Alors qu'Emmanuel Macron a reçu le prix Charlemagne pour son engagement européen, l'historien John Laughland revient sur la vision du président français qui, pour lui, s'illusionne quant aux possibilités d'une souveraineté de l'Union européenne.
Le Prix Charlemagne est l'une de ses mises en scène où l'establishment européen s'autofélicite de son action, se réunissant en grande pompe une fois par an pour consolider et communiquer son orgueil de représenter le progrès. Même si ce prix se vante d'être un prix «de citoyens» qui serait décerné par les habitants de la ville d'Aix-la-Chapelle, les lauréats sont en réalité systématiquement des hommes ou des femmes de pouvoir qui en profitent pour réitérer leurs prises positions politiques trop bien connues : le prix n'est que rarement décerné à des personnes issues de la société civile et il ne l'est jamais à des dissidents.
Une constance pro-européenne
Pas de surprise, donc, si en 2018 le nouveau président de la République française, Emmanuel Macron, a reçu cette récompense, lui qui se profile comme le nouvel espoir d'une Union européenne à bout de souffle. Le discours qu'il a prononcé le 11 mai à l'occasion de la remise de ce prix, un an presque jour pour jour après son élection, est son quatrième discours grand format sur l'Europe, après ceux au Parlement européen le 17 avril 2018, à la Sorbonne le 26 septembre 2017 et à Athènes le 8 septembre 2017. Décidément, l'Europe tient Emmanuel Macron à cœur.
Pour Macron, comme pour ses prédécesseurs depuis des générations, l'Union européenne incarne le Bien. Dans son schéma primitif, exprimé dans son manifeste Révolution publié en 2016, le vrai clivage politique aujourd'hui ne serait plus entre la droite et la gauche mais entre «les conservateurs et les passéistes qui proposent de revenir à un ordre ancien» et «les progressistes réformateurs qui croient que le destin français est d’embrasser la modernité». Ni Valéry Giscard d'Estaing, ni François Mitterrand, ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy ni François Hollande n'ont dit autre chose.
Emmanuel Macron a répété cette croyance à Aix quand il a fait allusion à l'Europe qui serait encore «traversée par l'Histoire et par le tragique de l'Histoire». Dans son schéma, en effet, le projet d'intégration européenne n'est rien d'autre qu'une tentative d'échapper à l'histoire européenne car celle-ci serait totalement négative. L'Europe serait aujourd'hui en permanence guettée par le risque d'un «retour» de cette histoire maudite que les institutions de Bruxelles essaient de surmonter en se tournant résolument vers l'avenir. Inutile de rappeler que cette idéologique post-historique et anti-historique et tout sauf neuve : elle est l'idéologie de toutes les révolutions et elle est exprimée par les paroles de l'Internationale écrite en 1871 : «Du passé, faisons table rase!»
De l'idée américaine à la souveraineté européenne ?
Cette idée que l'Europe aurait réussi à surmonter son histoire est, avant tout, une idée américaine. En quittant le vieux continent au 17e siècle, les intégristes protestants – dont beaucoup avaient été expulsés d'Angleterre parce que l'Anglicanisme n'était pas assez radical pour eux, et parce qu'ils avaient soutenu les régicides de 1649 – ont voulu non seulement s'installer dans le nouveau monde mais aussi créer un nouvel ordre mondial – le novus ordo saeclorum, qui est la devise américaine depuis 1782. Selon la vision américaine du monde, la constitution américaine représente une nouvelle manière de vivre ensemble que tous les autres peuples du monde devraient imiter.
La présence permanente et quotidienne de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Europe, et surtout du nazisme, est une façon un peu grossière de communiquer le même message aux Européens dont l'establishment (Emmanuel Macron en premier lieu) croit sincèrement qu'il est la seule digue contre les vagues de nationalisme qui autrement déferleraient sur le continent. «Partout en Europe, a dit Macron à Aix, résonne cette musique du nationalisme» auquel l'Europe serait le seule remède.
Or, quand on lit attentivement le discours d'Aix, il est clair que, pour une fois, le vrai ennemi, c'est l'Amérique de Trump. Macron a martelé : «Qui doit décider de nos choix commerciaux ? Qui ? Ceux qui nous menacent ? Ceux qui nous feraient du chantage en expliquant que les règles internationales qu'ils ont contribué à élaborer ne valent plus parce qu’elles ne sont plus à leur avantage ?» L'allusion à la Maison Blanche était patente. Le locataire de cette dernière venait d'annoncer, deux jours plus tôt, des sanctions contre toute entreprise, y compris européenne, qui commercerait avec l'Iran, provoquant ainsi des réactions très vives à Paris, comme celle de Bruno Le Maire, ministre de finances, qui s'est insurgé contre l'idée que les Européens seraient les «vassaux» des Américains.
Il faut accorder une chose à Macron : ce n'est pas la première fois qu'il plaide pour la «souveraineté européenne». Dans tous les grands discours précités, il revient sur ce thème. Mais si la menace à cette souveraineté européenne vient maintenant des Etats-Unis, l'Europe est confrontée à une contradiction insoluble. Revenir sur le parrainage américain du projet européen pour se libérer d'une Amérique devenue imprévisible semble politiquement, culturellement et institutionnellement impossible.
Impossible divorce
Toute l'histoire de la construction européenne montre combien celle-ci a été téléguidée par les Etats-Unis et notamment par la CIA agissant en coulisse. Le but, dans les années 1950, était d'unir l'Europe occidentale politiquement et militairement afin qu'elle constitue un bloc capable de résister une éventuelle invasion de l'armée soviétique. C'est la raison pour laquelle les Américains ont décidé, en septembre 1950, de réarmer l'Allemagne et de créer un commandement intégré de l'OTAN avec un général américain comme commandant suprême des forces européennes.
Tout cela n'est pas de l'histoire ancienne. Bien au contraire. Les motivations d'alors restent d'actualité car, à cause du fait que la Communauté européenne de défense n'a jamais vu le jour, ayant été rejetée par la France en 1954, la défense de l'Europe est aujourd'hui sous-traitée à l'OTAN avec laquelle l'UE est institutionnellement liée par le Traité de Lisbonne (2010) dont le protocole 11, entre autres, stipule que «la politique de l'Union [...] doit respecter les obligations découlant du traité de l'Atlantique Nord» (c'est moi qui souligne). Autrement dit, le Traité constituant de l'UE la subordonne à l'OTAN où les Etats-Unis sont hégémoniques. La constitution même de l'UE l'empêche d'agir indépendamment des Etats Unis.
Dans de telles conditions, et au vu non seulement du rôle joué par l'idéologie américaine dans la construction européenne, mais aussi de la supériorité militaire gigantesque des Etats-Unis en Europe et dans le monde, il est tout simplement impossible de parler d'une Union européenne souveraine, si on n'est pas prêt à réécrire les traités et à se délier de l'OTAN. En l'absence de ces pas concrets, le président littéraire, avec ses belles paroles, n'est qu'un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. Ses promesses d'une Europe réformée et plus forte seront tout aussi vaines que celles, identiques, de tous ses prédécesseurs depuis avant sa naissance.
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