A l'heure où a été lancée une opération visant à déloger d'Ottawa les manifestants qui y protestent contre les restrictions sanitaires depuis le 28 janvier, l'avocat Ariel Thibault décrypte la réponse du gouvernement à cette occupation historique.
Le 1er février dernier, je donnais comme titre à ma chronique «Le siège d’Ottawa», et ce afin de décrire l’occupation indéfinie du convoi des camionneurs dans la capitale canadienne. Décidément, je ne m’étais pas trompé. Même si je préfère affirmer qu’il s’agissait d’un «truckers-in» (vous comprendrez ici la référence à un sit-in), tous s’entendront pour dire que l’occupation des lieux aura été longue et historique.
Manifestation pacifique pour les uns, occupation illégale pour les autres, cet acte de militantisme restera gravé dans l’histoire et son impact mondial est désormais tangible et indéniable. A l’heure d’écrire ces lignes, l’opération policière est en cours à Ottawa pour déloger les manifestants qui sont sur place depuis le 28 janvier 2022. Plusieurs policiers municipaux, provinciaux et fédéraux prennent part à l’opération.
Qu’un mouvement qui perdure aussi longtemps se termine par une opération policière de la sorte ne surprend pas. Il aurait été étonnant que le Premier ministre Justin Trudeau cède. Les organisateurs du convoi sont en grande partie originaires des provinces de l’ouest du pays, soit l’Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan, là où le parti libéral de Trudeau n’a fait élire pratiquement aucun député lors des deux dernières élections. Qui plus est, le parti le plus populaire dans ces provinces, le Parti conservateur, a gagné le vote populaire du pays aux élections de 2019 et 2021. Chaque fois, Trudeau remporta malgré tout un nombre de sièges suffisants pour former un gouvernement minoritaire. Bref, le Premier ministre Trudeau fait face à certains de ses plus farouches opposants politiques dans ce convoi, sans compter que les objectifs du convoi sont contraires à ses politiques vaccinales en cours.
Ce qui est d’autant plus historique dans ce convoi est le fait que Justin Trudeau ait invoqué le 14 février dernier la Loi sur les mesures d’urgence (la Loi) qui fut proclamée le jour suivant. Cette Loi, dont l’ancêtre était la Loi sur les mesures de guerre, fut adoptée en 1988 et n’avait jamais été utilisée à ce jour. Son aïeul avait quant à elle été utilisée à 3 reprises, soit lors des 2 guerres mondiales et lors de la crise d’octobre en 1970, après l’enlèvement par le FLQ d’un diplomate britannique et d’un ministre du gouvernement québécois.
L’actuelle Loi n’est pas pour autant banale. Elle permet notamment au gouvernement canadien d’interdire des assemblées publiques si elles ont pour effet de troubler la paix ou les déplacements. Cette interdiction ne saurait, selon les termes de la proclamation, s’appliquer aux activités licites de défense d’une cause et aux manifestations d’un désaccord. Il semble que le gouvernement ne considère pas l’occupation du convoi à Ottawa comme licite, puisque dès le 16 février 2022, des avis furent communiqués aux manifestants pour déclarer la manifestation illégale.
Rappelons aussi que l’état d’urgence proclamé par cette Loi permet actuellement au gouvernement des arrestations, des emprisonnements ainsi que le gel de fonds et d’actifs, sans intervention judiciaire et par la seule intervention des policiers qui se concertent alors avec les banques pour agir.
A la lumière de ces informations, nous sommes en droit de nous questionner. Est-ce que le gouvernement Trudeau avait besoin de ce bazooka législatif pour déloger les manifestants ? Ou encore, est-ce qu’une manifestation qui devient une occupation permet pour autant d’invoquer l’état d’urgence ?
Ultimement, nous pouvons même nous demander où se situe la ligne entre faire face à une menace pour l’Etat et faire face à une activité militante de longue durée. Si la première permet clairement au gouvernement d’employer des mesures spéciales et extraordinaires, pouvons-nous en dire autant de la deuxième ?
Le gouvernement canadien plaide que l’occupation cause des blocages et a des effets néfastes. N’est-ce pas là le propre d’une manifestation ? Mentionnons d’ailleurs que le blocage le plus important en termes économiques a eu lieu au pont Ambassador, à près de 8 heures de route d’Ottawa, et fut débloqué la fin de semaine avant la proclamation de la Loi par les policiers de la province. N’est-ce pas là la preuve que les pouvoirs policiers pouvaient faire face à l’occupation d’Ottawa sans les pouvoirs spéciaux de la Loi ?
Bref, vous comprenez tous la crainte que je soulève ici. Est-ce que le gouvernement canadien a justifié l’utilisation de cette Loi catastrophe ? Et si ce n’est le cas, alors est-il en train d’utiliser un arsenal législatif afin de mobiliser les ressources de l’Etat pour mâter ses opposants politiques ? La question se pose. Ne pas la poser serait y répondre. Je n’ai pas la prétention d’y répondre. Je vous laisse en décider. Ultimement, l’histoire en décidera de toute façon.
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