Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

A nouveau sur les “fronts”

A nouveau sur les “fronts” Source: Reuters
Protestation anti-UE en Grèce
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L’économiste Jacques Sapir revient sur les erreurs et les approximations suscitées par la question de la création du front des forces politiques contre l'Euro-libéralisme et le diktat allemand.

La question de la dynamique interne et des conditions de constitution des «fronts» a été mise à l’ordre du jour par l’appel de Stefano Fassina. Le débat qui s’engage, s’il est volontairement pollué tant par des acteurs politiques dont on comprend bien qu’il ne va pas dans le sens de leurs intérêts, que par des journalistes plus en quête de «buzz» que de véritable information, est un débat essentiel. Il est clair que la logique des «fronts» a une capacité d’attraction très importante. Il est aussi clair que cette formule politique correspond aux problèmes de l’heure, tels qu’ils ont été révélés (mais non créés) par la crise grecque de juin et juillet 2015. Mais il est tout aussi clair que la réflexion, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, est encombrée de toute une série d’erreurs et d’approximations.

On ne fait pas un front avec ses « amis » ou ses semblables politiques

Il peut sembler trivial d’avoir à rappeler cela, mais il est important de s’imprégner de cette évidence. Un «front», et tout particulièrement un «front de libération nationale», implique la participation de courants extrêmement divers. La formule des «fronts de libération nationale» s’applique si l’on considère que le pays est en voie d’assujettissement par une puissance étrangère. Il est évident qu’elle implique des divergences importantes entre ses membres, comme ce fut le cas dans la Résistance.

Cette formule politique cependant ne fait pas l’unanimité dans la «gauche radicale». Elle a été historiquement contestée, dans les années 1930, par Léon Trotski, qui lui opposait une formule bien plus restreinte, celle du «Front unique ouvrier». Mais, cette formule ne vaut que si l’on se situe dans la perspective d’une révolution sociale et si l’on peut discerner ce qui constitue un «parti ouvrier», en sachant que cette définition n’a pas de sens véritablement sociologique. La formule du «Front unique ouvrier» est celle d’un front avec ses semblables politiques. On peut s’interroger sur la postérité de cette pensée, ou plus exactement des formules qu’elle a portées, mais hors du contexte tant historique que politique, d’origine. L’une des principales critiques au «Front unique ouvrier» est venue de l’expérience politique de la Seconde guerre mondiale, que ce soit en Europe (et en France dans le cadre de la Résistance) ou en Asie. L’alliance du Parti communiste chinois avec le Guomindang dans le «front uni antijaponais» (1936-1937 à 1945) est au contraire un exemple de cette logique des fronts de libération nationale et avait impliquée que les communistes dissolvent (du moins formellement…) la République soviétique chinoise qu’ils avaient constituée. On rappellera que, de 1927 à 1936, la lutte armée avait été féroce entre le Guomindang et les communistes, à partir de la rupture de la première alliance entre ces deux mouvements. C’est ici clairement un «front» entre anciens ennemis. Contrairement aux analyses de Trotski, des «fronts» larges, non limités à la formule du «Front unique ouvrier», ont pu obtenir des victoires significatives, que ce soit pendant la Seconde guerre mondiale ou lors des luttes anticoloniales. Il est d’ailleurs significatif que le mouvement trotskiste se soit déchiré après-guerre à propos de l’analyse des différents fronts de libération nationale.

C’est donc implicitement à cette expérience générale, celle de la Seconde guerre mondiale et des mouvements anticolonialistes, que fait référence la formule de Stefano Fassina. Inversement, ceux qui contestent la formule politique même du «front» devraient nous dire s’ils reprennent à leur compte l’analyse de Léon Trotski et comment ils intègrent la critique par la réalité de cette dite théorie.

L’exemple chinois montre bien que la formule politique des «fronts» n’implique nullement un accord étendu entre les membres du dit «front». Il implique, en revanche, un accord sur l’existence, ou non, d’une priorité. Que la direction du Parti communiste chinois ait accepté de faire un front avec ceux qui, moins de dix ans avant, jetaient leurs militants dans les chaudières des locomotives, devrait inspirer un peu plus d’humilité (et de réflexion) à ceux qui s’offusquent de cette logique de «front». On ne fait pas un «front de libération nationale» avec ses seuls amis, il vaut mieux le savoir. Inversement, ceux qui ont voulu à tout prix éviter de se salir les mains ont du le plus souvent se les couper. Ce qui implique cependant de penser, aussi rigoureusement que possible, les conditions dans lesquelles un tel «front» peut s’avérer nécessaire.

Le « front » et la question de l’opportunité

Il est aussi vrai que la formule d’un «front», comprise dans la logique d’un front de libération nationale, implique que l’on considère qu’une question, celle de la souveraineté de la Nation, est devenue dominante par rapport aux autres et que cette question, ainsi que sa résolution, est la condition nécessaire à ce que d’autres débats puissent être posés. De ce point de vue, la formule politique du «front» ne peut être dissociée de l’analyse politique de la situation. La formule du «front» n’existe pas en abstraction de cette réalité

Ce qui fait aujourd’hui considérer la nécessité de cette formule, c’est la compréhension de ce que la question de l’Euro n’est pas une question seulement économique (elle l’est aussi, à l’évidence), mais qu’elle est devenue le pivot d’une recomposition antidémocratique de la gouvernance au sein de l’Union européenne et que l’Euro est la garantie de la domination de la finance sur la France. Si des pays qui n’ont pas adopté l’Euro peuvent connaître des politiques extrêmement néfastes, il faudrait ici démontrer comment un pays de la zone Euro a réussi à mener une politique alternative. La crise grecque a tranché la question.

Un collègue italien, le philosophe néo-marxiste Diégo Fusaro, parle de l’Euro comme forme de gouvernance». C’est entièrement juste. La question de l’Euro est le surplomb de l’ensemble des politiques économiques et sociales dans les pays de la zone Euro mais, au-delà, elle exprime et justifie la perte de la souveraineté par ces mêmes pays. On en a eu un exemple avec la ratification du TSCG en septembre 2012. C’est dire que cette question de l’Euro est une question éminemment politique. Le fait que ceci soit devenu une «connaissance commune» ou une «évidence» à la suite des événements de juin et juillet 2015, implique un changement dans les formules politiques. C’est le sens de l’appel de Stefano Fassina. La situation créée par les institutions de la zone Euro, qu’elles soient de droit ou de fait (comme l’Eurogroupe) ne date pas de cette crise. Mais, la prise de conscience, et dans de nombreux pays, date en réalité de ce moment. C’est ce qui met la question des «fronts», qu’on les appelle des «fronts de libération nationale» comme Stefano Fassina ou des «fronts anti-Euro» comme je l’ai fait, à l’ordre du jour. Ce qui met cette question à l’ordre du jour est une réalité couplée avec une nécessité. De ce point de vue, la question du positionnement de untel ou untel est, en réalité, secondaire. C’est la question de l’analyse de la situation politique et du débat qu’il convient d’avoir à son sujet, qui prime. Mais, il convient de savoir qu’il n’est nullement sûr que les acteurs arrivent à résoudre cette question. Auquel cas, la situation continuera d’évoluer et les forces en présence de se transformer. La constitution d’un «front», dans ces conditions est aussi un moyen de chercher à transformer la situation, de la faire évoluer dans un sens positif.

Tout discours qui fait de la question de ces «fronts» un problème de principe est donc un discours vain, un discours vide de sens. Il n’y a pas de solution «morale» ou «principielle» a une question qui est politique. Par ailleurs, la question des «fronts» est aussi irréductible à une approche «moraliste». Et il faut considérer que la domination des catégories morales (le «bien» / le «mal») sur les catégories de l’analyse politique est le symptôme justement de cette situation d’assujettissement de la souveraineté populaire à un principe de « règles ».

Le front n’est pas qu’une question d’opportunité

Mais la question de la constitution d’un «front» implique que l’on définisse, non seulement ce contre quoi on veut lutter, mais aussi les conditions de cette lutte. On le voit en particulier dans les «fronts de libération nationale» quand se pose la question de la négociation avec la puissance coloniale : faut-il négocier, quand, et à quelles conditions ? Ces questions sont importantes et elles déterminent la possibilité ou non, d’ouvrir le «front» à certaines forces, voire l’existence même de ces «fronts». La question politique se pose donc au niveau de la constitution de ces «fronts» et se posera durant toute leur existence.

Cette question prend concrètement la forme du rapport à l’Euro : est-on encore dans une logique de possibles accommodements (voire «apaisement» en utilisant le sens «munichois» de ce mot) avec l’Eurogroupe ou non ? Il est important que cette base de départ soit rapidement clarifiée.

Mais le rejet de l’Euro ne suffit pas. Il faut qu’il y ait un accord, au moins implicite, sur les mesures qui seront prises par la suite. Car, si l’Euro est aujourd’hui un problème politique son démantèlement implique une dimension technique évidente, et ces mesures techniques ne pourront être mises en œuvre que sur la base d’un accord politique général. C’est la raison pour laquelle j’ai explicitement fait référence au Conseil national de la Résistance, car, dans ce cas, il était clair que l’objectif ne pouvait être la seule libération du territoire du joug nazi.

Cela implique clairement l’abandon pour tout parti qui prend place dans ce «front» de toute référence à la «préférence nationale» hors, bien entendu, des secteurs régaliens ou nul ne la remet en cause. L’idée de préférence nationale, hors le domaine des professions particulières (liées aux fonctions régaliennes de l’Etat qui incluent la Sécurité, la Justice et l’Education), est en réalité inconstitutionnelle si on regarde le préambule de la Constitution. Il en va de même pour les droits que l’on appelle «sociaux» et qui sont la contrepartie des contributions des salariés et des employeurs. La raison conjoncturelle, liée à l’objectif du «front» est que, dans une logique de sortie de l’Euro, les mécanismes de retour à l’emploi doivent pouvoir jouer sans obstacle. Très concrètement, et au-delà des raisons principielles telles qu’elles sont exposées dans le préambule de la constitution, toute segmentation du marché du travail sous la forme de l’application de la «préférence nationale» conduirait à des pressions inflationnistes importantes qui pourraient compromettre les effets positifs attendus de la sortie de l’Euro.

C’est l’une des raisons pour lesquelles la participation du Front National à ce «front» n’est pas aujourd’hui envisageable, alors que celle du mouvement politique de Nicolas Dupont-Aignan, Debout la France, l’est pleinement. Mais cela veut aussi dire qu’il faut être attentif aux évolutions politiques des uns et des autres et, en fonction de ces évolutions, être prêts à reconsidérer la question de la participation de tel ou tel parti ou mouvement à ce «front». Ceci, d’ailleurs, vaut tout autant pour des fractions du Parti «socialiste», si elles abandonnaient leur attachement religieux à l’Euro, et qui seraient naturellement partie prenante d’un tel «front». Je rappelle ici, et encore une fois, que Stefano Fassina fut membre (et ministre) du parti de centre-gauche de l’actuel Premier ministre italien, Matteo Renzi.

Source russeurope.hypotheses.org

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