Hémicycles presque vides, lois votées par peu d’élus, mesures prises par l’exécutif : après les citoyens, ce sont les élus eux-mêmes qui se détachent de la politique. Analyse d’un phénomène inquiétant.
Ces derniers mois, plusieurs décisions ont été votées en catimini. Non seulement au nez des citoyens mais à la barbe des élus eux-mêmes, lesquels découvrent dans les médias ou dans les réseaux sociaux des textes sur lesquels ils auraient dû être vigilants. Ainsi, l’interruption médicale de grossesse (IMG) pour des raisons psycho-sociales a été votée en pleine nuit du 31 juillet au 1er août 2020, lors de la discussion du controversée projet de loi relatif à la bioéthique. L’affaire a été expédiée en quelques phrases. Pourtant, la conséquence est retentissante : ni plus, ni moins, les députés ont admis la possibilité du recours à l’avortement jusqu’à la fin de la grossesse sans qu’il y ait à proprement danger pour la vie de la mère. Certes, il faut encore que le Sénat accepte ce projet de loi, ce qui n’est pas gagné. Mais quand même…
Autre sujet tout aussi proche : l’allongement du délai de recours à l’avortement qui passe de 12 à 14 semaines. Cette fois-ci, un texte déposé par un groupe de députés de l’Assemblée nationale, qui n’a vécu que quelques mois, a tout de même réussi à bénéficier de l’inattention de certains élus. Là aussi, les députés se lamentent de n’avoir pu empêcher l’adoption de la proposition de loi controversée. Comme si la bioéthique rappelait fâcheusement les risques que posent ces débats peu suivis, mais capables d’introduire le loup dans la bergerie.
Plus près de nous, c’est l’affaire du Covid-19 qui a démontré un Parlement pris de court par l’exécutif. Les premières lois d’urgence sont votées par peu de parlementaires les 21 et 22 mars derniers. À cette époque, il est vrai que l’on avait encore une difficulté à répondre au coronavirus. Mais depuis, on est censé s’organiser… Peine perdue : la prorogation de l’état d’urgence sanitaire a été adoptée dans la nuit du 1er au 2 octobre par 26 voix contre 17 et 3 abstentions. Pourtant, ce vote est capital : il permet à ce nouveau régime d’exception créé en mars dernier d’être utilisé jusqu’au mois d’avril 2021.
On pourra toujours rétorquer que, bicamérisme oblige, le Sénat doit aussi voter le même texte en termes identiques. Mais le problème n’est pas là : c’est toujours la symbolique du vote qui révèle que quelque chose ne tourne pas rond. Ce que l’on retient, c’est toujours l’image. Surtout quand c’est la pire.
Une tournure inquiétante
On ne peut que s’étonner de cette nonchalance des élus eux-mêmes alors qu’au niveau local les assemblées sont souvent plus nombreuses. Les élus locaux font de véritables efforts en se faisant violence. Dans tel conseil municipal comprenant en son sein 42 élus, il y a presque autant d’élus en train de siéger que dans certains débats à l’Assemblée nationale… Au Parlement, la crise sanitaire n’a rien arrangé. Elle a même aggravé le phénomène. Elle impose le respect des gestes barrières aussi bien en hémicycle qu’en commission (comme au Sénat). Les élus sont répartis en groupes et ne doivent pas siéger en même temps. Très bien. Mais le risque est d’encourager encore plus ce phénomène croissant d’indifférence au mandat. Résultat : les élus n’y comprennent plus rien et lèvent même le pied.
On avait des hémicycles dégarnis : cette fois, on passe à l’institutionnalisation même de ce phénomène. On peut toujours rétorquer qu’il suffit de peu d’élus pour que la nation soit représentée ou que la plupart des votes parlementaires – la quasi-totalité en fait – n’imposent pas de condition de quorum. Là n’est pas le problème. Le prétexte légal ou le constitutionnel ne signifie pas que politiquement tout soit permis. Tout observateur avisé du jeu politique sait que toutes les règles ne sont pas que juridiques, qu’elles sont aussi empiriques et que leur inobservation a des conséquences douloureuses. En réalité, ce que ces votes d’infortune révèlent, c’est le désintérêt pour la chose publique de la part des élus.
Trouver les vraies raisons
N’incriminons pas l’absence ou la non-application des règles relatives à l’assiduité des parlementaires. Là aussi, le risque est de faire fausse route. C’est à nouveau «juridiciser» (ou techniciser) le problème sans obtenir un quelconque résultat. Incriminons plutôt la monocratie actuelle en vertu de laquelle l’exécutif présidentiel prend les décisions en cénacle restreint.
En gros, Macron et sa bande, accompagnés de quelques ministres influents. Et les députés de la majorité ? Ils doivent leur légitimité à l’élection du président de la République et ne sont que des faire-valoir de la majorité présidentielle. À moins d’être président du groupe LREM ou d’une commission permanente de l’Assemblée nationale, le député macroniste ne pèse rien. Surtout à deux ans de la présidentielle. Qui plus est, l’absence de toute fonction exécutive locale (maire, président de département ou de région) en fait un élu hors-sol sans influence et à la merci de sa réélection. On a beau dénoncer les baronnies locales (les puissants députés-maires d’antan, par exemple), mais leur absence a créé un vide dont personne ne profite vraiment. La lutte contre le cumul des mandats a paradoxalement affaibli les élus.
Quant aux députés d’opposition, à part faire un esclandre en public, présider la commission des finances, ils ne pèsent rien. Il en résulte donc des découragements de la part d’élus qui considèrent que leurs efforts sont vains. Ces phénomènes existaient peut-être avant Macron, mais la présidentialisation des institutions, l’instauration du quinquennat et la simultanéité de la présidentielle et des élections législatives depuis 2002 (les élections des députés ont lieu dans la foulée de l’élection du chef de l’État) ont encore plus affaibli la fonction de député. Il ne vit que par rapport au président de la République. On ne sera pas étonné que certains députés aient récemment préféré rejoindre le Sénat ou être élus dans une commune.
Des instruments institutionnels qui permettent de contourner les élus de la nation
Enfin, la panoplie institutionnelle de la Ve République permet à l’exécutif de prendre des décisions importantes sans devoir passer par le Parlement ou en sollicitant seulement de sa part une intervention très minimale. Il y a d’abord la montée de cette puissante machine administrative et technocratique qui fait que la plupart des textes discutés sont d’origine gouvernementale (les projets de loi).
Il y a ensuite ces instruments qui permettent à l’exécutif d’intervenir à la place du Parlement : les ordonnances, qui doivent être ratifiées par les parlementaires, mais à l’égard desquelles le Conseil d’Etat admet désormais que la ratification peut être à nouveau implicite, au grand dam de la Constitution qui impose pourtant une ratification expresse !
Quant au pouvoir réglementaire du Président, du Premier ministre et des ministres, il a acquis un très large champ d’intervention. Face à tout cela, les élus sont démunis. À part solliciter les services de leurs assemblées ou leurs collaborateurs, ils ne peuvent pas faire grand-chose. D’où une certaine désaffection de leur part.
Jean Bouër
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