ce qu’il a dit ? Excusez-moi mais c'est ça qu’il a dit, je cite : « Eh bien, je vais leur botter le cul ». Nous avons attendu une réponse mais nous ne l’avons jamais eue.
Je dis au directeur du FSB : écris un peu à la CIA pour savoir le résultat de la conversation avec le président. On a écrit une fois, deux fois, puis nous avons reçu une réponse. Elle est dans les archives. La CIA a répondu : « Nous avons travaillé avec l’opposition en Russie. Nous considérons que c’est une bonne chose et nous continuerons à travailler avec l’opposition. Amusant. D’accord. Nous avons compris qu’il n’y aurait pas de conversation.
L’opposition ?
Bien sûr, il s’agissait des séparatistes, des terroristes qui menaient une guerre contre nous au Caucase. C’était eux dont on parlait. Ils l’appelaient « opposition ». C’est le deuxième point.
Le troisième point, très important, c’est la création du système de défense antimissile américain, au début. Nous avons longuement travaillé à convaincre les États-Unis de ne pas le faire. Bien plus, quand le père de George W. Bush m’a invité à lui rendre visite, nous avons eu une conversation sérieuse avec le président Bush et son équipe.
J’ai proposé que les États-Unis, la Russie et l’Europe créent ensemble le système de défense antimissile qui, s’il devait être élaboré unilatéralement, menacerait pour ce qui nous concerne notre sécurité malgré les affirmations des États-Unis qu’il était créé contre les menaces de missiles iraniens. C’est également la justification du système de défense antimissile. J’ai suggéré qu’on travaille à trois - Russie, Europe, États-Unis. Ils m’ont répondu qu’ils étaient intéressés. Ils m’ont alors demandé si je parlais sérieusement et j’ai répondu : oui, absolument !
Quand était-ce, en quelle année ?
Je ne me souviens pas. C’est facile à retrouver sur Internet, c’était lorsque j’étais aux États-Unis à l’invitation de Bush père. C’est encore plus facile de l’apprendre maintenant, je vais vous dire de qui.
« C’est très intéressant », m’a-t-on dit. Je leur réponds : « Imaginez que nous nous attaquions ensemble à un tel défi stratégique mondial en matière de sécurité. Le monde changerait. Sans doute aurons-nous des différends, sans doute y en aura-t-il sur le plan économique et même politique, mais nous changerons radicalement la situation dans le monde. Il me répond oui. On m’a demandé si j’étais sérieux. J’ai répondu : « Bien sûr ». « Il faut y réfléchir », me dit-on. J’ai répondu : je vous en prie.
Puis le secrétaire à la défense Robert Gates, ancien directeur de la CIA, et la secrétaire d’État Condoleezza Rice sont venus ici, dans ce bureau où nous parlons avec vous en ce moment. Juste ici, à ce bureau, vous voyez ce bureau, ils se sont installés de ce côté-là. Notre ministre des Affaires étrangères, celui de la Défense et moi-même nous trouvions de l’autre côté. Ils m’ont dit y avoir réfléchi et être d'accord. J’ai répondu : « Grâce à Dieu ! C'est parfait. » Mais là ils ajoutent : « à quelques exceptions près ».
Vous avez donc deux fois décrit comment les présidents américains prenaient des décisions que leurs équipes faisaient ensuite dérailler ?
Exactement. En fin de compte, bien sûr, ils nous envoyé voir ailleurs. Je ne vous donnerai pas les détails, parce que je pense que c’est inapproprié, parce qu’il s'agissait d'une conversation confidentielle. Mais le fait est que notre proposition a été rejetée.
C’est à ce moment-là que j'ai dit : « Écoutez, nous devrons riposter en ce cas. Nous allons créer des systèmes de frappe tels qu’ils viendront certainement à bout du système de défense antimissile. La réponse a été la suivante : « Nous ne le faisons pas contre vous, et vous, vous faites ce que bon vous semble, à condition que ce ne soit pas contre nous, pas contre les États-Unis. J’ai dit : « D’accord ».
Cela a commencé. Nous avons créé des systèmes hypersoniques, même de portée intercontinentale, et continuons de les développer. En termes de création de systèmes hypersoniques, nous avons dépassé tout le monde : tant les États-Unis que d’autres pays. Et nous les modernisons chaque jour.
Mais ce n’est pas nous qui avons fait cela, nous avons proposé de prendre un autre chemin mais on nous a repoussés.
Parlons maintenant de l’expansion de l’OTAN vers l’est. Ils nous ont promis que l’OTAN n’irait pas vers l’est, pas un centimètre vers l’est, comme ils nous l’ont dit. Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Ils ont dit : « Mais ce n’est pas fixé sur un document, nous allons donc élargir. » Il y a eu cinq expansions, ils ont pris les pays baltes, toute l’Europe orientale et ainsi de suite.
Et maintenant je passe au plus important : ils en sont arrivés à l’Ukraine. En 2008, lors du sommet à Bucarest, ils ont déclaré que les portes de l’OTAN pour l’Ukraine et la Géorgie étaient ouvertes.
Passons à la manière dont les décisions sont prises. L’Allemagne et la France étaient contre je crois, tout comme d’autres pays européens. Mais comme il s’est avéré plus tard, le président Bush, qui est un type fort, un politique fort, on m’a dit plus tard ceci : « Il mis un coup de pression et nous avons dû accepter. C’est drôle, comme chez les enfants. Où sont les garanties ? Quelle folie, qui sont ces gens-là, qui sont-ils ? On a fait pression sur eux et ils ont accepté. Et puis ils disent : « Tu le sais, l’Ukraine ne sera pas dans l’OTAN ». Et moi, je dis : « Je ne sais pas. Je sais que vous l’avez accepté en 2008, et à l’avenir, pourquoi ne l’accepterez-vous pas ? » Ils me disent : « Mais à l’époque ils ont fait pression sur nous. » Je réponds : « Et pourquoi, s’ils vous refont le coup demain, vous ne l’accepterez pas de nouveau ? » C’est absurde. Nous sommes prêts à un dialogue. Mais avec qui ? Où sont les garanties ? Il n’y en a aucune.
Alors, ils se sont mis à exploiter le territoire de l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, j’ai raconté l’histoire qu’il y avait avant, comment ce territoire s’est développé, quelles étaient les relations avec la Russie. Il y a toujours eu là-bas au moins une personne sur deux ou trois à avoir toujours eu des liens avec la Russie. Et pendant les élections dans l’Ukraine déjà devenue indépendante et souveraine, qui a obtenu son indépendance conformément à l’acte de Déclaration d’indépendance de l’Ukraine, d’ailleurs, il y est écrit que l’Ukraine est un État neutre mais en 2008 ils lui ont ouvert les portes de l’OTAN devant elle. En voilà, un cinéma intéressant ! Ce n’était pas ce que nous avions conclu. Tous les présidents ukrainiens ont compté sur un électorat qui voyaient plutôt bien la Russie. Il s’agit du sud-est de l’Ukraine, d’un grand nombre de personnes. Et « éliminer » cet électorat qui voyait d’un bon œil la Russie, c’était très difficile.
Viktor Ianoukovitch est arrivé au pouvoir, et regardez comment il a fait : la première fois qu’il a gagné, c’était après le président Koutchma, et ils ont alors organisé un troisième tour des élections qui n’est pas prévu dans la Constitution de l’Ukraine.
C’est un coup d’État ! Imaginez-vous, vous n’avez pas aimé quelqu’un aux États-Unis.
En 2014 ?
Non, plus tôt. Non, non, cela s’est passé plus tôt. Après le président Koutchma, ce fut Ianoukovitch, Viktor Ianoukovitch, qui a remporté les élections présidentielles. Pourtant, ses adversaires ne l’ont pas reconnue, cette victoire. Les États-Unis ont soutenu l’opposition et ont organisé un troisième tour. Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est un coup d’État. Les États-Unis l’ont soutenu et il est arrivé au pouvoir à l’issue du troisième tour... Imaginez qu’aux États-Unis, quelqu’un n’aime pas quelque chose et organise un troisième tour, ce qui n'est pas prévu par la Constitution américaine.
C’est pourtant ce qu’ils ont fait là-bas [en Ukraine]. Bon, après on a vu Viktor Iouchtchenko, considéré comme un homme politique pro-occidental, arriver au pouvoir. D’accord, nous avons également établi des relations avec lui, il s’est rendu à Moscou pour des visites, nous sommes allés à Kiev, et j’y suis allé. Nous nous sommes rencontrés dans une atmosphère informelle. L’Occident est l’Occident, laissons-le l’être. Laissons-les faire, mais les gens travaillent. La situation doit évoluer à l’intérieur du pays, en Ukraine indépendante. Après qu’il a dirigé le pays, la situation s'est détériorée et Viktor Ianoukovitch est arrivé quand même au pouvoir.
Il n’était pas peut-être le meilleur président et homme politique- je ne sais pas, je ne veux pas porter de jugement, mais on a vu surgir le problème de l’association avec l'Union européenne. Mais nous avons toujours été très loyaux envers elle : faites comme bon vous semble. Mais lorsque nous avons lu cet accord d'association, il s'est avéré qu’il nous posait un problème parce que nous avions une zone de libre-échange avec l’Ukraine et des frontières douanières ouvertes et l'Ukraine était censée ouvrir ses frontières à l'Europe dans le cadre de cette association et tout allait affluer sur notre marché.
Nous avons dit ; non, ça ne se passera pas comme ça, que nous fermerons nos frontières avec l’Ukraine, les frontières douanières. Ianoukovitch a commencé à calculer ce que l’Ukraine gagnerait et ce qu’elle perdrait et a annoncé à ses homologues européens qu’il devait y réfléchir avant de signer. Dès qu’il a dit cela, les actions destructrices de l’opposition, soutenue par l’Occident, ont commencé, et tout a abouti à Maïdan et au coup d’État en Ukraine.
Ianoukovitch faisait plus de commerce avec la Russie qu’avec l’UE ?
Bien sûr. Il ne s’agit même pas du volume des échanges, mais plutôt des liens de coopération sur lesquels s’appuyait toute l’économie ukrainienne. Les liens de coopération entre les entreprises sont très étroits depuis l’Union soviétique. Une entreprise fabriquait des composants pour l’assemblage final et en Russie et en Ukraine, et inversement. Les relations étaient très étroites.
Il y a eu un coup d’État, je n’entrerai pas dans les détails sur le rôle des États-Unis, cela me parait malvenu, mais néanmoins les États-Unis ont dit : « Vous, vous calmez Ianoukovitch, et nous, nous calmerons l’opposition, on va procéder par règlement politique ». Nous avons dit que nous étions d’accord et qu’on ferait ainsi. Ianoukovitch n’a pas utilisé, comme les Américains nous l’ont demandé, ni les forces armées ni la police. Mais l’opposition armée à Kiev a procédé à un coup d’État. Je voulais demander aux dirigeants américains de l’époque : « Qu’est-ce que cela veut dire ? Qui êtes-vous ? »
Avec le soutien de qui ?
C’était le soutien de la CIA, bien sûr. L’organisation pour laquelle, si j’ai bien compris, vous vouliez travailler il fut un temps. Heureusement qu’ils ne vous ont pas recruté. Quoi que ce soit une organisation sérieuse, j’entends, mes anciens collègues, puisque j’ai moi-même travaillé au premier département, un service de renseignement de l’Union soviétique. Ils ont toujours été nos adversaires. Le travail c’est le travail.
Techniquement, ils ont tout fait correctement, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient - ils ont changé le pouvoir. Mais d’un point de vue politique, c’était une erreur colossale. Ici, bien sûr, les dirigeants politiques n’ont pas été à la hauteur. Les dirigeants politiques auraient dû voir où ça allait mener.
Donc, en 2008, nous avons ouvert la porte à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. En 2014, il y a eu un coup d’État, tandis que ceux qui ne reconnaissaient pas le coup d’État, qui était un vrai coup d’État, ont commencé à être poursuivis, on a créé une menace pour la Crimée, que nous avons été obligés de prendre sous notre protection. On a déclenché la guerre dans le Donbass en 2014, en utilisant des avions et de l'artillerie contre des civils. C’est là que tout a commencé. Il y a des vidéos qui montrent des avions qui bombardent Donetsk depuis le ciel. Ils ont entrepris une opération militaire de grande envergure, puis une autre, qui a échoué, ils en préparent encore une autre. Et toujours dans le contexte du développement militaire de ce territoire et de l’extension de l’OTAN.
Comment ne pas se préoccuper de ce qui se passe ? Pour notre part ce serait une insouciance criminelle - voilà ce que ce serait. C’est juste que les dirigeants politiques américains nous ont amenés à une limite que nous ne pouvions plus franchir, parce qu’elle détruisait la Russie elle-même. Et nous ne pouvions pas abandonner des gens qui ont partagé notre point de vue, en fait, une partie du peuple russe dans cette machine de guerre.
C’était donc huit ans avant le début du conflit. Qu’est-ce qui a provoqué ce conflit, lorsque vous avez décidé que vous deviez finalement prendre cette mesure ?
Ce qui a provoqué cela au départ, c’est le coup d’État en Ukraine.
D’ailleurs, des représentants allemand, français et polonais sont venus et se sont portés garants de l’accord signé entre le gouvernement Ianoukovitch et l’opposition. Ils ont apposé la signature en tant que garants. Malgré cela, l’opposition a fait un coup d’État, et tous ces pays ont fait semblant de ne pas se souvenir qu’ils étaient garants d’un règlement pacifique. Ils l’ont immédiatement jeté au feu, personne ne s’en souvient.
Je ne sais pas si les États-Unis sont au courant de cet accord entre l’opposition et les autorités et des trois garants qui, au lieu de remettre tout le processus sur la scène politique ont soutenu le coup d’État. Alors même que cela n’avait aucun sens, croyez-moi. Parce que le président Ianoukovitch a dit d’accord pour tout, il était prêt pour des élections anticipées, auxquelles il n’avait aucune chance de gagner, honnêtement, il n’avait aucune chance. Tout le monde le savait.
Mais pourquoi le coup d’État, pourquoi les victimes ? Pourquoi les menaces sur la Crimée ? Pourquoi ont-ils commencé les opérations dans le Donbass ? C’est ce que je ne comprends pas. C’est une erreur de calcul. La CIA a fait son travail pendant le coup d’État. Et je crois que l’un des secrétaires d’État adjoints a déclaré qu’ils avaient même dépensé une somme importante, près de cinq milliards de dollars. Mais l’erreur politique est colossale. Pourquoi a-t-on fait cela ? On aurait pu faire la même chose, mais de manière légale, sans sacrifices, sans commencer l’opérations militaires et sans perdre la Crimée. Et nous n’aurions pas levé le petit doigt s’il n’y avait pas eu ces événements sanglants sur le Maïdan, cela ne nous serait jamais venu à l’esprit.
Parce que nous avons convenu qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, tout devrait se passer ainsi - le long des frontières des républiques de l’Union. Nous avons accepté ça. Mais nous n’avons jamais accepté l’expansion de l’OTAN, en particulier nous n’avons jamais accepté que l’Ukraine fasse partie de l’OTAN. Nous n’avons pas convenu qu’il y aurait des bases de l’OTAN sans nous en parler. Nous n’avons fait que plaider pendant des décennies : ne faites pas ceci, ne faites pas cela.
Quel a été le facteur déclenchant des récents événements ? Tout d’abord, les dirigeants ukrainiens actuels ont déclaré qu’ils ne respecteraient pas les accords de Minsk, qui ont été signés, comme vous le savez, après les événements de 2014 à Minsk, et qui établissaient un plan pour un règlement de paix dans le Donbass.
Non, les dirigeants de l’Ukraine actuelle, le ministre des Affaires étrangères, tous les autres responsables et le président lui-même ont déclaré qu’ils n’aimaient rien dans ces accords de Minsk. Autrement dit, ils ne les respecteront pas. Et les anciens dirigeants allemand et français ont dit franchement il y a un an ou deux, - ils ont dit franchement au monde entier avoir signé ces accords de Minsk, mais ne jamais avoir eu l’intention de les respecter. Ils nous ont embobinés.
Avez-vous parlé au secrétaire d’État, au Président ? Peut-être avaient-ils peur de vous parler ? Leur avez-vous dit que s’ils continuaient à fournir des armes à l’Ukraine, vous agiriez ?
Nous en avons parlé tout le temps. Nous avons demandé aux dirigeants américain et des pays européens de mettre fin immédiatement à ce processus, de respecter les accords de Minsk. Franchement, je ne savais pas comment nous allions faire, mais j’étais prêt à les respecter. Ils sont compliqués pour l’Ukraine, il y a beaucoup d’éléments d’indépendance pour le Donbass, pour ces territoires, c’est vrai. Mais j’étais absolument sûr, je vais vous le dire encore maintenant : je croyais sincèrement que si nous parvenions à convaincre les habitants du Donbass, car il fallait tout de même les convaincre de revenir dans le cadre de l’État ukrainien, alors, pas à pas, les plaies guériraient.
Progressivement, quand cette partie du territoire reviendrait à la vie économique, à un environnement social partagé, quand les pensions seraient versées, les prestations sociales, tout alors se développerait progressivement, pas à pas. Non, personne ne voulait cela, tout le monde voulait résoudre le problème uniquement par la force militaire. Mais nous ne pouvions pas le permettre.
Et tout cela a conduit à cette situation où ils ont déclaré en Ukraine : « Non, nous n’allons rien honorer. Et en plus nous avons commencé les préparatifs pour des actions militaires. »
Ils ont déclenché la guerre en 2014. Notre objectif est de la terminer. Nous ne l’avons pas déclenché en 2022, c’était une tentative d’y mettre un terme.
À votre avis, avez-vous pu terminer la guerre ? Avez-vous atteint vos objectifs ?
Non. Pour l’instant, nous n’avons pas atteint nos objectifs, car l’un d’eux, c’est la dénazification. Il s’agit d’interdire des mouvements néonazis de toutes sortes.
C’est un des problèmes dont nous avons discuté notamment lors des négociations qui se sont terminées à Istanbul au début de l’année passée – et ce n’est pas nous qui les avons terminées, parce qu’on nous disait (les Européens notamment) : « Il faut réunir les conditions pour que les documents soient définitivement signés ».
Mes collègues en France et en Allemagne me disaient : « Mais comment penses-tu qu’ils vont pouvoir signer l’accord avec un pistolet pointé sur la tempe ? Il faut retirer les troupes de Kiev ».
Mais dès que nous avons retiré nos troupes de Kiev, les négociateurs ukrainiens ont aussitôt jeté à la poubelle tous les accords auxquels nous étions parvenus à Istanbul et se sont préparés à un long bras de fer avec le soutien américain et leurs satellites en Europe. Voilà quelle était l’évolution de la situation. Voilà où on en est aujourd’hui.
Qu’est-ce que c’est, la dénazification ? Que veut dire ce mot ?
Je vais en effet l’expliquer tout de suite. C’est très important.
La dénazification… Après avoir accédé à l’indépendance, l’Ukraine s’est mise à chercher son identité, comme l’affirment certains analystes occidentaux. Et elle n’a rien trouvé de meilleur que de placer au centre de cette identité de faux héros, ceux qui avaient collaboré avec Hitler.
J’ai déjà évoqué le fait qu’au début du 19e siècle, quand on a vu apparaître des théoriciens de l’indépendance et de la souveraineté de l’Ukraine, ces derniers pensaient que l’Ukraine indépendante devrait avoir de bonnes relations avec la Russie.
Mais à cause de son développement historique, de fait que lorsque ces territoires faisaient partie de la République polonaise des Deux nations, les Ukrainiens faisaient l’objet de violentes persécutions, qu'on cherchait à leur retirer et à éliminer cette identité, qu'ils ont été très brutaux, tout cela est resté dans la mémoire du peuple.
Quand la Seconde guerre mondiale a commencé, une partie de ces élites aux sentiments extrêmement nationalistes a collaboré avec Hitler en croyant qu’il leur apporterait la liberté. Dans l’armée allemande, même dans les unités SS, ce sont les collaborateurs qui étaient chargés du sale boulot lié à l’extermination des Polonais et des juifs. D’où ce carnage des Polonais, des Juifs, des Russes aussi. Ce sont des personnalités très connues qui étaient à la tête de ces pratiques : Bandera, Choukhevytch.
Ce sont eux qu’on a érigés au statut de héros nationaux, voilà le problème. On nous répond toujours que le nationalisme et le néonazisme sont présents dans d’autres pays aussi. Oui, il y a des poussées, mais qui sont étouffées. Alors qu’en Ukraine, non. En Ukraine, on a fait d’eux des héros nationaux, on construit des monuments pour les commémorer, on crée des drapeaux à leur effigie, des foules clament leurs noms lors de marches aux flambeaux, comme durant l’Allemagne nazie. Ce sont des gens qui ont assassiné des Polonais, des Juifs, des Russes. Il faut en finir avec ces pratiques et ces idéologies.
Je dis qu’ils sont une partie du peuple russe au sens large, eux répondent : « Non, nous sommes un peuple à part ». Bon, d’accord. S’ils veulent se croire un peuple à part, ils ont le droit de le faire, mais pas en se basant sur l’idéologie nazie.
Vous vous contentez du territoire que vous avez aujourd’hui ?
Non, non, laissez-moi finir.
Vous m’avez posé une question sur le néonazisme et la dénazification. Le Président ukrainien est passé au Canada, c'est un épisode très connu mais qu'on passe sous silence en Occident. Et on a présenté au Parlement un homme qui, selon le président du Parlement, aurait combattu contre les Russes lors de la Seconde guerre mondiale.
Mais qui a combattu contre les Russes lors de la Seconde guerre mondiale ? Hitler et ses partisans. Il s’est avéré que cet homme avait servi dans des unités SS, et qu’il avait lui-même tué des Russes, des Polonais, des Juifs. Ce sont les unités SS de nationalistes ukrainiens qui ont fait ce sale boulot. Le président Ukrainien s’est levé avec tout le Parlement canadien et a applaudi cet homme. Comment peut-on imaginer cela ? Le Président ukrainien est par ailleurs d’origine juive.
Mais qu’allez-vous faire de cela ? Hitler n’est plus de ce monde depuis 80 ans, l’Allemagne nazie n’existe plus, c’est vrai. Vous dites que vous souhaitez éteindre cette flamme du nationalisme ukrainien. Comment faire ?
Écoutez. Votre question est très délicate. Puis-je vous répondre en toute franchise ? Ne m’en veuillez pas, s’il vous plaît.
Bien sûr.
Cette question est, je dirais, très délicate, très pointue. Vous dites qu’Hitler n’est plus là depuis 80 ans. Mais sa cause est vivante, les gens qui ont assassiné des Juifs, des Russes, des Polonais, sont toujours en vie. Le Président ukrainien en exercice applaudit l’un d’eux dans le Parlement canadien en se tenant debout !
Alors peut-on prétendre avoir déraciné totalement cette idéologie si de telles choses ont lieu aujourd’hui ? Voilà ce que signifie la dénazification dans notre vision. Il faut se libérer des personnes qui font perdurer ces pratiques et ces théories et cherchent à les sauvegarder. Voilà notre vision de la dénazification.
D’accord. Je ne défends en aucun cas le nazisme ni le néonazisme. Mais je voudrais vous poser une question pratique : vous ne contrôlez pas le pays dans son ensemble, mais, il semblerait que vous souhaitiez le contrôler dans son ensemble. Alors comment pourriez-vous déraciner l’idéologie, la culture, les sentiments, l’histoire dans un pays que vous ne contrôlez pas ? Comment y parvenir ?
Vous savez, aussi étrange que cela puisse paraître, nous avons convenu, lors des négociations d’Istanbul, qui existent sous forme écrite, que le culte nazi devrait cesser en Ukraine, qu’il serait notamment interdit par la loi.
Nous en avons convenu, monsieur Carlson. Cela s’avère possible lors d’un processus de négociations. Il n’y a rien d’humiliant ici pour l’Ukraine en tant qu’État moderne et civilisé. Est-ce qu’un État quelconque pourrait être autorisé à faire la propagande du nazisme ? Je pense que non, n’est-ce pas ?
Y aura-t-il des négociations ? Pourquoi jusque-là il n’y a pas eu de négociations pour régler le conflit en Ukraine ? Des négociations de paix, je veux dire.
Si, il y en a eu, nous avons pu atteindre de hauts niveaux de coordination de nos positions dans ce processus compliqué, les négociations avaient presque abouti. Mais comme j’ai déjà dit, après le retrait de nos troupes de Kiev, l’autre partie, l’Ukraine, a jeté les accords à la poubelle et s’est soumise aux ordres américains et des pays occidentaux de faire la guerre contre la Russie jusqu’à la victoire.
Pire que ça, le Président ukrainien a interdit par la loi toute négociation avec la Russie. Il a signé un décret interdisant à tout le monde de mener de telles négociations. Mais comment négocier s’il a interdit de négocier, à tout le monde et à lui-même ? Nous savons qu’il avance des idées à propos d’un règlement du conflit. Mais pour convenir de quelque chose, il faut un dialogue, n’est-ce pas ?
Oui, mais vous n’allez pas parler au Président ukrainien. Vous allez parler au Président américain. Quand avez-vous parlé à Joe Biden la dernière fois ?
Je ne me rappelle plus, il faudrait regarder.
Vous ne vous rappelez pas ?
Non, pourquoi ? Je dois me souvenir de tout ? J’ai d’autres choses à faire. De la politique intérieure.
Oui, mais il finance la guerre que vous êtes en train de mener.
Oui, il la finance, mais quand je lui ai parlé, c’était avant le début de l’opération militaire spéciale, bien évidemment, je lui disais, sans rentrer dans les détails, je n’ai pas l’habitude de le faire, : « Je pense que vous êtes en train de commettre une erreur historique en soutenant l’Ukraine et en repoussant la Russie ». Je lui ai dit cela, je l’ai répété plusieurs fois d’ailleurs. Je pense que c’était correct, je vais m’en contenter.
Qu’est-ce qu’il a répondu ?
Allez lui poser cette question, s’il vous plaît. C’est facile pour vous, vous êtes citoyen américain, allez lui poser la question directement. Ce serait incorrect pour moi de commenter notre conversation.
Mais depuis, vous ne vous êtes pas parlé, après février 2022 ?
Non, nous n’avons pas discuté. Mais nous maintenons le contact par certains canaux. À propos, vous vous souvenez, je vous ai parlé de ma proposition de projet commun de système de défense anti-aérienne ?
Oui.
Vous pouvez le leur demander, puisque, Dieu merci, ils sont tous en vie et se portent bien. L’ancien président et Candoleezza Rice sont vivants et se portent bien, tout comme M. Gates, il me semble, et l’actuel directeur de la CIA Monsieur Burns — à l’époque il était ambassadeur à Moscou, un excellent ambassadeur, à mon avis. Ils ont tous été témoins de ces échanges. Posez-leur des questions.
Pareil pour votre question : si vous voulez savoir ce que Monsieur Biden m’a répondu, alors interrogez-le. En tout cas, on avait évoqué le sujet.
Je comprends parfaitement, mais vu de l’extérieur, du point de vue de l’observateur externe, on peut avoir impression que cela peut aboutir à une situation où le monde entier sera au bord d’une guerre, que des frappes nucléaires seront peut-être même effectuées. Pourquoi n’appelez-vous pas Biden pour proposer de résoudre ce problème ?
Mais résoudre quoi ? C’est très simple. Nous avons, comme je l’ai déjà dit, des contacts aux niveaux de différents ministères. Voilà ce que nous disons à ce sujet et quel message nous transmettons aux autorités américaines : si vous voulez vraiment mettre fin aux hostilités, vous devez arrêter de livrer des armes. En quelques semaines, ce sera terminé, c’est tout, et à ce moment-là, on pourra se mettre d’accord sur les conditions. En attendant, il n’y a rien à faire.
Quoi de plus simple ? Pourquoi est-ce que je devrais l’appeler ? De quoi parler ou de quoi le supplier ? « Vous avez l’intention de fournir telles armes à l’Ukraine ? Oh là là, qu’est-ce que j’ai peur, je vous en supplie, ne livrez plus. » De quoi voulez-vous qu’on parle ?
A votre avis, l’OTAN est-elle préoccupée par le fait que cette situation puisse évoluer vers une guerre globale ou un conflit nucléaire ?
Ce qui est sûr, c’est qu’ils en parlent et qu’ils essayent de faire peur aux populations en agitant la prétendue menace russe. C’est une évidence. Et les têtes pensantes, pas les simples citoyens mais les têtes pensantes, les analystes, ceux qui font de la politique réelle ou tout simplement les gens intelligents, se rendent parfaitement compte que c’est un fake. La menace russe est exagérée.
Vous voulez dire la menace de l’invasion russe par exemple de la Pologne ou de la Lettonie ? Pouvez-vous imaginer un scénario qui vous ferait envoyer les troupes russes en Pologne ?
Uniquement dans le cas où la Pologne attaquerait la Russie. Pourquoi ? Parce que nous n’avons aucuns intérêts ni en Pologne ni en Lettonie — nulle part. A quoi bon ? Nous n’avons pas d’intérêts là-bas. Il n’en vient que des menaces.
À mon avis, l’argument avancé, et vous le connaissez très bien, est le suivant : «Il a agressé l’Ukraine donc il a des prétentions territoriales sur tout le continent. » Vous affirmez sans équivoque que vous n’avez pas de telles prétentions territoriales ?
C’est absolument exclu. Il n’y a pas besoin d’être analyste pour ça, se laisser entraîner dans une guerre globale, c’est contraire au bon sens. Parce qu’une guerre globale mènerait l’humanité au bord de l’anéantissement. C’est une évidence.
Il existe bien sûr des moyens de dissuasion. On nous a en permanence utilisés pour faire peur : demain la Russie utilisera l’arme nucléaire tactique, demain elle utilisera autre chose — ah non, finalement, après-demain. Et le résultat ? Ce ne sont que des histoires pour faire peur au citoyen lambda, pour obliger les contribuables américains et européens à payer encore plus pour alimenter la confrontation contre la Russie sur le théâtre ukrainien des opérations militaires. L’objectif est d’affaiblir au maximum la Russie.
Un sénateur américain, Chuck Schumer, a dit, hier il me semble : nous devons continuer à financer l’Ukraine, sans quoi au bout du compte des soldats américains seront obligés de se battre en Ukraine à la place des Ukrainiens. Que pensez-vous d’une déclaration comme celle-ci ?
C’est une provocation, et une provocation de bas étage encore. Je ne comprends pas pourquoi des soldats américains devraient aller se battre en Ukraine. Des mercenaires américains y sont présents. Il y a surtout des mercenaires polonais, ensuite en deuxième position viennent les mercenaires américains et les Géorgiens en troisième. Si quelqu’un envisage d’y envoyer des troupes régulières, cela mettra sans aucun doute l’humanité au bord d’un conflit très grave, global. C’est évident.
Est-ce que les États-Unis ont besoin de ça ? Pourquoi faire ? À des milliers de kilomètres du territoire national ! Vous ne savez donc pas à quoi vous occuper ? Vous avez plein de problèmes à la frontière, des problèmes d’immigration, des problèmes liés à la dette nationale qui s’élève à plus de 33 milliards de dollars. Vous n’avez rien d’autre à faire, il faut faire la guerre en Ukraine ?
Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux se mettre d’accord avec la Russie ? Se mettre d’accord en partant de la situation telle qu’elle est aujourd’hui, comprenant que la Russie défendra ses intérêts jusqu’au bout et, l’ayant compris, retrouver le bon sens et commencer à respecter notre pays, à tenir compte de ses intérêts et à chercher des solutions ? À mon avis, c’est bien plus intelligent et rationnel.
Qui a fait exploser le gazoduc Nord Stream?
Vous, évidemment.
J’étais pris ce jour-là. Je n’ai pas fait sauter Nord Stream.
Vous avez peut-être un alibi. Mais la CIA n’en a pas.
Vous avez des preuves que c’est l’OTAN ou la CIA qui l’ont fait ?
Écoutez, je ne vais pas rentrer dans les détails, mais dans ce genre de cas on dit toujours : cherche à qui le crime profite. Dans ce cas précis, il faut chercher non seulement à qui il profite, mais aussi celui qui a les moyens de le faire. Parce qu’il peut y avoir beaucoup de gens intéressés, mais plonger au fond de la mer Baltique et réussir cette explosion, tout le monde n’en a pas les moyens. Ces deux facteurs doivent être considérés ensemble : à qui cela profite et qui en a les moyens.
Mais je ne comprends pas tout à fait. C’est l’acte de terrorisme industriel le plus important de l’histoire ; bien plus, cela a été aussi la plus importante émission de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Sachant que vous avez des preuves, vous et vos services spéciaux, pourquoi ne voulez-vous pas divulguer ces preuves et gagner la guerre de propagande ?
Il est très difficile de vaincre les États-Unis dans une guerre de propagande puisque les États-Unis contrôlent tous les médias globaux et de nombreux médias européens. Des fondations américaines sont les bénéficiaires finaux des plus grands médias européens. Vous ne le saviez pas ? Il est possible de se lancer là-dedans, mais comme on dit, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Le risque est de dévoiler nos sources d’information sans pour autant obtenir de résultat. Le monde entier comprend parfaitement ce qui s’est passé, même des analystes américains en parlent ouvertement. C’est vrai.
Oui, mais voici la question. Vous avez travaillé en Allemagne, tout le monde le sait, et les Allemands comprennent très bien que ce sont leurs partenaires de l’OTAN qui l’ont fait. Bien entendu, cela a nui à l’économie allemande, alors pourquoi les Allemands restent-ils silencieux ? Cela me rend perplexe : pourquoi est-ce que les Allemands n’ont rien dit à ce sujet ?
Ça me surprend aussi. Mais les dirigeants allemands d’aujourd’hui ne défendent pas leur intérêt national, ils défendent les intérêts de l’ensemble de l’Occident, c’est la seule façon d’expliquer la logique de leurs actions ou de leur inaction. Après tout, il ne s’agit pas uniquement du gazoduc Nord Stream 1 qui a été sauté. Le gazoduc Nord Stream 2 a aussi été endommagé, mais l’un des conduits est toujours intact, et il permettrait de fournir du gaz à l’Europe. Mais l’Allemagne refuse de le mettre en service. De notre côté, nous sommes prêts.
Il existe un autre gazoduc qui passe par la Pologne, il s’appelle Iamal-Europe et il peut également fournir un grand volume de gaz. La Pologne l’a fermé, mais la Pologne mange dans la main des Allemands, elle reçoit de l’argent des fonds européens, or l’Allemagne est le principal donateur de ces fonds européens. En quelque sorte, l’Allemagne nourrit la Pologne. Mais la Pologne a bloqué le gazoduc vers l’Allemagne. Pourquoi ? Je ne comprends pas.
Et puis il y a l’Ukraine, à laquelle les Allemands fournissent des armes et donnent de l’argent. Le deuxième sponsor de l’Ukraine, après les États-Unis, en termes d’aide financière, c’est l’Allemagne. Deux gazoducs traversent le territoire de l’Ukraine. Les Ukrainiens en ont mis un à l’arrêt. On peut ouvrir le second et, obtenir ainsi du gaz russe. Mais ils ne le font pas.
Pourquoi les Allemands ne disent-ils pas : « Écoutez, les gars, nous vous donnons de l’argent et des armes. Ouvrez les vannes, s’il vous plaît, laissez passer le gaz russe. Nous achetons du gaz liquéfié en Europe à des prix exorbitants ce qui réduit à zéro le niveau de notre compétitivité et de l’ensemble de l’économie. Vous voulez qu’on vous donne de l’argent ? Laissez-nous vivre normalement, laissez notre économie générer de l’argent, et on vous donnera de l’argent en retour. » Non, ils ne le font pas. Pourquoi ? Posez-leur la question. Là aussi, qu’est-ce qu’ils ont dans la tête, c’est la même chose. Les gens là-bas sont très incompétents.
Le monde est peut-être en train de se diviser en deux hémisphères : l’un avec de l’énergie bon marché, et l’autre qui n’en a pas.
Je voudrais vous poser une question. Le monde est désormais multipolaire. Pourriez-vous caractériser les alliances, les blocs, les partisans de tel ou tel camp ?
Vous dites que le monde se divise en deux hémisphères. Le cerveau se divise en deux hémisphères : l’un est responsable d’une certaine sphère d’activité, l’autre est plus créatif, et ainsi de suite. Mais il s’agit quand même d’un seul cerveau. Le monde doit être uni, la sécurité doit être partagée et non conçue pour le « milliard d’or ». Ce n’est qu’à cette condition que le monde sera stable, durable et prévisible. Aussi longtemps que la tête est divisée en deux parties, elle est malade, gravement malade. Le monde traverse une période de maladie grave. Mais il me semble que les journalistes, grâce à leur travail honnête, sont comme des médecins, et qu’il sera peut-être possible de relier tout cela d’une manière ou d’une autre.
Permettez-moi de citer un exemple. A bien des égards, le dollar américain a permis d’unifier le monde entier. Pensez-vous que le dollar puisse disparaître en tant que monnaie de réserve ? Comment les sanctions ont-elles modifié le rôle du dollar dans le monde ?
A mon avis, c’est l’une des fautes stratégiques les plus graves commises par les dirigeants américains : utiliser le dollar comme outil de lutte en politique étrangère. Le dollar est le fondement de la puissance américaine. Je crois que tout le monde le comprend parfaitement : quel que soit le nombre de dollars imprimés, ils s’en vont dans le monde entier. L’inflation aux États-Unis est minimale : je crois qu’elle est de 3 %, environ 3,4 %, ce qui est tout à fait acceptable pour les États-Unis. Mais ils n’arrêtent pas d’imprimer, évidemment.
D’où vient la dette de 33 000 milliards ? De l’émission. Néanmoins, c’est le principal moyen de maintien de la puissance américaine dans le monde. Dès l’instant que les dirigeants américains ont décidé d’utiliser le dollar comme instrument de lutte politique, ils ont porté un coup à cette puissance américaine. Je ne voudrais pas employer d’expressions grossières, mais c’est une stupidité et une énorme erreur.
Regardez ce qui se passe dans le monde. Même chez les alliés des États-Unis, les réserves en dollars diminuent en ce moment. Tout le monde regarde ce qui se passe et cherche des moyens de se protéger. Mais si les États-Unis appliquent des mesures restrictives à certains pays, telles que le blocage des paiements, le gel des avoirs et ainsi de suite, il s’agit d’un signal d’alarme gigantesque pour le monde entier.
Qu’est-ce qui s’est passé dans notre pays ? Jusqu’en 2022, environ 80 % des paiements dans le cadre des échanges extérieurs de la Russie se faisaient en dollars et en euros. En fait, les dollars représentaient environ 50 % de nos règlements avec les pays tiers, et aujourd’hui, je pense que nous ne sommes plus qu’à 13 %.
Mais ce n’est pas nous qui avons interdit l’utilisation du dollar, nous n’avons pas cherché à le faire. Les États-Unis ont décidé de limiter nos paiements en dollars. Je pense que c’est complétement idiot du point de vue des intérêts des États-Unis et des contribuables américains. Parce que cela porte atteinte à l’économie américaine, cela sape la puissance des États-Unis dans le monde.
À propos, les règlements en yuans représentaient environ 3 %. Aujourd’hui, nous réglons 34 % en roubles et à peu près le même montant, 34 % environ, en yuans. Pourquoi les États-Unis ont-ils fait ça ?
Je ne peux l’expliquer que par leur présomption. Ils pensaient probablement que tout allait s’effondrer, mais il ne s’est rien passé. Bien plus, d’autres pays, y compris des pays producteurs de pétrole, commencent à parler des ventes de pétrole en yuans et ont déjà commencé à employer le yuan pour les règlements.
Est-ce que vous comprenez ce qui se passe ou non ? Quelqu’un le comprend aux États-Unis ou pas ? Qu’est-ce que vous fabriquez ? Vous vous coupez l’herbe sous le pied... Demandez à n’importe quel expert, à n’importe quelle personne intelligente et qui réfléchit aux États-Unis ce que représente le dollar pour les États-Unis. Vous le détruisez vous-même.
Je pense que c’est effectivement très juste. Question suivante. N’auriez-vous pas échangé une puissance coloniale contre une autre, plus douce ? Les BRICS ne risquent-ils pas aujourd’hui d’être dominés par une puissance coloniale plus douce, la Chine ? Pensez-vous que ce soit bon pour la souveraineté ? Est-ce que ça vous préoccupe ?
Nous les connaissons, ces histoires d’horreur. Parce qu’il s’agit d’une histoire d’horreur. Nous sommes voisins de la Chine. On ne choisit pas ses voisins, pas plus que sa famille. Nous partageons avec la Chine une frontière de plusieurs milliers de kilomètres. C’est la première chose. Et le deuxième point, c’est que nous sommes habitués à vivre ensemble depuis des siècles.
Troisièmement, la philosophie chinoise de la politique étrangère est pacifique, la vision chinoise de la politique étrangère est toujours à la recherche d’un compromis, et c’est ce que nous constatons.
Et voilà le point suivant. On nous dit toujours, et vous avez essayé de répéter cette vieille histoire, de manière plus atténuée, mais il s’agit toujours de faire peur : notre coopération avec la Chine s’accroît. La coopération entre la Chine et l’Europe s’accélère, le rythme de sa croissance est plus rapide que celui de la coopération entre la Fédération de Russie et la Chine. Demandez aux Européens s’ils ont peur. Ils ont peut-être peur, je ne sais pas, mais ils essaient de s’introduire sur le marché chinois à tout prix, surtout maintenant qu’ils sont confrontés à des problèmes économiques. Et les entreprises chinoises sont actives sur le marché européen.
D’ailleurs, est-ce que les entreprises chinoises ne sont pas présentes aux États-Unis ? C’est vrai, la ligne politique est d’essayer de limiter la coopération avec la Chine.
Monsieur Carlson, à votre détriment ! Vous le faites à votre détriment : en limitant la coopération avec la Chine, vous vous nuisez à vous-mêmes. Il s’agit d’une question délicate, il n’y a pas de solution évidente et simple, tout comme avec le rôle du dollar.
Donc, avant d’imposer des sanctions illégitimes du point de vue de la Charte des Nations unies, il faut bien réfléchir. À mon avis, ceux qui prennent les décisions ont du mal à le faire.
Vous venez de dire que le monde serait meilleur aujourd’hui s’il n’y avait pas deux alliances rivales - des alliances concurrentes. Il se peut que l’administration américaine actuelle, comme vous le dites, comme vous le pensez, soit contre vous. Mais la prochaine administration américaine, celle qui va succéder à Joe Biden, aura peut-être envie de rétablir le contact avec vous, peut-être aurez-vous vous-même envie de le rétablir ? Ou ça ne joue aucun rôle ?
Je vous réponds tout de suite. Mais pour en finir avec la question précédente : cette année, avec mon homologue et ami, le président Xi Jinping, nous nous sommes fixé l’objectif d’atteindre un volume d’échanges commerciaux de 200 milliards de dollars avec la Chine. Et nous avons déjà dépassé ce chiffre. Selon nos données, il atteint déjà 230 milliards de dollars, et d’après les statistiques chinoises, il s’élève à 240 milliards de dollars, si on compte en dollars, voilà pour ce qui est de nos échanges commerciaux avec la Chine.
Et encore un point très important : nos échanges commerciaux sont équilibrés, nous nous complétons dans le secteur des technologies de pointe, de l’énergie et de la recherche scientifique. Tout est parfaitement équilibré.
Quant aux BRICS en général, d’ailleurs cette année la Russie a pris la présidence des BRICS, les pays-membres se développent très rapidement. Si je me ne trompe pas, en 1992 la partie des pays de G7 dans l’économie mondiale était de 47 pourcents, alors qu’en 2022 elle a baissé jusqu’à peu près 30 pourcents. La partie des pays des BRICS en 1992 n’a représenté que 16 pourcents. Mais aujourd’hui, elle a dépassé le niveau de G7. Cela n’a aucun rapport avec les développements en Ukraine. Il s’agit des tendances du développement du monde et de l’économie mondiale qui sont incontournables. Cela continuera ainsi. Il est impossible d’empêcher au soleil de s’élever. Il faut simplement s’y adapter.
Comment les Etats-Unis s’adaptent-ils ? A l’aide de force, notamment les sanctions, pression, bombardements, application des forces armées. Il s’agit d’une arrogance. Vos élites politiques ne comprennent pas que le monde change selon les circonstances objectives. Il faut prendre des décisions bien pensées, à temps pour préserver son niveau de, si vous voulez, domination. De telles actions brutales, y compris envers la Russie et d’autres pays mènent à un résultat contraire. Et aujourd’hui c’est évident.
Vous m’avez demandé si un autre dirigeant vient, pourrait-il changer quelque chose ? Cela n’a rien à voir avec un dirigeant ou une personne concrète. J’ai eu de bonnes relations avec, par exemple, Bush. Je sais qu’aux Etats-Unis il a été présenté comme une personne ordinaire qui ne réfléchit pas beaucoup. Je vous assure, ce n’était pas comme ça. Je pense qu’il a fait pas mal d’erreurs à l’égard de la Russie. Je vous ai parlé de l’année 2008 et la décision prise à Bucarest d’ouvrir les portes de l’OTAN à l’Ukraine, et ainsi de suite. C’était à son époque, il a fait pression sur les Européens.Au niveau personnelle nous avons entretenu de très bonnes relations avec lui. Il n’est pas moins intelligent qu’un autre homme politique américain, russe ou européen. Je vous assure, il comprenait parfaitement ce qu’il faisait comme tout le monde. J’ai eu de bons relations avec Trump aussi.
Ce n’est pas la personnalité d’un leader qui importe, mais les sentiments des élites. Si l’idée de dominance à tout prix, par la force, domine dans la communauté américaine, rien ne changera, ce sera pire. Mais si en fin de compte ils réaliseront que le monde change selon les circonstances objectives et il faut savoir s’y adapter, en utilisant les avantages que les Etats-Unis maintiennent encore, peut-être que quelque chose changera.
Vous voyez, l’économie de la Chine est devenue la première au monde en parité de pouvoir d’achat, en termes de volume ils ont dépassé les États-Unis il y a déjà longtemps. Puis viennent les États-Unis, l’Inde – il s’agit de 1,5 milliard de personnes – puis c’est le Japon et la cinquième est la Russie. Au cours de l’année passée, la Russie est devenue la première économie européenne malgré toutes les sanctions et restrictions. Vous le trouvez normal ? Les sanctions, les restrictions, l’impossibilité d calcul en dollars, la déconnection du SWIFT, les sanctions imposées sur nos navires transportant le pétrole, sur nos avions, les sanctions partout et sur tout. Le plus grand nombre de sanctions au monde est imposé contre la Russie. Et pendant cette période, nous sommes devenus la première économie en Europe.
Les outils auxquels recourent les États-Unis ne marchent pas. Il faut réfléchir à ce qu’il faut faire. Si l’élite dirigeante s’en rend compte, alors oui, le chef d’État va agir selon les attentes de l’électorat et des responsables qui prennent des décisions à des niveaux différents. Dans ce cas-là, quelque chose peut changer.
Vous décrivez deux systèmes différents. Vous dites qu’un dirigeant agit dans les intérêts de l’électorat mais en même temps certaines décisions sont prises par les classes dirigeantes. Vous gouvernez le pays depuis de nombreuses années, d’après votre expérience, qu’en pensez-vous, qui prend les décisions aux États-Unis ?
Poutine : Je ne sais pas. Les États-Unis est un pays difficile qui est d’un côté conservatif mais de l’autre qui est en évolution rapide. Ce n’est pas facile pour nous de le comprendre.
Qui prend les décisions lors des élections ? Est-ce possible de le comprendre lorsque chaque État a sa propre législation, chaque État régule lui-même et peut disqualifier un candidat des élections au niveau de l’État. Il s’agit du système à deux niveaux qui est très difficile pour nous à comprendre. Bien entendu, il y a deux partis qui sont dominants : les Républicains et les Démocrates. Et dans le cadre de ce système des partis il y a des centres qui prennent et préparent les décisions.
Ensuite, pourquoi, à mon avis, après la chute de l’Union soviétique, on menait à l’égard de la Russie une politique de pression qui était erronée, grossière et n’avait aucun fondement ? Il s’agit en fait d’une politique de pression. L’expansion de l’OTAN, le soutien des séparatistes dans le Caucase, la création du système de défense antimissile : ce sont des éléments de pression. Pression, pression, pression… Ensuite, l’implication de l’Ukraine à l’OTAN. Il s’agit quand même de pression. Pourquoi ?
Je crois que c’est également parce qu’on a créé des capacités de production excessives. Pendant la lutte avec l’Union soviétique on a créé et formé de nombreux centres et spécialistes à travers l’URSS qui ne pouvaient faire rien d’autre. Ils croyaient réussir à convaincre la direction politique : il faut continuer à battre la Russie, à essayer de la détruire, à créer sur son territoire plusieurs quasi-États et à les soumettre séparément et à utiliser leur potentiel pour la lutte éventuelle avec la Chine. Cette erreur est notamment liée à l’acharnement de ceux qui travaillent pour la confrontation avec l’Union soviétique. Il faut s’en débarrasser : il faut avoir de nouvelles forces et personnes qui regardent vers l’avenir et comprennent ce qui se passe dans le monde.
Regardez dans quelle direction se développe l’Indonésie ! 600 millions personnes. Peut-on y échapper ? Non. Il faut partir du principe que l’Indonésie sera incluse, elle l’est même déjà, dans le club des principales économies mondiales, peu importe si cela plaise quelqu’un ou pas.
Oui, nous comprenons et nous rendons compte que malgré tous les problèmes économiques, les États-Unis connaissent une situation normale et une croissance solide : la croissance du PIB est de 2,5 pourcents, si je ne me trompe pas.
Mais s’il est question d’assurer l’avenir, il faut changer l’approche par rapport aux changements. Comme je viens de le dire, le monde va malgré tout changer, quelle que soit la fin de la situation en Ukraine. Le monde change. Les experts américains écrivent que peu à peu, les États-Unis changent de position dans le monde. Ce sont vos experts qui l’écrivent, je les lis. La question est comment cela va se passer : péniblement, rapidement ou doucement ? Et cela est écrit par ceux qui ne sont pas anti-américains. Ces gens suivent simplement les tendances du développement dans le monde. Voilà. Pour les juger, pour changer de politique, on a besoin des gens qui réfléchissent, regardent vers l’avenir, peuvent analyser et recommander des décisions au niveau de la direction politique.
Je dois vous poser cette question. Vous avez clairement dit que l’expansion de l’OTAN était une violation des promesses et constitue une menace à votre pays. Mais avant d’avoir envoyé des troupes en Ukraine, lors de la Conférence sur la sécurité, le vice-président américain a soutenu l’aspiration du président ukrainien d’adhérer à l’OTAN. Pensez-vous que cela ait également provoqué des hostilités ?
Je répète encore une fois : nous avons proposé maintes, maintes fois de chercher des solutions des problèmes qui ont surgi en Ukraine après le coup d’État de 2014 par la voie pacifique. Mais personne ne nous écoutait. Et bien plus, la direction ukrainienne qui s’est trouvé sous un contrôle total des États-Unis a déclaré tout d’un coup qu’elle ne se conformerait pas aux accords de Minsk, ils n’y trouvent rien de convenable, et poursuivait des opérations militaires sur ce territoire-ci. Parallèlement, les structures militaires de l’OTAN conquéraient ce territoire sous le couvert de différents centre d’entraînement et de formation des cadres. Ainsi, ont-ils commencé en fait à créer des bases. Voilà, c’est tout.
En Ukraine, ils ont déclaré que les Russes n’étaient pas la nation titulaire, une loi traitant de ce sujet a été adoptée aussi bien que nombre d’autres qui restreignent les droits des nations non-titulaires. En Ukraine. L’Ukraine qui a reçu tous ces territoires sud-est comme cadeau à titre gracieux du peuple russe, déclare d’un coup que les Russes habitant ce territoire ne sont pas une nation titulaire. Vous trouvez cela normal ? Tout cela dans son ensemble a causé la décision d’arrêter la guerre commencée en 2014 en Ukraine par les néonazis.
Pensez-vous que Zelensky ait la liberté de mener des négociations de règlement de ce conflit ?
Poutine : Je ne sais pas. Il y a beaucoup de nuances, il est difficile de juger. Je trouve qu’il l’a, qu’il l’avait en tout cas. C’est que son père s’était battu contre les fascistes, les nazis pendant la Seconde guerre mondiale, je lui en ai parlé un jour. Je lui disais : « Volodia mais qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu soutiens aujourd’hui les nazis en Ukraine quand ton père combattait le fascisme ? Il est combattant ». Je ne vais pas vous répéter ce qu’il a répondu, c’est un autre sujet et je le trouve inapproprié.
En ce qui concerne la liberté de choix – pourquoi pas ? Il est arrivé au pouvoir soutenu par les attentes de la population ukrainienne qui croyait que celui-ci conduira l’Ukraine à la paix. C’est ce dont il a parlé : grâce à cela, il a gagné les élections avec une grande marge. Mais quand il est arrivé au pouvoir, à mon sens, il a dû comprendre deux choses : premièrement, il vaut mieux de ne pas se disputer avec les néonazis et les nationalistes parce que ceux-ci sont très agressifs aussi bien qu’actifs – parce que l’on peut s’attendre à tout avec eux.
Deuxièmement, l’Occident avec les États-Unis à sa tête le soutiennent et soutiendront toujours ceux qui confronteront la Russie : c’est profitable et sûr. C’est pour ça qu’il a pris cette position pertinente au mépris de sa promesse à son peuple d’arrêter la guerre en Ukraine. Il a trompé ses électeurs.
Est-ce qu’il dispose de la liberté de s’entretenir avec votre gouvernement maintenant, en février 2024 pour essayer d’aider d’une manière ou d’une autre son pays ? Est-il en mesure de le faire par lui-même ?
Pourquoi pas ? Il se croit la tête du pays, il a remporté les élections. Cependant, nous, en Russie, nous estimons que la source primaire des événements après 2014 a été un coup d’État et donc, dans ce sens, même les autorités au pouvoir sont défectueuses. Mais lui, il se croit le président et les États-Unis lui reconnaissent son rôle de même que toute l’Europe et presque tout le monde restant. Pourquoi pas ? Il est en mesure de le faire.
Nous avons tenu les négociations avec l’Ukraine à Istanbul, nous sommes parvenus à un accord, il en était au courant. Bien plus, le président du groupe de négociations, Monsieur Arakhamia, dirige jusqu’à maintenant la fraction du parti au pouvoir, du parti du président à la Rada. Il est toujours en tête la fraction du président à la Rada, au parlement du pays, il y est toujours un fonctionnaire. Il a même signé au préalable ce document dont je vous parle. Il a déclaré ensuite au grand public à travers le monde entier qu’ils étaient prêts de signer le document mais Monsieur Johnson, le Premier ministre britannique à l’époque, est venu et les a dissuadés en disant qu’il valait mieux mener la guerre contre la Russie. Qu’ils [l’Occident] leur donneraient tout pour qu’ils récupèrent ce qui a été perdu lors des combats contre la Russie. Et il a dit qu’ils ont accepté cette proposition. Regardez, sa déclaration est publiée. Il a dit cela ouvertement.
Peuvent-ils revenir sur cela ou non ? La question est plutôt s’ils le veulent ou pas. Après cela, en outre, Monsieur le Président ukrainien a publié un décret interdisant de tenir de négociations avec nous. Qu’il annule ce décret. Nous, nous n’avons jamais renoncé à des négociations. Nous n’entendons que : « La Russie, est-elle prête ? Est-elle prête ? » Mais nous n’y avons pas renoncé ! Et eux, ils l’ont fait ouvertement. Bon, qu’il annule son décret et entame des négociations. Nous n’y avons pas renoncé.
Pour ce qui est du fait qu’ils se sont soumis soit aux exigences, soit aux recommandations de monsieur Johnson, l’ancien Premier ministre britannique, je trouve cela absurde et, comment dirais-je, très triste. Parce que, d’après monsieur Arakhamia, « il y a encore un an et demi, nous aurions pu mettre fin aux hostilités, mettre fin à cette guerre, mais les Britanniques nous ont convaincus et nous y avons renoncé ». Où est-il maintenant, monsieur Johnson ? Avec cela, la guerre se poursuit.
Bonne question. Pourquoi l’a-t-il fait ?
Aucune idée, je ne le sais pas moi-même. C’était une attitude commune : pour certaines raisons, tout le monde avait cette illusion que la Russie pouvait être vaincue sur le champ de bataille, par présomption, sincèrement, mais non pas avec une grande sagesse.
Vous avez parlé des liens entre la Russie et l’Ukraine, vous avez décrit la Russie comme un pays orthodoxe. Mais qu’est-ce que cela veut dire pour vous, dirigeant d’un pays orthodoxe, comme vous vous décrivez? Quel effet cela a-t-il sur vous ?
Comme je l’ai déjà dit, en 988, le grand-prince Vladimir a baptisé la Russie médiévale. D’abord, il a reçu le baptême à l’exemple de sa grand-mère, la princesse Olga, puis il a baptisé sa garde, et enfin, au fur et à mesure, toute la Russie médiévale durant plusieurs années. C’était un long processus. Cette transition du paganisme au christianisme a pris beaucoup de temps. Mais en fin de compte, cette orthodoxie, ce christianisme oriental, se sont profondément enracinés dans la conscience russe.
Lorsque la Russie s’est élargie, en absorbant d’autres peuples qui pratiquaient l’islam, le bouddhisme et le judaïsme, elle a toujours traité de manière loyale ceux qui pratiquaient d’autres religions. C’est sa force. C’est absolument clair.
Le fait est aussi que toutes les religions mondiales que je viens de mentionner et qui sont des religions traditionnelles de la Fédération de Russie, ont des thèses, des valeurs fondamentales très semblables, pour ne pas dire identiques. Les autorités russes ont toujours traité avec précaution la culture et la confession des peuples qui entraient dans l’Empire russe. Cela, à mon avis, constitue une base à la fois de sécurité et de stabilité de la souveraineté russe, parce que tous les peuples qui habitent la Russie, la considèrent comme leur patrie.
S’il y a, par exemple, des personnes d’Amérique latine qui s’installent chez vous ou, voici un autre exemple plus clair et compréhensible, en Europe, ils arrivent chez vous ou dans les pays européens, mais à partir de leur patrie historique. Parallèlement, les gens qui pratiquent différentes religions en Russie la considèrent comme leur patrie. Ils n’ont pas d’autre patrie. Nous sommes ensemble, c’est une grande famille. Nos valeurs traditionnelles se ressemblent beaucoup. J’ai dit « une grande famille », mais chacun a sa propre famille, et c’est la base de notre société.
Si nous disons que la Patrie et une famille particulière sont très liées, c’est vrai, parce qu’on ne peut pas assurer un avenir normal pour ses enfants et sa famille sans assurer un développement normal et durable pour tout le pays, pour la patrie. C’est pourquoi le sentiment patriotique est si développé en Russie.
Si vous me permettez, les religions sont différentes. En fait, le christianisme est une religion non violente. Le Christ nous dit de tendre l’autre joue, de ne point tuer et ainsi de suite. Mais comment un dirigeant peut-il être chrétien s’il doit tuer quelqu’un d’autre ? Comment peut-on concilier avec cette contradiction ?
C’est très facile s’il s’agit de se défendre et de défendre sa famille, sa Patrie. Nous n’attaquons personne. Comment les événements en Ukraine ont-ils débuté ? Par un coup d’État et par le déclenchement des hostilités dans le Donbass, voilà comment. Nous nous défendons, nous défendons notre population, notre patrie et notre avenir.
En ce qui concerne la religion en général, elle ne consiste pas en des manifestations extérieures, ni à aller chaque jour à l’église ou à se frapper la tête contre le sol. Elle est dans le cœur. Notre culture est axée sur l’homme. Dostoïevski, très connu en Occident comme un génie de la culture russe et de la littérature russe, a beaucoup parlé de l’âme russe.
La société occidentale est quand même plus pragmatique. L’homme russe, le citoyen russe réfléchit plus à l’éternité, aux valeurs morales et éthiques. Peut-être que vous ne serez pas d’accord, je ne sais pas, mais la culture occidentale est quand même plus pragmatique. Je ne dis pas que c’est mal, car cela permet au « milliard d’or » d’aujourd’hui d’obtenir de bons résultats dans la production, même dans les sciences et ainsi de suite. Il n’y a rien de mal, je dis juste que bien qu’on se ressemble, nos esprits sont un peu différents.
Autrement dit, vous croyez que quelque chose de surnaturel agit ? Quand vous observez ce qui se passe dans le monde, voyez-vous là le dessein du Seigneur ? Est-ce que vous vous dites : je vois ici l'action de pouvoirs surhumains ?
Non, franchement, je ne le pense pas. Je pense que la communauté internationale se développe conformément à ses lois intérieures, et ces lois sont ce qu'elles sont. On ne peut pas y échapper, c’est ainsi depuis toujours dans l’histoire de l’humanité. Certains peuples et pays se sont développés, multipliés, se sont renforcés et enfin ont quitté la scène internationale dans l'état auquel ils s'étaient habitués. Je n’ai probablement pas besoin de citer des exemples. On peut commencer par les conquérants de la Horde, Gengis Khan et la Horde d’or et terminer par le grand Empire romain. Dans l’histoire de l’humanité, il n’y a probablement plus eu un empire tel que le grand Empire romain.
Toutefois, les barbares ont accumulé peu à peu leur potentiel, et sous leurs coups, l’Empire romain s’est effondré, parce que les barbares sont devenus de plus en plus nombreux, ils ont commencé à bien se développer en général, comme on le dit aujourd’hui, économiquement, à se renforcer. Et ce régime imposé au monde entier par le grand Empire romain s’est effondré. Certes, il a mis longtemps à s'effondrer, 500 ans, c’est-à-dire que cette décadence du grand Empire romain a duré 500 ans. La situation actuelle est différente en ce que les processus de changements se déroulent beaucoup plus vite qu’à l’époque du grand Empire romain.
Mais alors quand commencera l’empire de l’intelligence artificielle ?
Vous me faites me plonger dans des questions de plus en plus difficiles. Pour y répondre, il faut être un spécialiste dans le domaine des grands nombres, de cette intelligence artificielle.
L’humanité est confrontée à plusieurs menaces. Je pense, notamment, aux recherches dans le domaine de la génétique qui peuvent créer un surhomme, un homme spécial : guerrier, savant, athlète. On dit qu’aux États-Unis Elon Musk a déjà implanté une puce dans le cerveau d’un homme.
Qu’en pensez-vous ?
Je crois qu’il est impossible d’arrêter Musk, car il fera quand même ce qu’il pense devoir faire. Mais il faut négocier avec lui en quelque sorte, il faut chercher un moyen de le convaincre. Je pense que c’est un homme intelligent, je suis sûr qu’il est intelligent. Donc il faut se mettre d’accord avec lui en quelque sorte, sur le fait que ce processus doit être officialisé, soumis à des règles.
L’humanité devrait bien sûr réfléchir à ce qui peut lui arriver par suite du développement des recherches et des technologies de pointe dans le domaine de la génétique ou de l’intelligence artificielle. On peut prévoir approximativement ce qui va se passer. C’est pourquoi, lorsque l’humanité a senti que son existence était menacée par les armes nucléaires, tous les détenteurs d’armes nucléaires se sont mis d’accord entre eux parce qu’ils comprenaient bien qu’une utilisation négligente de ces armes pouvait conduire à un anéantissement total.
Lorsqu'on aura enfin compris que le développement illimité et incontrôlé de l’intelligence artificielle ou de la génétique ou d’autres disciplines modernes, qu'on ne peut pas arrêter, parce qu'il y aura quand même des recherches dans ces domaines - de même qu'il était impossible de cacher à l’humanité ce qu’était la poudre à canon, il est impossible d’arrêter les recherches dans tel ou tel domaine, ces recherches se poursuivront malgré tout - mais lorsque l’humanité se sentira menacée, l'humanité en général, il sera alors temps de négocier entre États sur la manière de réguler ça.
Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez consacré. Je voudrais vous poser une autre question. Evan Gershkovich, 32 ans, journaliste américain, est en détention depuis plus d'un an. Cette histoire a fait beaucoup de bruit aux États-Unis. Je voudrais vous demander si vous seriez prêt, à faire un geste de bonne volonté, à le libérer pour que nous l'emmenions aux États-Unis ?
Nous avons fait tant de gestes de bonne volonté que je pense que nous avons atteint nos limites. Personne n’y a jamais répondu par des gestes équivalents. Mais en principe, nous n'excluons pas de le faire s’il y a des gestes réciproques de la part de nos partenaires.
Quand je dis « partenaires », je parle avant tout des représentants des services spéciaux. Ils sont en contact mutuel et discutent de ce problème. Nous n'avons pas de tabou quant à la résolution de ce problème. Nous sommes prêts à le résoudre, mais il y a certaines conditions qui sont discutées via des canaux partenaires des services spéciaux. Je pense qu'on peut s'entendre là-dessus.
Bien sûr, cela se produit depuis des siècles : le pays attrape un espion, le retient, puis l'échange contre quelqu'un. Bien sûr, ça ne me regarde pas, mais cette situation est différente car cette personne n'est certainement pas un espion, c'est juste un enfant. Peut-être qu'il a violé votre législation, mais il n'est pas un espion et il n'a absolument pas espionné. Peut-être, appartient-il à une autre catégorie. Ne serait-il pas plus juste de l’échanger contre quelqu'un d'autre ?
On peut discuter beaucoup de ce qu’est un espion, de ce qu’il n'est pas, mais il y a certaines choses prévues par la loi. Si une personne reçoit des informations secrètes, le fait de manière à conspirer c'est ce qu'on appelle l'espionnage. C'est ce qu'il a fait. Il recevait des informations secrètes, et le faisait dans le but de conspirer. Je ne sais pas, peut-être que quelqu'un l'a impliqué dans cette affaire, peut-être qu'il a tout fait par négligence ou de sa propre initiative.
Mais concrètement, c'est ce qu'on appelle l'espionnage. Tout est prouvé, car il a été pris en flagrant délit après qu’il a reçu cette information. Si c'était des choses farfelues, inventées, non prouvées, ce serait une autre histoire. Il a été pris en flagrant délit alors qu'il recevait des informations secrètes dans le but de conspirer. Qu'est-ce que ça peut bien être ?
Etes-vous en train d’affirmer qu'il travaillait pour le gouvernement américain, pour l'OTAN ou est-ce simplement un journaliste qui a reçu des informations qui n'auraient pas dû se retrouver entre ses mains ? Il me semble qu'il y a une différence entre ces deux catégories.
Je ne sais pas pour qui il travaillait. Mais, je le répète, obtenir des informations secrètes de manière à conspirer s'appelle de l’espionnage. Il travaillait pour les services secrets américains ou pour d'autres structures. Je ne pense pas qu'il ait travaillé pour Monaco. Il est peu probable que Monaco soit intéressé par cette information. Mais les services secrets doivent s'entendre entre eux. Il y a certains progrès en la matière. Il y a des gens qui, à notre avis, ne sont pas liés aux services de renseignement.
Écoutez, si je vous dis qu’il y a une personne dans un pays allié des États-Unis, qui, pour des raisons patriotiques, a éliminé un bandit dans l'une des capitales européennes. Pendant les événements dans le Caucase, vous savez ce que le bandit faisait ? Je n’ai pas d’envie de le dire, mais je vais quand même. Il a mis nos soldats capturés sur la route, et à bord d’une voiture il a roulé sur leurs têtes. Quel genre de personne était-ce ? Etait-ce un être humain ? Un compatriote l'a éliminé dans l'une des capitales européennes. Qu’il l’ait fait de sa propre initiative ou non, c'est une autre question.
Oui, mais Evan Gershkovich n'a rien fait de pareil. C'est une histoire complètement différente.
Il a fait d’autres choses.
Il n’est qu’un journaliste.
Ce n'est pas juste un journaliste. Je le répète, c'est un journaliste qui a obtenu des informations secrètes pour conspirer. C'est une autre histoire.
Je parle tout simplement de ces gens qui sont, en fait, sous le contrôle des autorités américaines, où qu'ils soient en prison. Et il y a un dialogue entre les services spéciaux. Cela doit être résolu tranquillement, calmement, au niveau professionnel. Il y a des contacts, laissez-les travailler.
Je n'exclus pas que la personne dont vous avez parlé, Monsieur Gershkovich, puisse rentrer dans son pays d'origine. Pourquoi pas? Il n’est pas très utile de le garder en prison en Russie. Mais laissez les collègues américains de nos employés des services spéciaux réfléchir également à la façon de résoudre les problèmes auxquels nos services spéciaux sont confrontés. Nous ne sommes pas fermés à la négociation. De plus, ces négociations sont en cours et il y a eu beaucoup de cas où nous sommes parvenus à un accord. Nous pouvons y parvenir, mais il faut négocier.
J'espère que vous le libérerez. Merci beaucoup, Monsieur le président.
J'aimerais aussi qu'il parte, qu'il rentre à la maison après tout. Je le dis sincèrement. Je répète, le dialogue est en cours. Plus nous rendons publiques des choses de ce genre, plus il est difficile de les résoudre. Tout doit se passer discrètement.
Honnêtement, je ne sais pas si ça marche avec la guerre. Si vous permettez, j’aimerais vous poser une autre question. Peut-être que vous ne voudrez pas y répondre pour des raisons stratégiques, mais ne craignez-vous pas que ce qui se passe en Ukraine puisse conduire à quelque chose à grande échelle, de beaucoup plus effrayant ? Seriez-vous prêt et avez-vous le désir d’appeler, par exemple, les États-Unis et de leur dire : et si nous négocions ?
Ecoutez, je vous l'ai déjà dit, nous n'avons pas refusé de négocier. Nous ne refusons pas. C'est l’Occident, et aujourd'hui, l'Ukraine qui est sans doute un satellite des États-Unis. C'est évident. Je ne veux pas que cela ressemble à une sorte d’injure ou d'insulte à quelqu'un. Mais nous comprenons ce qui se passe, n’est-ce pas ?
On lui a accordé un soutien financier de 72 milliards. L'Allemagne est en deuxième place, viennent ensuite les autres pays européens. Des dizaines de milliards de dollars ont été envoyés à l'Ukraine. Et un énorme flux d'armes.
Dites aux dirigeants ukrainiens actuels : asseyez-vous à la table des négociations, annulez votre décret stupide et asseyez-vous, discutez. Nous n’avons pas refusé.
Oui, vous l'avez déjà dit. Je comprends bien, que ce n'est pas une injure. En fait, il a été rapporté que l'Ukraine n'avait pas été autorisée à signer la paix suivant les instructions de l'ex-premier ministre britannique, qui a agi sur ordre de Washington. C’est pourquoi, je demande, pourquoi ne pas aborder directement ces questions avec l'administration Biden, qui contrôle l'administration Zelensky en Ukraine ?
Si l'administration Zelensky en Ukraine a refusé de négocier, j’en déduis qu'ils l'ont fait sur instruction de Washington. Si à Washington, ils se rendent compte que c'est une mauvaise décision, qu'ils l'abandonnent, qu’ils trouvent une excuse qui n’offense personne, qu’ils trouvent une solution. Ce n'est pas nous qui avons pris cette décision, elle a été prise là-bas, qu'ils reviennent dessus. Voilà tout.
Ils ont pris une mauvaise décision et nous devrions maintenant chercher une issue à cette mauvaise décision, corriger leurs erreurs ? Ils l'ont commise, qu'ils la corrigent. Nous sommes pour.
Je veux m'assurer que je vous comprends bien. Alors, vous voulez parvenir à une solution à la situation actuelle en Ukraine par voie de négociations, n'est-ce pas ?
Exactement. Nous y étions parvenus, nous avions rédigé un document important à Istanbul, qui a été paraphé par le chef de la délégation ukrainienne. Il y a sa signature, sous un extrait de ce document, pas sous l’ensemble, mais sous un extrait.
Il a signé et puis il a dit : « Nous étions prêts à signer, et la guerre aurait pris fin depuis longtemps, depuis un an et demi. Mais Monsieur Johnson est venu nous en dissuader, et nous avons manqué cette chance. »
Mais s’ils ont raté, s’ils ont fait une erreur, qu'ils y retournent. Voilà tout. Mais pourquoi serait-ce à nous de faire des pieds et des mains pour corriger les erreurs de quelqu'un d’autre ?
Je comprends qu’on peut dire que l’erreur est nôtre, que nous avons intensifié les actions et, que par les armes, nous avons décidé de mettre fin à cette guerre commencée en 2014 dans le Donbass. Mais je vous rappellerai des évènements plus éloignés, j'en ai déjà parlé, nous en avons discuté avec vous.
Alors revenons à 1991, quand on nous a promis de ne pas élargir l'OTAN. Revenons à 2008, lorsque les portes de l'OTAN ont ouvert. Revenons à la déclaration d'indépendance de l'Ukraine, quand elle s’est déclarée Etat neutre. Revenons au fait que les bases de l'OTAN, les bases américaines et anglaises ont commencé à apparaitre sur le territoire de l'Ukraine, représentant des menaces. Revenons au fait que le coup d'Etat a été commis en Ukraine en 2014. Ça n’a pas de sens, non ? On peut se renvoyer la balle indéfiniment. Mais ils ont arrêté les négociations. Est-ce une erreur ? Oui. Corrigez-la. Nous sommes prêts. Quoi d'autre ?
Ne pensez-vous pas qu'il soit trop humiliant pour l'OTAN de reconnaître que la Russie contrôle ce qui constituait le territoire ukrainien il y a deux ans ?
Je vous ai dit : qu'ils penseraient comment le faire avec dignité. Il y a des options, s’il y a le désir.
Jusqu'à présent, ils criaient haut et fort : il faut arriver à une défaite stratégique de la Russie, une défaite sur le champ de bataille. Et maintenant, apparemment, ils se rendent compte que ce n'est pas facile à faire. À mon avis, ce n'est pas possible par définition. Ça n'arrivera jamais. Il me semble que cette idée est parvenue à ceux qui exercent le pouvoir en Occident. Mais si c'est le cas, si cette idée leur est parvenue, réfléchissez à ce qu'il faut faire ensuite. Nous sommes prêts pour ce dialogue.
Seriez-vous prêt à dire, par exemple, à l’OTAN : « félicitations, vous avez gagné, laissons maintenant la situation en l’état où elle se trouve ? »
Vous savez, c'est un sujet de négociations que personne ne veut mener avec nous. Ou, plus précisément, ils veulent, mais ils ne savent tout simplement pas. Je sais ce qu'ils veulent. Non seulement je le vois, mais je sais qu'ils le veulent mais ils ne peuvent comprendre comment s’y prendre. L’idée leur est venue à l’esprit de laisser aller la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ce n'est pas nous qui l’avons faite, mais bien nos « partenaires », nos adversaires. Alors ils vont réfléchir à la façon de tourner la situation dans l'autre sens. Nous ne nous y refusons pas.
Ce serait drôle si ce n'était si triste. La mobilisation sans fin en Ukraine, l’hystérie, des problèmes internes, tout ça… Tôt ou tard, nous trouverons un arrangement. Et vous savez quoi ? Peut-être, que cela sonnera étrange dans la situation actuelle : d’une manière ou d’une autre, les relations entre les peuples seront rétablies. Ça prendra beaucoup de temps, mais elles se rétabliront.
Je vais vous donner des exemples complètement insolites. Sur le champ de bataille, il y a un combat, un affrontement. C’est un exemple concret. Juste une seconde. Un exemple concret. Les soldats ukrainiens étaient encerclés. C'est un exemple concret de la vie, des combats. Nos soldats leur crient : « Vous n’avez aucune chance, rendez-vous ! Sortez, restez vivants, rendez-vous ! » Et soudain, en réponse, on crie en russe, dans un bon russe : «les Russes ne se rendent pas.» Et tout le monde a péri. Ils se sentent toujours russes.
En ce sens, ce qui se passe est dans une certaine mesure une guerre civile. Tout le monde en Occident pense que les combats ont séparé à jamais une partie du peuple russe d'une autre. Pas du tout. La réunion aura lieu. Elle n’a même pas disparu.
Pourquoi les autorités ukrainiennes séparent-elles l'église orthodoxe russe ? Parce qu'elle n'unit pas le territoire, mais l'âme. Et personne ne peut la séparer.
Avons-nous fini ou vous avez d’autres questions ?
C’est tout alors. Merci beaucoup, Monsieur le président.