S'émouvoir de la pratique de la torture en Syrie tout en appelant à la guerre au nom des droits de l'homme : Jean Bricmont analyse une idéologie pleine de paradoxe qui s'est peu à peu imposée en France, dans les médias comme en politique.
Libération a publié le 12 août dernier un nouveau dossier choc sur les tortures en Syrie, juste au moment où l'armée syrienne s'apprête à reconquérir le dernier bastion des mains des djihadistes à Idlib.
Libération me fait penser à ces soldats allemands combattant dans les rues de Berlin en avril 1945. Même quand la bataille est perdue (ici, il s'agit de la bataille pour la destruction la Syrie), ils continuent le combat.
La pratique des tortures, illustrées par des dessins, reste à vérifier. Pourtant, il n’y a aucun doute de l’existence d’horribles tortures dans les prisons syriennes.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Y aurait-il moins de tortures avec les «rebelles» au pouvoir ? Du peu que l'on sait de leur gestion des zones «libérées», il est permis d'en douter. Il est d'ailleurs assez curieux de la part de Libération de faire implicitement confiance aux rebelles ayant connu la prison alors que tous les méchants du XXe siècle qu'ils adorent haïr (Lénine, Staline, Mao, Pol Pot, Saddam Hussein) se sont trouvés à un moment donné dans la même situation d'exil, en prison, ou engagés dans des guérillas. Pourquoi les islamistes seraient-ils plus gentils ?
Pour paraphraser Maurice Thorez, il faut parfois savoir terminer une guerre. Quelle alternative sérieuse peut-on espérer pour la Syrie, sinon la fin des hostilités et le début de la reconstruction ? Beaucoup de Français, y compris le président Macron, semblent comprendre cela – mais participer à cette reconstruction suppose de sérieuses révisions déchirantes de la part du gouvernement français.
Il faut parfois savoir terminer une guerre
Plus fondamentalement, dans quelle guerre récente la torture n’est-elle pas utilisée ? On peut penser aux Français en Algérie, ou aux Américains au Vietnam, en Afghanistan, ou en Irak. Les gouvernements en général ne torturent pas pour le plaisir mais parce qu'ils y voient, à tort ou à raison, un moyen d’obtenir des informations qu’ils considèrent indispensables à la conduite de la guerre – il est évident que la torture est moralement condamnable même si elle est «efficace».
Or, toute la politique de l’ingérence promue par l’axe «droit-de-l’hommiste» Libération-Le Monde-BHL-Glucksman-Bruckner-Kouchner n’a fait qu’encourager les guerres «humanitaires», soit directement (Libye) soit par armement des rebelles (Syrie). L'idée est simple, trop simple : il y a un méchant dictateur qui torture ou massacre son peuple. Renversons-le en utilisant toute notre force militaire ou économique et tout ira mieux. Mais c'est faire fi de plusieurs détails : le dictateur en question peut jouir d'un certain soutien comme c'est le cas en Syrie ; sinon, comment le gouvernement aurait-il résisté ? Beaucoup de gouvernements impopulaires s'effondrent comme un château de cartes : Mobutu, le Chah d'Iran, Suharto... Mais pas en Syrie. Par ailleurs, les rebelles peuvent se retourner contre leurs bienfaiteurs qui, à leur yeux, n'en font jamais assez (Afghanistan, Libye, Syrie).
Le chaos engendré par la guerre peut créer des situations encore pires qu'avant (Irak, Libye). Pour la «sauver» du dictateur, on torture toute une population en la plongeant dans la guerre civile. D'autres pays peuvent s'opposer à notre politique d'ingérence (Russie et Iran en Syrie), ce qui entraîne une multiplication des conflits. La politique d'ingérence amène à diaboliser les dirigeants de ces pays, exercice dans lequel excelle l’axe «droit-de-l’hommiste», ce qui rend toute véritable diplomatie impossible car on ne parle pas avec le diable.
De plus, la France et même l'Europe, qui n'est jamais qu'une union désunie d'Etats, ne sont pas capables de mener cette politique d'ingérence sans l'aide du grand frère américain. Par conséquent, on n'attaquera que les dictateurs que le grand frère n'aime pas (la Syrie, mais pas l'Arabie saoudite), ce qui légitime l'accusation d'hypocrisie, et on se retrouvera gros Jean comme devant le jour où le grand frère voudra faire des économies ou souffrira de war fatigue (comme les électeurs de Trump ou peut-être Trump lui-même).
La leçon de la Syrie est l'exact opposé de ce que l’axe «droit-de-l’hommiste» a prôné tout au cours de la guerre. Si l'on veut réellement défendre les droits de l’homme, alors il faudrait d’abord apaiser les conflits, ralentir la course aux armements et soutenir des solutions politiques négociées, ce qui suppose cesser d'opposer le Bien (nous) et le Mal (le reste du monde). Bien sûr, ça ne fera pas disparaître les violations des droits de l'homme, mais, comme le montre justement le dossier de Libération, des années de guerre et de destruction ne les ont pas fait disparaître non plus.
Espérons que la défaite de l’axe «droit-de-l’hommiste» en Syrie ramènera la France et l’Europe à une politique de paix, de non-alignement et de respect du droit international, qui était celle de la France sous de Gaulle (sur laquelle régnait un consensus à l'époque, du camp gaulliste au PCF) et qui a été progressivement abandonnée au fur et à mesure où les soixante-huitards de la tendance Libération-Le Monde-BHL-Glucksman-Bruckner-Kouchner ont pris le pouvoir, au cours des années Mitterrand.
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