La crise des réfugiés déchire la classe politique française. RT France a abordé les terrains d'entente que pourraient trouver la gauche et la droite avec Jacques Sapir, économiste, directeur d'études de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
RT France : Un des points de discorde entre la gauche et la droite est la question des migrants. Est-ce que la gauche et la droite peuvent-elles se mettre d'accord ?
Jacques Sapir : Il faut distinguer le problème de la migration en général de celui que l’on voit aujourd’hui, qui est en réalité est un problème de réfugiés. Prenons le cas de la Russie qui a ouvert ses frontières à un million de réfugiés ukrainiens depuis 2014, dont on parle peu mais qui a eu une importance considérable sur la Russie. Aujourd’hui, la Grèce est confrontée à un flux de 5 000 à 7 000 réfugiés par jour. La Grèce compte 10 millions d’habitants. Si je transpose ces chiffres au niveau de la France qui fait 68 millions d’habitants, cela voudrait dire que la France serait confrontée à un flux de réfugiés de 35 000 à 40 000 personnes par jour, donc 280 000 personnes par semaine, donc de plus d’un million de personnes par mois. Il faut comprendre que ce flux n’est pas important en volume mais qu’il est extrêmement important pour le pays qui doit y faire face que ce soit la Grèce, la Macédoine, la Hongrie ou la Serbie et que ces pays sont débordés par ce problème. Il y a donc une situation d’urgence à régler. Et de ce point de vue-là, je suis extrêmement choqué du fait que l’Union européenne ne soit pas capable de gérer ce problème, de mettre des bateaux à disposition de ces réfugiés et de les prendre soit sur la côte grecque soit en Turquie pour les amener en Allemagne qui s’est déclarée prête à en accepter 800 000. Ce que l’UE est capable de faire, c’est de pointer du doigt des pays comme la Hongrie en lui disant «Vous faites des clôtures, ce n’est pas beau, c’est contraire aux idées européennes». Mais que voulez-vous que les Hongrois, encore moins nombreux que les Grecs, fassent devant cette vague de réfugiés ? Il y a une hypocrisie profonde parmi les dirigeants de l’UE, surtout parmi les dirigeants Français, qui dénoncent par exemple les clôtures des Hongrois mais qui, sur le territoire français, sont les premiers à déployer des barbelés pour protéger l’Eurostar. Je ne comprends pas pourquoi la clôture autour de l’Eurostar serait plus démocratique que celle qui est déployée à la frontière entre la Hongrie et la Serbie.
Je ne comprends pas pourquoi la clôture autour de l’Eurostar serait plus démocratique que celle qui est déployée à la frontière entre la Hongrie et la Serbie.
RT France : Justement, l’idée du Premier ministre français de distinguer la migration économique de la migration politique qui s’élève aujourd’hui à 80% ne relève-t-elle pas de l’hypocrisie ?
J.S. : Oui, il faut faire cette distinction mais aujourd’hui pointer du doigt certains pays qui font ce qu’ils peuvent parce que l’UE ne les aide pas, c’est d’une part de l’hypocrisie évidente mais ça prouve aussi que l’UE ne fonctionne pas. De ce point de vue-là, je pense que ce à quoi nous assistons c’est la mort de l’Union européenne, une mort morale. Après, nous verrons toute une série de règlementations importantes, comme les accords de Schengen, remises en cause. Même Angela Merkel a déclaré que si on ne trouvait pas de solution à la question des réfugiés, les accords de Schengen seraient remis en cause. Tout le monde le reconnaît aujourd’hui et il est très clair que sans une réaction rapide des institutions européennes, on verra se défaire les unes après les autres l’ensemble des institutions de l’Europe.
Mais que voulez-vous que les Hongrois, encore moins nombreux que les Grecs, fassent devant cette vague de réfugiés ?
RT France : Comment avez-vous réagi à la décision de Jean-Pierre Chevènement d’organiser un colloque rassemblant les forces d’extrême gauche et de la droite républicaine ? Etes-vous surpris que cela se passe aussi rapidement après que vous ayez évoqué la possibilité d’un front commun ?
J.S. : Je suis surpris que ce rapprochement se passe si tard. Je pense qu’il y a un vieux fond de sectarisme qui existe au sein de la gauche française et qui l’empêche de discuter avec des gens qui ont les mêmes idées qu’elle sur un certain nombre de points, même si tout le monde ne partage pas les mêmes idées. Nous comprenons très bien en France que Monsieur Mélenchon n’a pas les mêmes idées que Monsieur Chevènement ou un gaulliste social comme Nicolas Dupont-Aignan, mais il faut savoir qu’à certains moments en politique, il faut nécessairement passer sur l’existence de divergences. On sait qu’elles existent, elles ne sont pas abolies, mais il faut penser des formes d’actions en commun qui sont possibles. C’est ça en réalité faire de la politique.
RT France : A quoi est-ce que ce rapprochement des forces politiques peut aboutir ? La majorité au Parlement ? La présidence ?
J.S. : Ici se pose la question du temps de la vie politicienne et non pas politique qui est rythmée par les différentes élections : régionales, présidentielles ou législatives. Il faut faire une distinction entre l’existence des rythmes politiciens, et je ne dis pas ça de manière péjorative car ces rythmes sont imposés par la Constitution. Les rythmes politiques doivent permettre de déterminer le principal du secondaire. C’est vrai dans tous les pays, à un moment donné, dans une situation donnée, on est amené à considérer qu’un problème est le problème principal et que les autres paraissent secondaires pour le moment. Je pense qu’il est extrêmement important de penser au fonctionnement de ces fronts d’une manière politique, la question de savoir comment ces fronts se traduiront dans la politique politicienne en termes d’élections est un autre problème.
Jean-Luc Mélenchon apparaît comme un candidat évident ; Arnaud Montebourg et Nicolas Dupont-Aignant auraient aussi des rôles importants à jouer
RT France : Qui pourrait éventuellement être leader de ce front ?
J.S. : Aujourd’hui, il apparaît de manière très claire que plusieurs hommes politiques à gauche auraient la capacité d’être leader de ces fronts. Si on passe sur le sectarisme dont ils ont fait preuve, Jean-Luc Mélenchon apparaît comme un candidat évident ; Arnaud Montebourg et Nicolas Dupont-Aignant auraient aussi des rôles importants à jouer mais on entre dans une autre logique qui n’est pas la mienne. Je ne suis pas là pour dire qu’un tel doit prendre un pouvoir plutôt qu’un autre. Je laisse ça aux politiciens. En revanche, si ces différents courants n’arrivent pas à discuter ensemble alors ils prennent le risque de voir les idées pour lesquelles ils se battent battues en brèche, de donner la victoire à leurs adversaires et de laisser le terrain du combat pour la souveraineté populaire et nationale au Front national. C’est ça le risque.
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