RT France : Associée au MoDem, La République en marche (LREM) a obtenu une très large majorité avec 350 sièges. Un score proche de celui de l'UMP en 2002 après la réélection de Jacques Chirac mais bien en dessous des projections du premier tour des législatives. La déferlante attendue LREM a-t-elle bien eu lieu selon vous ?
André Bercoff (A. B.) : Il faut relativiser la différence entre les projections et les résultats. J'estime que la déferlante a eu lieu, et très largement. Il faut toujours faire attention avec les sondages qui sont à la réalité ce que la carte est aux territoires. Le fait est – quoi que l'on puisse penser d'Emmanuel Macron et de son programme – qu'une formation qui n'existait pas il y a un peu plus d'un an obtienne la majorité absolue à elle seule (LREM est a 308 députés) est tout de même quelque chose d'étonnant.
C'était une formation inexistante il y a encore quelques mois et dont la moitié, si ce n'est les deux tiers, des membres n'avaient aucune existence publique ces quelques dernières semaines. Qu'elle arrive à une telle majorité en dit long sur le paysage politique français actuel. On peut parler d'un phénomène étonnant et inédit. Comme vous le disiez, l'UMP avait obtenu une majorité comparable en 2002 mais la situation était particulière, c'était une élection au lendemain de la présence Jean-Marie Le Pen au second tour. La façon dont La République en marche s'est imposée montre en creux la décomposition de tout un horizon et paysage politique français qui était une termitière depuis longtemps. Cette décomposition est arrivée, en quelque sorte, à maturité avec l'élection d'Emmanuel Macron.
On voit se dessiner avec Emmanuel Macron un retour à la Ve République telle qu'elle avait été initiée avec la primauté donnée à l'exécutif
RT France : Seuls 25% des députés sont des sortants jouant leur réélection. La promesse d'Emmanuel Macron de permettre le renouvellement des élus a été tenue. Est-ce une nouvelle réjouissante ou doit-on au contraire craindre cette Assemblée formée d'élus novices ?
A. B. : Je dirais : «Ni l'un ni l'autre mon général !» Il est vrai que 75% de renouvellement à l'Assemblée nationale est du jamais vu et qu'un grand nombre de ces nouveaux députés sont novices. Mais ils seront très bien encadrés. On voit qu'Emmanuel Macron et son entourage font tout pour, tant au niveau des médias qu'en termes de communication. Les députés LREM vont même aller faire des séminaires de formation et de coaching.
On verra ensuite ce que cette nouvelle Assemblée donnera. Comme on dit, c'est au pied du mur qu'on voit le maçon ! Il est beaucoup trop tôt pour dire si l'irruption de plusieurs dizaines de novices dans l'hémicycle donnera quelque chose de positif ou non. Il faut laisser le temps au temps. Car le temps politique n'est, heureusement, pas le temps médiatique. C'est à l'aune des mesures prises que l'on pourra juger ces nouveaux élus.
Il est néanmoins incontestable que, dans cette configuration, l'exécutif se présente comme très fort. Ce n'est pas nouveau dans la monarchie républicaine qu'est la Ve République mais on voit se dessiner avec Emmanuel Macron un retour à la Ve République telle qu'elle avait été initiée avec la primauté donnée à l'exécutif. On verra au fil des mois si, parmi ces 350 députés, des frondes ou des scissions se font jour. Mais encore une fois, on ne pourra juger cette Assemblée inédite qu'à l'aune des réalisations. C'est là où le défi est grand pour ces députés.
Cette nouveauté permettra-t-elle de réconcilier les citoyens, dégoûtés de la politique (58% des électeurs ne sont pas allés voter aux législatives ce qui est aussi un autre record significatif), avec leurs représentants ? C'est à souhaiter mais, là encore, il faudra attendre et observer.
Je ne dirais pas que le PS est mort mais il est dans un coma prolongé, s'il n'est pas même victime d'acharnement thérapeutique
RT France : Si on remonte six ou sept mois en arrière, l'élection présidentielle comme les législatives semblaient déjà gagnées pour la droite et les Républicains. Ce parti a obtenu 137 sièges mais est bien en-dessous de ses objectifs. Cet effondrement est-il imputable uniquement à François Fillon et sa campagne entachée d'affaires ou les Républicains dans leur ensemble, à l'instar du Parti socialiste, ne pouvaient éviter cette crise de légitimité ?
A. B. : Je crois qu'effectivement le PS a vu sa décomposition s'achever au cours de la primaire de la gauche et dans ces conséquences, dans la campagne de Benoît Hamon. Je ne dirais pas que le PS est mort mais il est dans un coma prolongé, s'il n'est pas même victime d'acharnement thérapeutique. Quant aux Républicains, même s'ils ont sauvé leur peau en nombre de députés, ils font face à un problème très important : une fracture entre les partisans d'une droite libérale qui adhérent au projet macronien et qui vont être à ses côtés ou du moins voter un certain nombre de ses lois et les artisans d'une droite qui se veut souverainiste, préoccupée par les questions identitaires, sécuritaires et d'immigration.
L'enjeu majeur des prochaines années pour la droite sera de savoir si une droite alternative réussira à émerger
L'enjeu majeur des prochaines années, pour la droite, sera de savoir si une droite alternative réussira à émerger. Une droite qui va réunir non pas le Front national mais les électeurs du FN avec ceux de cette droite dite forte, dite souverainiste, plus campée sur ses positions, notamment en matière sociétale. Pour cela, tout dépendra de la réussite ou non de l'ensemble des réformes que l’exécutif français veut apporter dans le paysage français.
On va sûrement observer également la consolidation d'une gauche de la gauche, car Jean-Luc Mélenchon a siphonné une partie de l'aile gauche du PS. Il y aura certainement une gauche Mélenchon et une gauche Ruffin – qui sera un peu à ce mandat le Daniel Cohn-Bendit des années 1970. A droite, la scission, comme je le disais, va séparer les tenants du grand projet européen, libéral, centriste (pas au sens «Bayrou» du terme mais dans la définition d'Emmanuel Macron, c'est-à-dire mondialiste et mondialisée) et une droite qui va essayer – mais y arrivera-t-elle seulement ? – de capter ce que Christophe Guilluy a appelé la «France périphérique» qui se sent laissée pour compte.
Nous sommes aujourd'hui à un tournant. D'un côté, il y a cette grande désaffection des Français par rapport à leurs représentants et, de l'autre, une envie de faire bouger les choses
RT France : Vous avez évoqué l'abstention record. Les chiffres du vote blanc sont également très significatifs. Il a atteint des niveaux historiquement haut, démontrant à la fois une défiance envers les candidats mais également un attachement à la politique. Avec la crise des grands partis et le développement de formations transpartisanes, peut-on espérer une réappropriation citoyenne de la politique ou la défiance est-elle désormais trop ancrée ?
A. B. : C'est difficile à dire. Quand on parle de l'abstention et du vote blanc, on évoque avant tout la défiance mais il y a aussi une part non négligeable d'indifférence qui existe. C'est-à-dire une prise de conscience de la part des citoyens – chose que j'ai beaucoup entendue à la radio ou lue sur les réseaux sociaux – qu'il n'y a rien à espérer des représentants politiques.
Je pense néanmoins qu'il peut tout à fait y avoir un regain d'intérêt des Français pour la politique si le sentiment qu'il existe une marge de manœuvre se développe à nouveau. Ce n'est pas nouveau mais en France, comme en Europe et aux Etats-Unis, on est face à trois crises qui se juxtaposent et qui, bien loin de s'annuler, peuvent à terme conduire à l'implosion : la crise économique, la crise identitaire - qu'on a très longtemps mise sous boisseau - et la crise politique. Cette dernière fait naître de nombreuses interrogations. Y a-t-il encore un pouvoir national ? Peut-il encore avoir un sens à l'heure de la mondialisation et des tumultes de la multipolarité ? Les Français ont conscience de cela et se disent que jusqu'à présent, ils n'ont fait que subir ces trois crises sans qu'on leur apporte les solutions. Il y a ce sentiment que face à elles, on ne fait que mettre des cautères sur des jambes de bois.
Il faudra prendre le temps d'analyser ce qui a pu se passer avec Emmanuel Macron, comprendre comment ce blitzkrieg a eu lieu
Si des hommes politiques arrivent à montrer qu'on peut faire évoluer la situation, même si cela produira des manifestations et des réactions dans la rue – toute réforme entraîne sa dose de mécontentement –, la défiance et l'indifférence pourront s'amenuiser.
Nous sommes aujourd'hui à un tournant. D'un côté, il y a cette grande désaffection des Français vis-à-vis de leurs représentants et, de l'autre, une envie de faire bouger les choses. On peut parler autant qu'on veut d'opération de communication et de marketing dans la victoire d'En Marche et d'Emmanuel Macron, il faudra prendre le temps d'analyser ce qui s'est a pu se passer avec Emmanuel Macron, comprendre comment ce blitzkrieg a eu lieu. Comment, à un moment donné, peut-on rentrer dans l'histoire, non pas par la porte de service, mais pratiquement par effraction. Emmanuel Macron est réellement entré par effraction et a réussi cela en ayant recours à une stratégie de start-up : s'entourer d'un petit groupe de personnes, dire «J'ai une offre et un produit différent»... ou tout du moins qu'il a présenté comme différent. Des millions de gens l'ont perçu comme tel et ont adhéré à cela en votant pour lui. Aujourd'hui, tout reste à faire. Est-ce qu'Emmanuel Macron va montrer qu'au-delà de cette effraction, de sa prise du pouvoir et de l'espace politique, il est capable d'agir ? Quoiqu'on en pense, il faut lui laisser le temps. Ce n'est pas en trois semaines que l'on peut sentir les résultats.
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