Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy dirige la rédaction du mensuel Ruptures. Précédemment, il a été journaliste au sein du quotidien L’Humanité, ingénieur et syndicaliste. Il est l’auteur de deux essais et un roman.

Travailleurs détachés : PSA a dû (partiellement) reculer

Travailleurs détachés : PSA a dû (partiellement) reculer© ERIC PIERMONT Source: AFP
Le 11 juin, la direction de PSA (le groupe automobile Peugeot) annonçait l’arrivée de 531 salariés polonais dans l’usine d’Hordain (Nord).
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En tentant d’importer certains de ses ouvriers polonais sur le site d’Hordain (Nord) à la place des intérimaires locaux, le groupe PSA voulait profiter de l’ «Europe sociale»… Analyse par le mensuel Ruptures.

L’affaire a fait quelque bruit – à juste titre. Le 11 juin, la direction de PSA (le groupe automobile Peugeot) annonçait l’arrivée de 531 salariés polonais dans l’usine d’Hordain (Nord). Il s’agissait, précisait alors cette dernière, de faire face à la montée en charge de la production de véhicules utilitaires : la demande repart fortement dans le cadre du déconfinement. Elle évoquait également la possible arrivée de main d’œuvre de sites espagnols.

Le tollé a été immédiat, dans l’usine bien sûr, mais aussi dans le département et bien au-delà : jusqu’à présent, PSA recourait en effet, dans de tels cas de figure, à des intérimaires recrutés sur place. Ceux-ci, qui s’attendaient à être réembauchés, ont donc appris qu’ils resteraient sur le carreau au moment où la production redémarre avec une troisième équipe. Et ce, alors même que 230 d’entre eux étaient toujours en contrat, mais en chômage partiel, dans l’établissement nordiste.

Sentant la colère et l’indignation monter, et face au spectre du «plombier polonais», qui, en 2005, avait contribué à la victoire du Non au projet de constitution européenne, le ministre de l’économie a discrètement fait valoir Carlos Tavares, PDG du groupe, qu’il serait sage d’enclencher la marche arrière. Message reçu : on apprenait le 13 juin que le constructeur ferait finalement appel à ses intérimaires «habituels», et renonçait, en réalité partiellement, à l’importation des ouvriers du site de Gliwice (Silésie, sud de la Pologne).

A ce stade, plusieurs éléments méritent d’être relevés. A commencer bien sûr par la nocivité du «détachement de travailleurs», terme bruxellois qui désigne l’emploi temporaire de personnel d’un autre pays de l’UE. Cette pratique européenne emblématique (particulièrement employée dans le bâtiment, l’agriculture, ou par certaines compagnies aériennes) est tellement insupportable qu’elle a été plusieurs fois encadrée – mais le principe reste intact : la mise en concurrence des travailleurs, au sein de l’Union européenne, les uns avec les autres. Il va sans dire qu’en France par exemple, c’est tout particulièrement en provenance des pays de l’Est que la main d’œuvre est recherchée par le patronat en quête d’«économies».

Certes, officiellement, la rémunération doit être identique à celle des travailleurs nationaux employés sur place. En revanche, les cotisations sociales sont celles du pays d’origine – un différentiel qui réjouit évidemment les employeurs occidentaux. On peut ajouter que l’état d’esprit revendicatif n’est pas exactement le même quand on est transféré – fût-ce sur une base volontaire – pour quelques mois à des milliers de kilomètres de son domicile, dans un pays dont on ne connaît ni la langue, ni les traditions de lutte.

Pour sa part, la direction de PSA prétend qu’elle ne ferait aucune économie en procédant de la sorte. Sans doute voulait-elle seulement promouvoir les charmes touristiques de la Flandre française…

Elle ose même mettre en avant une «solidarité industrielle», une part de son personnel polonais étant actuellement sous-employé. Il faut décidément saluer une nouvelle prouesse dans le détournement, et même l’inversion de vocabulaire, après que le président français eut tenté de tels retournements avec les mots «progressiste» ou «souveraineté» : le terme «solidarité» se rapporte normalement aux luttes convergentes au sein du monde du travail, le voilà désormais utilisé pour désigner l’intérêt du capital.

Dès que la conjoncture ralentit, ce sont les intérimaires (et les CDD) qui sont laissés sur le carreau

Une deuxième remarque porte sur la pratique, des grands groupes en particulier, visant à élargir et banaliser le travail intérimaire. Celui-ci est théoriquement réservé aux cas d’accroissement subit et temporaire de la charge d’activité. Mais il est élargi sans cesse à des situations parfaitement normales et prévisibles de production. Et ce, dans le but d’avoir un volant de main d’œuvre «flexible» ne coûtant rien à licencier. Dès que la conjoncture ralentit, ce sont les intérimaires (et les CDD) qui sont laissés sur le carreau en premier. Pas besoin de faire un plan de licenciements. Cela passe bien plus inaperçu.

Cette montée de la précarité, qui n’est certes pas nouvelle, est sans doute l’une des expressions les plus brutales de la guerre sociale que mènent les puissants contre le monde du travail. Dans le cas d’Hordain, si tous les ouvriers avaient été en CDI, il aurait été plus difficile de vouloir leur substituer de la main d’œuvre polonaise.

Nombreuses sont les forces politiques qui n’ont pas manqué de louer cette « liberté de circulation des hommes »

La troisième observation concerne le principe même de la «mobilité» d’un pays à l’autre de l’UE – une «mobilité» qui a longtemps été avancée comme un avantage face au chômage. Pendant des années, Bruxelles n’a pas lésiné sur la communication en vantant la «chance», pour un travailleur roumain, de pouvoir trouver un job en Irlande par exemple. Pour les jeunes, ajoutait, cynique, la Commission, c’est une occasion formidable d’acquérir de l’expérience. Et nombreuses sont les forces politiques qui n’ont pas manqué de louer cette «liberté de circulation des hommes», inséparable de celle des marchandises, des services et des capitaux – le socle génétique, depuis 1958, de l’intégration européenne.

De fait, rien n’interdit qu’un jour, si PSA y trouve intérêt pour des raisons d’urgence et de rentabilité, la direction du groupe envoie des salariés français en Pologne, ou ailleurs. Serait alors réalisée cette mobilité continentale dont rêvent les partisans des «Etats-Unis d’Europe», à l’instar de leur modèle d’outre-Atlantique : se déplacer sans cesse d’un bout à l’autre du continent au gré des «opportunités d’emploi» qui seraient proposées ici ou là.

Enfin, il faut noter les conséquences sur l’état d’esprit de ceux qui sont ainsi mis en concurrence les uns avec les autres. Bien sûr, les ouvriers polonais ne sont nullement responsables de la stratégie de la direction. Mais comment ne pas comprendre l’exaspération, le désespoir et la rage de centaines de familles, souvent dans des difficultés sans nom, qui comptaient sur une ré-embauche, et qui voient des salariés polonais leur «passer sous le nez» ? Comment éviter que le ressentiment se retourne d’abord contre eux ?

Une fois encore, l’intégration va contribuer à faire monter la mise en concurrence et la rancœur entre les peuples

L’«aventure européenne» était officiellement censée rapprocher les peuples. Une fois encore, l’intégration va contribuer à l’effet inverse : faire monter la mise en concurrence et la rancœur entre eux. Décidément, l’Europe sociale n’en finit pas de dévoiler son horizon paradisiaque…

Le 28 juin aura lieu le premier tour de l’élection présidentielle polonaise. Peut-être pourrait-on suggérer au maître de l’Elysée, élu en France au son de l’hymne européen, d’y déclarer in extremis sa candidature. Un détachement de cinq ans à Varsovie, ça ne te dit pas, Manu ?

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

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