Plus encore que le résultat du second tour, c’est la représentation de celui qui comptera, analyse Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel et du site www.ruptures-presse.fr.
C’est peu dire que les élections françaises passionnent la presse des différents pays européens. De Berlin à Rome, de Lisbonne à Copenhague – on a fait ici l’impasse sur Ljubljana ou Vilnius – les grands journaux multiplient reportages, enquêtes, commentaires, et spéculations sur les suites du scrutin.
Les chancelleries elles-mêmes y vont de leur propre partition, même si les déclarations et les confidences s’expriment évidemment en termes plus diplomatiques. Et encore : pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, le président de la Commission a ouvertement donné sa consigne de vote – inutile de préciser laquelle. La chancelière allemande, pourtant prudente à l’accoutumée, n’a pas été en reste.
Pour s’en tenir aux médias dominants, deux approches se côtoient. La première tente de décrypter les motivations des électeurs, les programmes des candidats, et le contexte économique et social du pays. La seconde est plus diffuse : elle s’efforce d’anticiper les conséquences, pas seulement institutionnelles et directes, mais plus encore en termes de perspectives et de rapports de force, particulièrement au niveau de l’Union européenne.
Cette piste est la plus intéressante, car on sent s’ébaucher les discours et «éléments de langage» qui jailliront dimanche soir à 20h01, et dont les téléspectateurs français auront la primeur.
Ce qu’on pourrait nommer le «syndrome de 20h01» – ce qui sera présenté sur les grandes chaînes dans les premiers instants – revêt une importance fondamentale, car il structurera la représentation de l’état idéologique et politique de la France pour les semaines et les mois, voire les années à venir.
Certes, la réalité des événements du futur proche compte : formation d’un gouvernement, résultats des législatives, éventualité de mouvements sociaux ; mais compte bien plus encore la représentation de cette réalité, quand bien même cette représentation repose sur des illusions, des croyances, des promesses hypothétiques ou attribuées.
Si l’adversaire d’Emmanuel Macron engrange un score dépassant les 40%, alors les mines des commentateurs, politiciens ou journalistes, s’allongeront d’un coup
Cela pourrait être ainsi résumé : si Marine Le Pen obtient moins que les 40% qui lui sont grosso modo accordés aujourd’hui par les sondages, le thème de 20h01 pour la caste politico-médiatique européenne, et d’abord française, sera : «on a gagné ! on a gagné» sur l’air que les supporters de foot connaissent bien.
Car – on peut ici en prendre le pari – il nous sera expliqué que les Français «ont finalement choisi la voie de la raison» et «sauvé la République du péril populiste» (variante : «fasciste») ; que «la France ouverte» (variante : accueillante à la mondialisation) a finalement pris le pas sur la France «du repli» (variante : «de la haine de l’Autre») ; et que cette sagesse recouvrée ouvre désormais les portes à une relance de l’intégration européenne. Un thème sur lequel le nouvel élu ne manquera pas de surfer.
A l’inverse, si l’adversaire d’Emmanuel Macron engrange un score dépassant les 40%, alors les mines des commentateurs, politiciens ou journalistes, s’allongeront d’un coup, tandis que l’angoisse qui ne cesse de tarauder Bruxelles et les capitales européennes depuis le Brexit – en réalité depuis plus longtemps que cela – resurgira à la puissance dix. Il sera plus difficile, dans ces conditions, de renouer avec «la belle aventure européenne».
C’est là qu’il convient de comprendre le paradoxe de la situation. On peut en effet douter que la candidate soutenue par le Front national et désormais par Debout La France, aurait les moyens, ou la volonté, de s’opposer radicalement à l’UE, a fortiori d’en sortir. Mais ce costume lui a tellement été collé par ses adversaires que c’est sur cette probable illusion que se construira la représentation du résultat.
Ce constat peut paraître frustrant et injuste, tant il choque la rationalité spontanée. Mais selon la formule connue, «les effets d’une illusion ne sont jamais illusoires».
Le Monde semble avoir parfaitement intégré cet enjeu. Après le débat du 3 mai, le journal barre ainsi sa une (édition datée du 05/04/17) d’un énorme «Marine Le Pen : la stratégie du mensonge». Le quotidien de référence des élites dominantes troque ainsi sa légendaire retenue journalistique pour un treillis de combat en dit long sur l’enjeu. Libre à chacun d’interpréter à sa manière son appel implicite mais pressant à faire le «bon choix».
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