On se languissait. Cela faisait si longtemps que Bernard-Henri Lévy n’était pas apparu dans le monde, ou plutôt dans Le Monde. Précisément depuis le 26 juin – une éternité ! – lorsque l’immense philosophe nous édifiait sur la catastrophe du Brexit. Depuis, le malheureux avait dû poursuivre son chemin de croix avec l’élection de Donald Trump.
Cette fois, c’est bien sûr le sort d’Alep qui vient d’imposer au géant de la pensée de sortir de cette ascèse médiatique. Encore le fait-il avec le talent qu’on lui connait, tout en sobriété et en retenue. Il y est question d’«Assad, avec sa grande silhouette terne où se vautre l'âme la plus vile, la plus noire, la plus lâche, des salauds de notre temps» et des bombardements sur la ville «tandis que, repêchés dans ces mers de sang, les survivants, quand il y en a, sont envoyés dans des chambres de torture ou achevés».
Bernard-Henri se préparait-il à nous quitter ? A demander l’asile en Libye, par exemple, où il s’est fait tant d’amis lors de son épopée lyrique pour chasser le colonel Kadhafi ?
Mais soudain, le lecteur est saisi d’effroi en lisant cet aveu : «J’ai honte de moi». On a envie de l’implorer afin qu’il revienne à des propos plus sensés. Mais on est rapidement soulagé, car le maître précise les raisons de cette humilité : «J’ai honte de moi parce que j’ai plaidé, hurlé dans le désert […] en vain». Bref, il a surtout honte des autres, ce qu’il développe dans les paragraphes qui suivent : «J’ai honte de vous, de nous tous […], des radios et des chaînes d’information […], de l’ONU […], de Donald Trump […]».
Honte, enfin, de «ceux que je dois, paraît-il, continuer d’appeler mes concitoyens». Cette phrase est angoissante. Bernard-Henri se préparait-il à nous quitter ? A demander l’asile en Libye, par exemple, où il s’est fait tant d’amis lors de son épopée lyrique pour chasser le colonel Kadhafi ? Depuis, comme nul ne l’ignore, le pays est devenu un havre de paix, de prospérité et de bonheur.
Avant qu’il ne nous quitte – ce qu’à Dieu ne plaise – le stratège livre sa solution : «bombarder les bombardiers»
Ainsi, BHL nous abandonnerait ? Nous, «Européens repus» comme il nous décrit de manière si poignante – l’expression fera chaud au cœur des 85 millions de miséreux de l’UE enfin fraternellement associés aux malheureux imposés sur la fortune et autres possesseurs de villas au Maroc…
Mais avant qu’il ne nous quitte – ce qu’à Dieu ne plaise – le stratège livre sa solution : «Bombarder les bombardiers.» On ne sait si le conseil inspirera les militaires, mais une évidence s’impose : puisque les Américains nous ont honteusement privés d’Hillary Clinton à la Maison-Blanche, qui eût, à n’en pas douter, assuré la paix perpétuelle sur la planète, il faudrait dare-dare envoyer notre sauveur à l’Elysée. Histoire de rabattre un peu le caquet de Vladimir Poutine, le responsable en chef des tragédies présentes, et de son «narcissisme furieux», selon l’expression fulgurante du philosophe (qui s’y connaît).
Par ces temps tourmentés, une autre source d’effroi nous tenaille : qu’est devenu l’héroïque trio Duflot-Mariton-Menucci ? La France entière tremble sur le sort des ces trois valeureux parlementaires qui, le 11 décembre, n’écoutant que leur courage, ont décidé de se rendre à Alep.
Les députés comptaient-ils protéger femmes et enfants en faisant barrage de leur corps ? Etaient-ils porteurs d’un petit mot personnel de réconfort de la part du maître de l’Elysée ?
Les auditeurs et téléspectateurs chanceux n’avaient rien manqué de leur embarquement à Orly, direction la Turquie. «Un voyage à titre strictement humanitaire» ont bien précisé nos héros. Au demeurant, une querelle majeure entre eux n’était point à craindre. Cécile Duflot est issue des Verts, et s’ennuyait un peu depuis que la primaire écolo l’a débarquée dès le premier tour. Hervé Mariton avait, lui, été refoulé avant même d’avoir concouru aux primaires de la droite. Seul le socialiste Patrick Menucci – qui a été décoré en février dernier «député de l’année» – n’a pas tenté sa chance dans la pré-course présidentielle. Mais qui sait…
Quel était le but de cette passionnante aventure ? «On ne peut pas laisser la population mourir sans réagir» avait judicieusement indiqué Madame Duflot, sans autre précision. Les députés comptaient-ils protéger femmes et enfants en faisant barrage de leur corps ? Etaient-ils porteurs d’un petit mot personnel de réconfort de la part du maître de l’Elysée ? Ou plus généreusement encore, prévoyaient-ils de faire un compte-rendu complet du Conseil européen du 15 décembre aux populations en détresse ? Peu de temps avant, la chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, avait décrit ainsi l’état d’esprit bruxellois : «Nous ne pouvons plus nous cacher derrière nos frontières, nous devons nous engager dans le monde […] avec toute notre puissance.»
La grande presse, accompagnant le consensus de la caste politique, était encore sous le choc d’avoir dû annoncer qu’Alep était «tombée entre les mains du régime»
Toujours est-il que les trois députés ont été bloqués à la frontière turque. Vraiment la poisse. Peut-être pensaient-ils que la Syrie appartenait à l’espace Schengen ? Depuis cette terrible épreuve infligée par les gabelous de la Sublime Porte – et l’immense frustration de la population alépine de n’avoir pu être honorée de cette éminente visite – aucun écho médiatique n’est parvenu à propos des (futurs) martyrs du Palais-Bourbon.
Il est vrai que la grande presse, accompagnant le consensus de la caste politique, était encore sous le choc d’avoir dû annoncer qu’Alep était «tombée entre les mains du régime» (une expression qu’il peut être utile de retenir pour le jour où les forces de l’ordre investiront la zone de l’aéroport de Notre-Dame des Landes). Quoiqu’il en soit, les grands humanistes du monde médiatico-politique semblaient particulièrement dépités que les combats aient cessé dans la grande métropole du Nord de la Syrie.
En tout cas, l’objet de la visite du trio héroïque est tombé à l’eau, puisqu’au grand dam des Occidentaux, leurs protégés («modérés», bien sûr) n’ont pas pris le dessus. Nos députés feront-ils amende honorable ? Faute d’avoir pu prendre la route d’Alep, on doute qu’ils trouvent désormais le chemin de Damas.
Du même auteur : Primaires : BHL avait tout prévu – ou presque