La presse occidentale était quotidiennement à l’affût de la moindre victime civile pendant la libération d’Alep, mais elle ne dit plus rien de celles qui se multiplient à Mossoul, s'indigne l'historien John Laughland.
Pendant la bataille pour la ville d'Alep, dont la partie décisive a duré plusieurs mois à la fin de 2016, les médias occidentaux étaient saturés de reportages soulignant le triste sort des victimes civiles. Par contre, pendant la bataille de Mossoul, qui est actuellement en cours, il y a relativement peu de reportages sur la bataille et pratiquement rien sur les victimes civiles.
Comparons, à titre d'exemple, la façon dont le journal britannique The Guardian a rendu compte des deux batailles. Le moteur de recherche du site du journal nous permet de faire facilement le décompte. Il y avait, en décembre 2016, 78 articles sur Alep. Cela fait plus de deux articles par jour. Il y a en a eu 46 en octobre et 29 en novembre. Sur Mossoul, par contre, en mars 2017 (la bataille entre dans sa phase décisive), il y en a eu 4, et 11 en février.
Un grand nombre de reportages se sont concentrés sur la souffrance de certains individus, et non pas sur la souffrance en général
Sur les 78 articles de décembre 2016 publiés par The Guardian sur Alep, au moins 37, la moitié, mettaient en avant la souffrance des civils, par exemple en évoquant celle-ci explicitement dans les titres. Certains ont été directement écrits par les partisans de la rébellion ou leurs alliés, d'autres, très nombreux, rendaient compte de la dénonciation des tactiques militaires syriennes et russes par les dirigeants occidentaux ou par des fonctionnaires de l'ONU – cette ONU dont le travail sur la Syrie a été, dès le départ, déformé par son parti pris politique en faveur de la rébellion. Ces dénonciations étaient d'une virulence rare : un ancien ministre britannique a comparé, dans un débat à la Chambre des communes, la bataille d'Alep avec l'attaque contre la ville de Guernica par l'aviation de l'Allemagne nazie pendant la guerre d'Espagne, un crime de guerre emblématique qui a été immortalisé par le fameux tableau de Picasso.
Pendant toute la guerre civile en Syrie, les médias occidentaux ont fait abstraction du caractère ouvertement islamiste de la rébellion anti-Bachar
Sur Mossoul, le contraste pourrait difficilement être plus important. Sur les quatre articles publiés par The Guardian pendant que la bataille faisait rage en mars 2017, aucun ne fait référence à la souffrance des civils. Sur les 11 articles publiés en février 2017, un seul fait une allusion pudique à la souffrance potentielle des civils et au «risque» auquel ils sont exposés.
Sans doute pourrait-on multiplier les exemples en faisant une recherche plus complète sur les médias occidentaux en général. Mais la différence entre la couverture médiatique de ces deux batailles fondamentalement identiques ne réside pas seulement dans les chiffres. Non seulement le matraquage médiatique sur Alep était intense en termes de quantité ; il l'était aussi qualitativement. Nous avons assisté, en effet, au déploiement de ce qu'il faut bien appeler une «propagande», dans la mesure où un grand nombre de reportages dans la presse écrite comme à la télévision se sont concentrés sur la souffrance de certains individus, et non pas sur la souffrance en général.
On pense notamment au jeune garçon couvert de poussière qui a fait pleurer la présentatrice de CNN, et dont l'image a fait le tour du monde (Tapez Omran Daqneesh dans Google images et vous verrez). On pense aussi à Bana, la jeune fille de sept ans, qui tweetait tout au long de la bataille d'Alep pour susciter la compassion de ses 200 000 suiveurs. Les doutes sur l'authenticité de ses tweets n'en a aucunement limité l'impact : elle a été reçue par le président turc Erdogan à la fin de son calvaire, où elle a livré un numéro touchant, en parfait anglais, ce qui est impressionnant pour une fillette arabe se sept ans. Ce genre de combine relève très clairement de la propagande, car c'est dans l'individualisation de la souffrance que la propagande remplace l'information.
On oublie non seulement les leçons de l'histoire mais aussi les leçons les plus élémentaires du christianisme : «Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre»
Individualisation de la souffrance, mais aussi individualisation de la culpabilité pour celle-ci. Pendant la bataille d'Alep, les coupables étaient clairement désignés : Bachar et Poutine, deux hommes d'Etat forts. Les deux étaient, bien évidemment, identifiés à Hitler. Mais qu'en est-il de la bataille de Mossoul ? Quel lecteur moyen d'un journal occidental connaît le nom du président ou du Premier ministre irakien, dont les forces essaient de s'emparer de Mossoul et qui portent donc la responsabilité de ces opérations militaires ? Et même dans le délire anti-Trump, pourquoi son nom n'est-il jamais cité comme co-responsable pour le sort des victimes civiles ? La réponse est claire : parce que, dans le cas de la bataille de Mossoul, les médias occidentaux font la propagande inverse de celle qu'ils ont fait pour Alep. Ils préfèrent ne pas parler trop de la bataille de Mossoul, car la comparaison est sans doute un peu gênante, et quand ils en parlent, ce sont les rebelles, en l'occurrence l'Etat islamique, qui sont les méchants. Pendant toute la guerre civile en Syrie, par contre, on a fait abstraction du caractère ouvertement islamiste de la rébellion anti-Bachar.
Cette focalisation sur les individus, victimes ou coupables, est la quintessence de la propagande. En individualisant la souffrance et la culpabilité, on la grossit. La victime est totalement innocente, le coupable totalement coupable. Les deux incarnent, pour ceux qui veulent bien y croire, le caractère binaire du conflit, qui est présenté comme une lutte entre le bien et le mal, entre le président d'un Etat gigantesque et un petit enfant démuni.
Le pire, c'est que les vieilles rengaines continuent de fonctionner. On se souvient de l'affaires des couveuses du Koweït, et de la révélation qu'elle a été un coup de propagande, mais on oublie avoir été dupe et on croit à la prochaine tromperie. Pire, on oublie non seulement les leçons de l'histoire mais aussi les leçons les plus élémentaires du christianisme : «Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre». Voilà les fruits amers de sociétés sans foi ni loi... ni mémoire.
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