Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé au CECID à l’ULB et à l’UQAM, met en garde contre le «tsunami mondial» qui guette l'humanité : la progression de la pandémie combinée à la colère populaire que nourrit la crise économique.
Comme en février dernier, nous faisons face à l’inconnu et au cœur d’une profonde atonie mondiale. Un temps dans l’œil du cyclone, nous savons que nous allons rapidement essuyer de nouveau la tempête. A l’image d’un orage de montagne qui gronde alors que nous sommes dans la vallée, d’un tremblement de terre que l’on prédit alors que nous sommes en équilibre sur le rift, d’un tsunami que l’on attend en rangeant son chez-soi pour oublier, nous sommes paralysés depuis plusieurs mois dans nos vies et notre quotidien. Il n’est plus possible de prévoir quoi que ce soit, se projeter, envisager à plus de deux mois ce que nous ferons et ce que nous serons. Qui peut imaginer pronostiquer ce qu’il voudra faire à Noël ou pour la nouvelle année s’il ne peut plus, d’ici là, de nouveau sortir de chez lui, de sa ville, de son pays ? C’est l’occasion pourtant unique de nous inscrire, en apprentis sages, dans un profit du quotidien pour sortir enfin de notre quotidien du profit sans fin, tel que nous le vivions auparavant. Mais combien serons-nous à le faire réellement ? Le fantasme de l’Après a déjà vécu.
Vivre l’instant présent : un privilège
L’expérience tirée de notre désorganisation et de notre impréparation totale, que l’on soit en dictature ou en démocratie, aux affres d’une pandémie mondiale, est quasi-nulle. Enfermés au plus profond de nous-mêmes pendant des semaines, nous avons tous envisagé, imaginé, rêvé ce fameux « après » qui pourtant s’éloigne à grands pas. Avons-nous joui, voire trop joui de cette libération après tant d’enfermement au point de le payer si cher aujourd’hui ? L’orage gronde et nous savons qu’il arrive. Le virus ne semble vouloir nous offrir aucun répit de longue durée. Désormais paranoïaques, nous ne touchons plus, nous ne respirons plus à pleins poumons, nous n’approchons plus, nous devenons, dans le même temps de cette jouissance de l’instant, spectateurs de nos vies et du monde. La peur est permanente. Nous craignons les gouttes de salive plus que celles de la pluie.
Jouir de la liberté et refuser d’être puni
Nous savons qu’il y a déjà un regain de la première vague ou l’arrivée d’une seconde, et nous sommes condamnés à fermer nos volets et nos fenêtres et attendre que la tempête passe. La crainte de l’humidité devient virale. Nous, citoyens, ne sommes plus étanches face à la peur globale. Et nos gouvernants également : alors que la politique est pourtant l’art et de la prévision et celui de la protection des populations, ses représentants semblent irrémédiablement dépassés par l’onde de choc de la Covid-19 qui ébranle tous nos fondamentaux : nos vies, nos économies, nos cultures, nos identités, et tout le système qui tenait tant bien que mal pour produire de la richesse. Pourtant, ils nous assurent qu’ils sont prêts. Mais qui peut les croire après ce que nous avons traversé ? Aujourd’hui, le chaos mondial provoqué par le coronavirus depuis le début de l’année 2020 détruit subtilement des pans entiers de notre économie et de notre société. Effondrement du PIB, fermetures des commerces, affaiblissement des solidarités et renforcement de l’individualisme et de l’instinct de survie, mort du spectacle vivant, nous sommes condamnés à vivre et goûter le monde à travers écrans interposés. Face au miroir, nos perceptions se biaisent, se faussent, et s’éloignent doucement de la réalité. Il y a de l’ordre du rejet du divin forcément dans cette histoire : nous ne pouvons pas être responsables d’être libres et d’avoir profité en toute insouciance. Alors, nous continuons à prendre tous les risques et que la Covid-19 aille au diable !
Le politique et le citoyen face à leur irresponsabilité
Face à l’insouciance du monde, ce qui aurait dû apparaître, après deux mois de confinement contraint, le temps d’un répit pour nous, devient, avec l’inquiétude d’une reprise violente de l’épidémie, une phase d’effroi et de stress croissant dont nous ne savons à l’heure actuelle pas comment sortir. Sortir de sa bulle au grand air ou continuer à dessiner sa vie depuis la maison ?
Dans le même temps, alors que le déconfinement aurait dû être le moment d’un civisme à toute épreuve, celui de la floraison de grandes réflexions sur le monde qui auraient germé dans des millions d’esprits lors du confinement, il est devenu celui du débordement, de la débandade : c’est à qui, dans chaque pays et chacun pour soi, parviendra à sauver les meubles et endiguer le flot de nouvelles contaminations quotidiennes. Nous n’en sommes heureusement plus à parler de simple grippe même si beaucoup continuent les comparaisons hasardeuses avec la fin dans le monde ou les accidents de la route : les études scientifiques s’accumulent sur la dangerosité du virus et sur les effets irrémédiables sur les individus qui auront été touchés par celui-ci. On ne se remet pas forcément de façon anodine de la maladie. Si elle touche les riches, un peu obèses, diabétiques, un peu fragiles voire beaucoup, aux multiples comorbidités, la Covid-19 frappe violemment la promiscuité entraînée par la pauvreté des masses. Pourtant, l’insouciance ou la lassitude règnent. Chez les riches car ils veulent vivre. Chez les pauvres car ils doivent survivre. Chez nous, certains se suicident à petit feu en prenant tous les risques, en connaissance de cause ou dans le parfait déni, pour attraper la Covid-19, comme certains jouaient avec le feu avec le VIH. C’est le cas lors des Covid-parties par exemple. Alors, qu’ils auraient les moyens d’être plus éduqués, plus responsables, plus civilisés, et ce au nom de l’intérêt général. Mais la Covid a bien gonflé le nombril de tant d’êtres pendant qu’elle a creusé le ventre de tant d’autres.
Ne pas croire ce que l’on ne voit pas
Un virus invisible serait une menace irrationnelle, voire pour certains, inventée de toutes pièces pour imposer partout surveillance et régimes liberticides. Pourtant les récits tragiques s’accumulent. Croire que ce que l’on voit tant que l’on se sent immortel ? Les images de mort s’accumulent, désormais largement refoulées dans nos sociétés. Des personnes en pleine forme décédées à cause du coronavirus, des jeunes violemment frappés par la maladie, des personnes sans antécédents amputées après une infection, victimes de graves troubles respiratoires ou dont les organes vitaux sont touchés, qui ne se remettent pas de la maladie : les informations sont devenues tout sauf rassurantes et devraient enfin tous nous inquiéter. L’image de la mort hante de nouveau nos vies et nos écrans. Les tergiversations politiques sur le degré de dangerosité du virus depuis des mois n’y sont pas pour rien dans la négligence généralisée de la population mondiale. Se faire respecter, c’est être craint et donner a minima l’illusion de savoir et de contrôler : ici les gouvernements ont perdu toute crédibilité en naviguant à vue et sans filtre. Qui peut encore les écouter ? Probablement qu’au fond, nous en avons tous marre, et nous préférons vivre en prenant les risques, faire la fête, s’amuser, avant l’apocalypse. Après moi le déluge, quelque part. Nous sommes des jouisseurs invétérés au milieu d’un océan de souffrance, hors de question de nous censurer un temps au nom du bien commun mondial.
Une nuit politique qui dure
Alors que les virologues et autres experts nous assuraient de la fin naturelle d’une telle pandémie avec l’été et les chaleurs, ou de l’immunité collective qui n’arrivera probablement jamais, nous nous sommes relâchés par dépit et quelque part aussi par un certain désespoir. Désormais, l’on avance tous masqués, sur la pointe des pieds, avec le risque d’être contaminé à la moindre sortie. Comme s’il y’avait une part d’excitation du danger dans nos vies parfois ennuyeuses. Ou de suicide collectif. Pendant que les Etats-Unis comme l’Inde ou le Brésil ne sont toujours pas parvenus au pic de l’épidémie, l’Europe se prépare, sans vouloir y croire, à replonger dans un bunker et minimiser les risques de la tornade. Des régimes semblent sur le point de vaciller et d’autres pourraient profiter du chaos généralisé pour se maintenir, imposer l’ordre, maintenir leur mainmise. La radicalisation de pans entiers de la société nous guette. Les mouvements massifs anti-virus ou anti-confinement pullulent dans des pays déjà sensibles aux extrémismes, comme aux Etats-Unis, en Espagne ou en Allemagne par exemple. Des pays en Europe, malgré le recul provisoire de l’épidémie, décrochent désormais de tristes records comme la Belgique, numéro un mondial du nombre de décès par millions d’habitants avec plus de 800 cas.
Le risque d’embrasement généralisé gronde
Un des grands sujets à venir pour les historiens et politologues sera sûrement celui de tenter de répondre à cette question : pourquoi quasiment tous les gouvernements de la planète sont-ils incapables de gérer correctement une pandémie chez eux et en coordination avec les institutions internationales ? Nous avions pourtant l’expérience des pandémies. Nous disposons des outils technologiques et d’une science bien plus pointus et avancés que par le passé, y compris lors de l’épidémie de SARS en 2002. Finalement, nous gérons très mal. Il faut bien avouer que l’une des causes principales de ce flou mondial est l’immersion virtuelle permanente et la dépendance totale que nous avons désormais aux réseaux sociaux : cette science du quotidien, cette démocratie low-cost autorisant tout un chacun à donner son avis sans savoir, abêtit et tribalise les gens. Le pire est que les réseaux aujourd’hui tétanisent les dirigeants politiques qui, lorsqu’ils n’en sont pas eux-mêmes des utilisateurs, subissent irrémédiablement leur influence. Dès lors, tout le système sociopolitique devient dysfonctionnel et vire dans une sphère parallèle de l’irréel. Car aujourd’hui, ce qui est clair, c’est que la plupart des autorités, par leur manque de fermeté, et au nom d’un certain populisme assumé, sont plus effrayés du mécontentement populaire, électrique et prêt à produire des phénomènes de micro-guerres civiles (comme aux Etats-Unis à l’approche des élections présidentielles de novembre prochain) que du virus lui-même.
En favorisant un retour à la normalité de manière précipitée, alors que le contexte mondial était tout sauf normal, et en maintenant un confinement plus dur et plus long, les gouvernements prétendant sauver les économies sont en train de les plonger à vitesse grand V dans les sphères abyssales de la récession dont nous ne ressortirons pas avant des années, voire une décennie au bas mot.
Alors que le virus n’a pas disparu avec l’été, et sans immunité ni vaccin fiable à court terme, les autorités vont récolter dans peu de temps une Covid-19 à la dangerosité décuplée et les feux violents de la colère populaire au centuple, qui ne risquent pas de s’éteindre avec l’effondrement des niveaux de vie et la fermeture progressive des commerces, entreprises, et même des entreprises mondiales.
C’est ce tsunami mondial-là que nous ne voulons toujours pas voir et qui guette.
Sébastien Boussois
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.