Contre les sanctions internationales, la bataille de l’information

Pour Pierre Lévy du mensuel Ruptures, la banalisation des sanctions, armes de guerre dans les relations internationales, marque une régression vers les temps barbares de l’humanité et rend impérieuse l’existence d’une information à contre-courant.

S’il fallait récompenser le pire, il conviendrait d’inventer un nouveau Prix Nobel : celui des auteurs de sanctions internationales. Hélas, les lauréats potentiels ne manquent pas. Il ne se passe guère de mois sans qu’un pays ne soit «puni», ou que sa stigmatisation soit prolongée.

Ainsi, d’ici la fin de l’année, l’Union européenne devrait reconduire les mesures prises contre la Russie. Celles-ci furent initialement décidées en 2014, et sont renouvelées tous les six mois depuis lors. Mais ce n’est qu’un exemple. La mise en œuvre de sanctions s’est banalisée dans l’ordre mondial actuel. On peut même considérer que celles-ci en sont devenues une caractéristique structurelle majeure.

En outre, diverses institutions, telles l’OTAN ou l’UE, ne rechignent pas à décréter leurs propres sanctions de manière discrétionnaire, que leurs Etats membres sont tenus de suivre

Les initiateurs de sanctions (diplomatiques, économiques, financières, commerciales, militaires…) se placent souvent sous couvert des Nations unies. La charte de celles-ci, en son chapitre VII, prévoit la possibilité d’actions coercitives (y compris armées, du reste) «en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression». En réalité, c’est peu de dire que l’interprétation de cette condition est de plus en plus extensive, pour ne pas dire fantaisiste.

En outre, diverses institutions, telles l’OTAN ou l’UE, ne rechignent pas à décréter leurs propres sanctions de manière discrétionnaire, que leurs Etats membres sont tenus de suivre.Pour ne prendre que le seul exemple de la France, celle-ci applique des restrictions contre près d’une trentaine de pays.

Les sanctions sont parfois inefficaces au regard des objectifs proclamés, et peuvent même s’avérer contre-productives en renforçant, sur le long terme, les pays visés

Les sanctions sont bien entendu dissymétriques, c’est-à-dire toujours exercées des forts sur les faibles. Elles sont souvent criminelles dans leurs conséquences ; toujours hypocrites dans leur justification ; et totalement illégitimes dans leur principe. Et ce, quelle que soient leurs formes, l’opinion qu’on a des régimes ciblés, ou les prétextes mis en avant.

Ajoutons qu’elles sont parfois inefficaces au regard des objectifs proclamés, et peuvent même s’avérer contre-productives en renforçant, sur le long terme, les pays visés. Mais sur ce point, on laissera leurs auteurs se débrouiller avec les effets boomerang qu’ils pourraient bien causer.

Dissymétriques ? Cela tombe sous le sens : personne n’imagine le Zimbabwe sanctionner les Etats-Unis, ni la Pridniestrovie (Transnistrie) mettre sous embargo l’Union européenne. 

Fréquemment mises en œuvre au nom du «bien» proclamé (les droits de l’Homme, l’humanitaire, les "valeurs"…), elles constituent en réalité une arme de guerre, mais qui n’ose pas dire son nom

Criminelles ? Dans bien des cas, le mot n’est pas trop fort. Pour prendre le cas tout récent du garrot encore resserré sur la République démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), chaque litre de pétrole non livré à ce pays peut entraîner des dégâts mortels en matière d’alimentation et de santé. Et qui ne se souvient des sanctions infligées – sous couvert de l’ONU ! – à l’Irak ? On estime qu’elles causèrent la mort d’un demi-million d’enfants ; mais, au-delà de ce chiffre effroyable, qui évaluera les conséquences à moyen et long terme sur ce pays martyrisé ?

Hypocrites ? Fréquemment mises en œuvre au nom du «bien» proclamé (les droits de l’Homme, l’humanitaire, les «valeurs»…), elles constituent en réalité une arme de guerre, mais qui n’ose pas dire son nom. Ainsi, après l’échec retentissant de l’action militaire américaine contre Cuba (1961, débarquement de la Baie des cochons), Washington imposait, à peine quelques mois plus tard, un sévère embargo contre l’île rebelle – qui, pour une part, dure toujours.

Certes, la mise en œuvre de sanctions est aussi vieille que l’histoire de l’humanité : punitions collectives, vengeances tribales, menaces et diktats impériaux jalonnent les conflits depuis l’Antiquité

Enfin – et surtout – les sanctions sont illégitimes dans leur essence même. Car elles constituent une pression visant à influer de l’extérieur sur la politique d’un pays, en foulant aux pieds le principe de souveraineté. Ce dernier donne à chaque peuple – et à lui seul – la légitimité pour décider de son avenir, de sa politique, de ses dirigeants. La souveraineté nationale est comme le bannissement de la torture : dès lors qu’on accepte – toujours pour une «bonne» raison – de faire une exception, alors la porte est ouverte au pire.

Certes, la mise en œuvre de sanctions est aussi vieille que l’histoire de l’humanité : punitions collectives, vengeances tribales, menaces et diktats impériaux jalonnent les conflits depuis l’Antiquité.

Mais précisément, à travers un cheminement douloureux et jamais rectiligne, des règles émergeaient de nature à limiter progressivement la barbarie et la loi de la jungle. Les rapports internationaux incluaient petit à petit des principes acceptés par les uns et les autres. Les contradictions et conflits n’en étaient certes pas abolis, mais une conception plus civilisée des rapports internationaux ouvrait la voie à la coexistence, voire à la coopération, entre pays indépendamment de leur régime, de leur puissance et de leur taille.

Dans le monde post-guerre froide, la banalisation des sanctions représente une régression potentielle vers les temps barbares de l’humanité : on trouve à nouveau normal d’infliger des punitions collectives

A cet égard, le préambule de la Charte des Nations unies, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, posait l’un d’entre eux, fondamental : la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, c’est-à-dire, concrètement, la non-ingérence des plus puissants chez les plus modestes. Certes, il s’agissait d’une ligne d’horizon plus que d’un objectif réaliste à court terme. Mais il était fondateur.

Dans le monde post-guerre froide, la banalisation des sanctions représente une régression potentielle vers les temps barbares de l’humanité : on trouve à nouveau normal d’infliger des punitions collectives. Même si ces dernières ne menacent pas toutes ouvertement la vie de milliers de gens, cela ne change rien au principe : qu’un pays de la zone euro puisse se voir infliger une sanction en cas d’indiscipline budgétaire (et qu’on se soit habitué à cette épée de Damoclès) en dit long sur le retour en arrière civilisationnel.

Cette loi de la jungle, c’est l’essence même de la mondialisation : pour le plus grand profit des multinationales et des oligarchies hors sol, et au détriment toujours plus brutal des peuples

Face à cela, la souveraineté nationale est d’abord la réponse à l’aspiration des peuples (au sens politique du terme) à décider eux-mêmes de leur avenir. Mais c’est aussi la pierre angulaire d’un ordre international plus stable et pacifique. Car dès lors que la menace, la force, le chantage (qui fonde toute sanction) prennent le pas sur la liberté des Etats et le respect de leur indépendance, c’est la loi de la jungle et le chaos mondial qui guettent. 

Cette loi de la jungle, c’est l’essence même de la mondialisation : pour le plus grand profit des multinationales et des oligarchies hors sol, et au détriment toujours plus brutal des peuples, et plus particulièrement, en leur sein, des salariés qui sont les véritables créateurs de richesses.

Face aux sanctions, aux guerres ouvertes ou insidieuses, à la soumission des peuples, la bataille de l’information et des idées ne fait que commencer

Cependant, régression, domination, sanctions et guerres – tout cela n’est pas inévitable. Face aux puissances qui disposent de ces armes mondialisées, la bataille de l’information peut être décisive, en rétablissant la vérité, en donnant du grain à moudre à l’esprit critique, en rappelant les enjeux.

Pour cela, on ne saurait évidemment s’en remettre aux médias dominants. Mais sans doute pas non plus aux projets de médias alternatifs, surtout s’ils se proposent d’être «humanistes», «antiracistes», «féministes», «écologistes»… et qu’ils omettent de faire allusion aux enjeux internationaux (cette lacune, incroyable mais significative, apparaît par exemple dans le «Manifeste pour la naissance d’un nouveau média citoyen» rédigé par un collectif de personnalités).

Face aux sanctions, aux guerres ouvertes ou insidieuses, à la soumission des peuples, la bataille de l’information et des idées ne fait que commencer.

Du même auteur : Pour les dirigeants européens, le film d’horreur reprend…