John Laughland est un universitaire britannique spécialisé en géopolitique et philosophie politique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages traduits en sept langues.

Brexit à travers le miroir

Brexit à travers le miroir© HANNAH MCKAY Source: Reuters
Une manifestation pro-Brexit à Londres
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Le feuilleton Brexit s’éternise, faisant souffler sur le Royaume-Uni un vent de folie digne d’Alice au pays des merveilles. John Laughland tente de voir plus clair dans cette situation complexe.

La situation politique britannique est facile à comprendre. Le Premier ministre, qui dit ne pas vouloir d'élections anticipées, veut des élections anticipées. L'opposition, qui réclame des élections anticipées depuis des années, n'en veut pas. Les mêmes politiciens qui, voici quelques jours, accusaient Boris Johnson de vouloir instaurer une dictature en suspendant le Parlement, et qui font campagne depuis des années pour un «vote du peuple» pour annuler celui de 2016, refusent maintenant de donner la parole au peuple pour débloquer la crise parlementaire. Cette crise, ils veulent au contraire la prolonger dans le seul but d'affaiblir le gouvernement en étalant son agonie.

Bienvenue dans le pays des merveilles du feuilleton Brexit, où tous les précédents constitutionnels sont bafoués les uns après les autres, où aucune règle du bon sens n'est plus valide, et où les débats à Chambre des communes ressemblent au thé chez le Chapelier fou. Déjà sous Theresa May, un gouvernement n'avait jamais auparavant perdu le contrôle de la Chambre des communes et même du Cabinet ; jamais un gouvernement n'avait été condamné pour outrage au Parlement (contempt of Parliament) comme en décembre 2018. Sous Boris Johnson, pour la première fois dans l'histoire, une opposition a, de fait, voté la confiance à un gouvernement en refusant des élections. Aujourd'hui, l'opposition soutient au pouvoir un gouvernement qui veut démissionner  pour saboter le résultat d'un référendum qu'elle avait promis de respecter. «Nous sommes tous fous ici», dit le Chat. «Comment sais-tu que je suis folle ?», demande Alice. «Si tu n'étais pas folle tu ne serais pas là.»

Hélas il y a une logique sinistre derrière la folie apparente. Avec leur loi qui empêche un Brexit sans accord, les députés qui se présentent comme les opposants du no-deal ont sciemment cherché à saboter le Brexit tout court. Légiférer contre un Brexit sans accord enlève à Londres la possibilité d'acter la décision prise dans le plus grand exercice démocratique de toute l'histoire britannique, le référendum de 2016, car le pouvoir de réaliser le Brexit ou non est transférée par cette loi à Bruxelles, dans la mesure où Bruxelles pourra décider à sa convenance de conclure un nouvel accord ou pas. Sous le prétexte, donc, de vouloir acter un Brexit harmonieux, les opposants de no-deal se sont avérés ouvertement antidémocratiques, prêts à annuler, par voie parlementaire, une décision prise par référendum, exactement comme le Parlement français (le Congrès de Versailles) le fit en 2009 quand il ratifia le traité de Lisbonne après le rejet de la Constitution européenne lors du référendum de 2005. Nous avons donc affaire à ce qu'il faut bien appeler une conspiration des élites contre le peuple - une conspiration organisée d'ailleurs par les partisans du maintien à la Chambre des communes, agissant en complicité avec Bruxelles et avec d'autres pays membres de l'UE.

Autre explication, beaucoup plus banale : la crise du Brexit est tout simplement la conséquence de l'instrumentalisation de l'affaire par l'opposition travailliste à des fins électorales. Sachant que les Conservateurs sont divisés, les Travaillistes font tout pour aggraver ces divisions. En refusant des élections anticipées, et en forçant Boris Johnson à demander un troisième report du Brexit, Jeremy Corbyn veut enlever au Premier ministre son atout électoral principal, sa détermination à l'acter. Son calcul est que les Travaillistes feront un meilleur score contre un Premier ministre sur la défensive que contre un Premier ministre qui aurait arraché un accord de dernière minute à Bruxelles. Les Conservateurs étant entre 10% et 14% devant les Travaillistes selon les sondages, le calcul de l'opposition est de faire échouer Boris Johnson dans sa tentative d'acter le Brexit «coûte que coûte», dans l'espoir que cet échec lui enlèvera quelques voix. Les «sources diplomatiques à Bruxelles» ont beau se plaindre d'être «instrumentalisées à des fins de politique intérieure», elles devraient se rendre compte que c'est Jeremy Corbyn qui mène la danse.

Avec ces actes de viol politique en série, le masque du projet européen est tombé. Pendant des décennies, les politologues s'accordaient pour affirmer que les institutions européennes souffraient d'un «déficit démocratique». Cette expression désigne le manque de responsabilité politique de l'exécutif non-élu de l'UE, la Commission européenne, et celui de sa co-législature, le Conseil des ministres. Aujourd'hui, le projet européen est très ouvertement antidémocratique car, pour survivre au défi existentiel du Brexit, Bruxelles a clairement cherché à faire souffrir le Royaume-Uni, par peur que d'autres pays ne soient tentés de suivre son exemple. Son but dans les négociations : créer une situation intenable dont la seule issue est de revenir sur le référendum de 2016. Autrement dit, les électeurs peuvent voter autant qu'ils veulent, à condition de voter correctement.

Suite à tout cela, une atmosphère délétère règne aujourd'hui au Royaume-Uni. Depuis le vote de 2016, il est difficile d'aborder le Brexit dans les conversations, tellement les divisions sont profondes et les émotions fortes. Mais il faut le dire clairement : ce sont les partisans du maintien, ceux qui n'ont en réalité jamais accepté le résultat du référendum de 2016, qui ont envenimé l'espace public. Quand un romancier de renom appelle ouvertement au lynchage du Premier ministre (dont le propre arrière grand-père turc fut effectivement lynché en 1922) ; quand un ancien procureur général - nommé par Tony Blair, membre de la Chambre des Lords pour le Parti libéral-démocrate, et incarnation même de l'establishment de gauche bobo - menace Boris Johnson d'emprisonnement s'il refuse de reporter le Brexit, comme si nous visions au bon vieux temps du procureur Vychinski ; quand un militant conservateur compare Boris Johnson à Hitler, ce qui suppose qu'il faut lui faire la guerre ; et quand un acteur connu pour incarner le gentleman britannique s'exprime avec une vulgarité inouïe, on voit bien qu'une atmosphère profondément haineuse empoisonne désormais la politique britannique. Le mépris des militants pro-EU, dont beaucoup sont issus de la bourgeoisie et des classes professionnelles, pour le peuple, qui a mal voté en 2016, ne connaît pas de limites. C'est donc un vrai clivage sociolo-politique, presque une lutte des classes, qui s'est ouvert au Royaume-Uni, comme d'ailleurs aussi aux Etats-Unis autour de la personnalité de Donald Trump, où le débat politique a été remplacé par la haine.

Depuis au moins décembre 2018, la politique britannique est devenue totalement imprévisible. Mais, peu à peu, des probabilités et même des certitudes commencent à se profiler à l'horizon. Quoi qu'il advienne le 31 octobre, des élections anticipées auront lieu avant la fin de l'année, sans doute en novembre. Quoi qu'il advienne, le Parti conservateur est en train d'être remodelé à l'image du Parti républicain sous le président Trump, le meilleur allié de Boris Johnson. L'expulsion brutale de 21 rebelles pro-européens, dont deux anciens Chanceliers de l'Echiquier et le petit-fils de Winston Churchill, en témoigne : une sorte de nuit des longs couteaux à l'anglaise. Incontestablement, avec ses manoeuvres parlementaires visant à compliquer la vie du gouvernement, la gauche britannique et européenne a gagné une bataille. Mais si Johnson gagne son pari, elle aura perdu la guerre.

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

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