RT France : La coalition internationale a abattu un avion de combat syrien le 18 juin. Il s'agit là d'une deuxième attaque de la coalition contre l’armée syrienne en dix jours. Comment expliquer cette action, qui a eu lieu alors que les forces pro-gouvernementales syriennes ont récemment atteint la frontière avec l'Irak, repoussant les terroristes de Daesh ?
Alexandre Del Valle (A. d. V.) : A mon sens, il s'agit là de communication politique et militaire. C'est une façon pour la coalition internationale de dire : «Nous combattons Daesh mais nous ne sommes pas les amis du régime syrien.» Je trouve cela assez absurde d'un point de vue stratégique : il vaut mieux avoir un seul ennemi à la fois, ou tout du moins savoir hiérarchiser ses ennemis. Cette opération ressemble à la frappe opérée sur la base militaire syrienne après l'attaque à Khan Cheikhoun contre un camp d'Al-Qaïda, où l'emploi de sarin a été bien vite attribué au gouvernement syrien. Je pense que, dans tous ces cas de figure, il s'agit d'une façon de faire plaisir à ceux qui ne veulent pas cautionner le régime. Ces frappes ne sont toutefois pas du tout déterminantes contre l'armée syrienne. Il s'agit surtout d'envoyer un message, et cela brouille simplement un peu plus les pistes et achève de démontrer que Donald Trump est peu cohérent et trahit en partie ses promesses de campagnes, soi-disant anti-interventionnistes et son annonce selon laquelle il s’entendrait tactiquement avec Damas et Moscou face à l’ennemi principal islamiste-djihadiste.
Les Occidentaux ont rasé des villes entières dans leur lutte contre le nazisme – sans même évoquer la bombe atomique, employée au Japon
RT France : Ces frappes ont aussi lieu alors que la coalition internationale est pointée du doigt par l'ONU à cause du nombre alarmant de victimes civiles lors de ses bombardements sur Raqqa. Doit-on s'attendre à une réaction du gouvernement syrien ?
A. d. V. : Je ne pense pas. Car, à Raqqa, l'objectif est d'essayer d'éradiquer le noyau dur de l'Etat islamique en Syrie. Il n'y a aucun intérêt, pour le gouvernement syrien, à essayer de venger la perte de civils dans un fief ennemi alors même qu'il pratique également de son côté une politique de bombardements massifs touchant aussi des civils. C'est une situation classique en cas de guerre. Les Occidentaux ont rasé des villes entières dans leur lutte contre le nazisme – sans même évoquer la bombe atomique, employée au Japon. Ils sont à l'origine de dégâts humain, sociaux énormes et ont entraîné la mort directe (par raids aériens) et indirecte (par embargos inhumains, en Irak par exemple) de centaines de milliers d’innocents, principalement civils. Ces méthodes ont été employées en Afghanistan, au Pakistan, en Irak comme en Libye. Malheureusement, démocratie ou non, dans des guerres totales, notamment face à un ennemi qui aime la mort et se cache au sein des civils, on ne peut éviter que des innocents meurent dans les bombardements.
Le gouvernement syrien ne va certes probablement pas se gêner pour critiquer la coalition internationale et dire qu'elle agit de la même manière que lui, peut-être même pire que lui. Je ne vois pas en quoi le gouvernement syrien aurait intérêt à répondre militairement à ces bombardements à Raqqa. Il n’a jamais répondu directement à l’armée israélienne, il sait où se situent ses limites. Son seul intérêt, aujourd'hui, est de survivre, de sauver les meubles dans ce qu'il lui reste de pré-carré, et de voir ses ennemis s'affaiblir.
La coalition internationale est dans une position où elle ne peut plus faire croire qu'elle ne se rend pas compte que, dans ce genre de guerres, il y a forcément des dommages collatéraux
RT France : L'utilisation de munitions au phosphore blanc lors des bombardements sur Raqqa a été évoquée, avec comme preuves à l'appui vidéos et photographies. La coalition a déjà confirmé avoir eu recours à une telle substance à Mossoul. Pourquoi, selon vous, la coalition internationale se met-elle à utiliser ce type d'armements ?
A. d. V. : Je n'ai pas la légitimité pour affirmer que la coalition internationale a eu recours au phosphore blanc ou non, même si nombre de spécialistes et ONG en attestent et si les intéressés eux-mêmes n’ont pas pu le nier. Je pense simplement que cette coalition doit faire le maximum pour obtenir des résultats rapides. Déloger des terroristes qui se cachent au sein de populations civiles entraîne toujours des «dommages collatéraux», comme on dit de manière pompeuse. Je ne pense pas que ce soit volontaire, même si ce type de bombes a pour but de terrifier l’ennemi et de faire des dégâts physiques (brûlures et douleurs atroces, internes jusqu’aux os) et psychologiques plus que dissuasifs.
La coalition internationale est dans une position où elle ne peut plus faire croire qu'elle ne se rend pas compte que, dans ce genre de guerres, il y a forcément des dommages collatéraux. Et que ces derniers ne sont pas uniquement le fait des armées syrienne et russe. Qui veut éradiquer les terroristes se protégeant en utilisant des civils comme boucliers humain se retrouve forcément à tuer des innocents. Israël l'a expérimenté plusieurs fois face au Hezbollah et au Hamas. C'est inévitable. Même la démocratie la plus scrupuleuse ne peut faire autrement. C’est là que les terroristes sont diaboliques, car ils placent les démocraties placent dans un cercle vicieux terrible : «Soit vous ne répondez pas et nous gagnons, soit-vous répondez et nous gagnons médiatiquement puisque vous tuez des innocents avec nous.»
RT France : L'Iran, soutien important de l'armée syrienne, a frappé des zones rebelles en Syrie en représailles après l'attentat de Téhéran. Les Américains intensifient eux leur présence en Syrie (notamment par le déploiement de lance-roquettes multiples HIMARS). Existe-t-il un risque d'affrontement direct entre les Etats-Unis et l'Iran ?
A. d. V. : Il peut y avoir un affrontement sur le territoire syrien, mais je pense qu'il restera essentiellement indirect, le gouvernement syrien et les rebelles restant interposés. Il est vrai que Donald Trump avait promis de ne pas se faire interventionniste, qu'il privilégierait la lutte contre le terrorisme et ne considérerait pas le régime syrien comme un ennemi. Cette vision est en train de changer, mais cela n’est pas vraiment surprenant. Car, dans son programme, Donald Trump s'annonçait déjà comme très hostile à l'Iran. Or, la Syrie est farouchement protégée par le gouvernement iranien, plus attaché à Bachar el-Assad que la Russie. On observe aussi un rapprochement de Donald Trump avec l'Arabie Saoudite : il a participé à la mise à l'index du Qatar – tout en lui vendant des armes –, ce dernier étant à son goût trop proche non seulement du Hamas et des Frères musulmans, mais aussi de l'Iran.
L'armée syrienne reste le dispositif majeur pour que l'Iran puisse contrôler le Proche-Orient et pour que Téhéran et Moscou disposent d'un accès à la mer Méditerranée, à Israël et au Liban
La guerre régionale qui s'intensifie n’opposera pas forcément les Etats-Unis à l’Iran, mais l'Arabie saoudite leader du camp sunnite face à l'Iran et son croissant chiite. L'Amérique a, dans tout cela, choisi comme ennemi non seulement Daesh et le terrorisme djihadiste sunnite mais également l'Iran, ce qui est une situations trouble car on ne peut pas avoir deux ennemis en même temps, au risque de ne combattre efficacement aucun d’entre eux. Par exemple, en Irak, face au djihadisme sunnite et surtout aux ex-baasistes de Saddam Hussein, les Etats-Unis soi-disant ennemis de l’Iran, ont permis à Téhéran de contrôler la partie chiite de l’Irak, et dans leur volonté d’endiguer l’Iran révolutionnaire sur d’autres fronts, Washington est resté pieds et poings liés à la monarchie wahhabite saoudienne qui a pourtant créé l’ennemi salafiste-djihadiste que les Etats-Unis combattent aussi… Et pour continuer à endiguer «l’ennemi russe» post-soviétique, les Etats-Unis se sont privés d’une alliance russo-occidentale que Poutine avait pourtant proposé un an avant le 11 septembre en Afghanistan, notamment face à l’ennemi commun djihadiste-sunnite… Cette situation est inquiétante, car plutôt que de se focaliser sur l'ennemi principal, le djihadisme islamiste sunnite, Washington et ses alliés considèrent qu'il y a au moins deux ennemis aussi importants l'un que l'autre, voire même que l'ennemi iranien ou russe est plus important que l'islamisme radical. C'est dans ce contexte de nouvelle Guerre froide opposant les russo-iraniens aux saoudo-américains qu'il faut replacer notamment les bombardements de la coalition visant l'armée syrienne, lesquels ont entraîné la fin de l’accord pourtant fondamental de désescalade russo-américain dans le ciel syrien désormais capable de devenir un terrain d’affrontement direct... Car l'armée syrienne reste le dispositif majeur pour que l'Iran puisse contrôler le Proche-Orient et pour que Téhéran et Moscou disposent d'un accès à la mer Méditerranée, à Israël et au Liban. La Syrie est la pièce maîtresse de l'Iran comme de la Russie. Et les Etats-Unis veulent contenir, voire chasser ces deux puissances de cette zone, quitte à continuer à y aider des forces sunnites radicales. Le message américano-saoudien consécutif aux bombardements américains en Syrie est destiné tant à l’Iran et à la Russie qu’au régime syrien qui n’est que l’ombre de lui-même et n’existe plus sans ses deux protecteurs : «Nous ne voulons plus que l'Iran étende son influence au Proche-Orient et nous voulons endiguer la Russie en contribuant (avec les rebelles sunnites arabes et les kurdes) à renverser le régime pro-russe en place.» Les Etats-Unis ont l'air aujourd'hui de choisir la voie de la déstabilisation du camp iranien, tant en Iran, en aidant les rébellions ethniques iraniennes, qu’en Syrie ou au Yémen, où les Etats-Unis aident la coalition arabo-saoudienne qui bombarde les rebelles chiites-houtistes.
RT France : Comment expliquer le changement de stratégie de Donald Trump sur la question syrienne ?
A. d. V. : Plus que d'un changement, il s'agit d'une clarification de sa part. Pour gagner le vote des électeurs déçus par toutes les politiques précédentes et effrayés par la menace du terrorisme islamique, Donald Trump a joué au sceptique face aux pays du Golfe. Il a eu l'air de considérer l'islamisme sunnite radical comme l'ennemi principal. Mais en parallèle, il a, à de nombreuses reprises durant sa campagne, désigné l'Iran comme l’ennemi suprême régional et comme un Etat terroriste à renverser à terme.
Il est certain que Donald Trump mentait en affirmant que les djihadistes sunnites étaient ses principaux ennemis : il disait précisément cela tout en soutenant l'éradication du régime iranien
Il redevient donc aujourd'hui plus cohérent sur ce seul point : son obsession anti-iranienne – qui fait plaisir à ses alliés républicains – ne peut que se traduire par une contradiction de sa promesse de campagne, selon laquelle le régime syrien ne serait pas un ennemi. Cela ne pouvait être qu'un mensonge : car quand on suit l'axe saoudien et qu'on considère l'Iran comme l'ennemi suprême, on ne peut pas dire la vérité en affirmant que le régime syrien n'est pas le problème et qu'on peut s'entendre avec lui contre le soi-disant problème majeur Daesh. Il est certain que Donald Trump mentait en affirmant que les djihadistes sunnites étaient les principaux ennemis : il disait précisément cela tout en soutenant l'éradication du régime iranien.
En outre, il a besoin de séduire les républicains car il est très affaibli par toutes ces accusations lui reprochant d'être pro-russe. Pour se faire pardonner, il se rapproche d'une vision très anti-iranienne et pro-saoudienne, donc de facto moins amicale envers la Russie, vision classique aux Etats-Unis, tant chez les républicains que chez les démocrates.
RT France : Donald Trump n'est plus en mesure, selon vous, d'apaiser la situation en Syrie ou avec Téhéran ?
A. d. V. : Malheureusement, je pense que ce qui est le plus important aux yeux de Donald Trump reste son slogan America first. Et cela passe notamment par la vente d'armes, d'avions et autres marchandises aux pays du Golfe, clients incomparables. Toute la politique de Donald Trump, depuis quelques semaines, correspond à la tradition américaine en matière de politique extérieure. Il est en train de se plier aux impératifs de cette stratégie géo-économique qui prime sur tout, car ces impératifs le dépassent. Il ne pouvait pas, à lui seul, instaurer une collaboration étroite avec la Russie, intégrer le régime syrien dans la lutte contre l'islamisme radical ou encore rompre avec l'Arabie Saoudite, voire le Pakistan. Le système qui est au dessus de lui ne le permettrait pas. Le lobby militaro-industriel et les grands stratèges américains issus des service de renseignement et de l'armée mais aussi les élus du Congrès et du Sénat – des forces très puissantes – exigent ce rapprochement avec l'Arabie saoudite et l'abandon du rapprochement avec la Russie ou la Syrie. Dans ce contexte, il n'y avait pas beaucoup d'options pour Trump : soit il restait ce personnage de la campagne, qu'on a cru révolutionnaire et pro-russe, et allait finir par être victime d'un impeachment, soit il devait faire des concessions en rétrogradant ou renvoyant les «pro-russes» (Flynn, Bannon, etc). A mon avis, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait être le plus fort. Sur le plan constitutionnel, le président américain a beaucoup de pouvoir mais il y a de très importants contre-pouvoirs qui peuvent rendre son action totalement inaudible, inefficace et nulle si elle est «non-conforme». Même les petites décisions que Donald Trump a pu prendre ont été contredites par des juges. Le roi est virulent verbalement, mais il est nu. Il se rend très bien compte qu'il ne peut pas faire ce qu'il veut. Il est donc en train d’infléchir sa stratégie syrienne et il donne régulièrement des gages, notamment via les différentes frappes auxquelles nous avons assisté. Seul point positif, autour duquel Russes et Américains peuvent converger, si Erdogan échoue à convaincre Poutine du contraire : l’aide aux rebelles kurdes face aux djihadistes.
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