Lire l’intégralité d’un document officiel est généralement un pensum, mais l’Union européenne est pleine de talents cachés et arrive, de temps à autre, à sortir de son chapeau des documents tellement incroyables qu’on peine à les quitter des yeux. C’est le cas de la – déjà célèbre – «Communication stratégique de l’Union visant à contrer la propagande dirigée contre elle par des tiers».
Vladimir Poutine et Margarita Simonyan, la rédactrice en chef de RT, ont été prompts à fustiger cette résolution empreinte de deux poids deux mesures en ce qu’elle venait bafouer un peu plus les principes démocratiques prônés par l’Union européenne elle-même. Mais ça n’est pas tellement l’hypocrisie du document qui est intéressante. Car cela fait bien longtemps que l’Union joue une telle comédie dans ses relations avec la Russie et chaque jour qui passe est rythmé par un nouveau numéro. Non, ce qui est remarquable, ici, c’est la contradiction dans laquelle l’UE (et l’Occident dans son ensemble) est en train de sombrer et le défi majeur à relever.
De manière générale, la propagande n’est que la diffusion d’idées et du point de vue d’un groupe donné. Toute «communication» qui ne se borne pas à décrire un fait objectivement est «propagande»
Le choc des propagandistes
Rappelons d’abord que la propagande est loin d’être la chose démoniaque qu’on aime à dépeindre en Occident. L’Américain Edward Bernays, neveu de Freud et considéré comme le «père des relations publiques», l’avait très bien décrit dans son ouvrage Propaganda (1928) : « La manipulation consciente et intelligente des coutumes et opinions des masses est un élément important de la société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme invisible de la société constituent un gouvernement invisible qui est le vrai pouvoir de notre pays [...] Il serait peut-être plus sage d’avoir, à la place de la propagande, des comités de sages qui choisiraient nos dirigeants, dicteraient nos comportements, privés comme publics, et décideraient des types d’habits et de nourriture qui nous conviennent le mieux. Mais nous avons choisi la méthode opposée, celle de la concurrence ouverte.»
De manière générale, la propagande n’est que la diffusion d’idées et du point de vue d’un groupe donné. Toute «communication» qui ne se borne pas à décrire un fait objectivement est «propagande». Des médias comme RT ou Sputnik ne font rien d’autre que ce que font des France 24, CNN International, BBC, etc. En ce sens, il est tout à fait logique que l’Union européenne ait une telle attitude : la propagande russe met à mal sa propre propagande. La machine UE (et l’Occident de manière générale) ne convainc plus et ses propres troupes sont sensibles à un autre message. La résolution de l’UE n’est qu’une nouvelle étape dans un processus visible depuis déjà plus de deux ans. L’idée de ruiner la carrière de tout journaliste ayant collaboré avec RT avait été avancée au Royaume-Uni, avant que ce pays ne se lance dans la tentative de bloquer les comptes en banque de RT. Plus récemment, c’est John Kirby, porte-parole du Pentagone, qui s’est ridiculisé pendant un point presse en s’emportant face à la correspondante de RT Gayane Chichakyan : il ne mettrait pas RT, média d’Etat, sur le même plan que les autres journalistes dans la salle (et donc par exemple que la BBC, média d’Etat).
John Kirby est révélateur de la perte de vitesse de l’Occident. Mais un Mark Toner, le porte-parole du département d’Etat, qui avait eu l’honnêteté d’exploser de rire en disant qu’il se livrait devant les journalistes à un «exercice en transparence et démocratie», l’est tout autant
La machine s’est enraillée
Se moquer de John Kirby est facile. Mais il faut le comprendre : la machine ne fonctionne plus. Parce que d’autres ont enfin mis en place des systèmes qui ressemblent à ceux de l’Ouest pour faire entendre leurs voix, mais aussi parce que le message occidentale passe de moins en moins bien. John Kirby est révélateur de la perte de vitesse de l’Occident. Mais un Mark Toner, le porte-parole du département d’Etat, qui avait eu l’honnêteté d’exploser de rire en disant qu’il se livrait devant les journalistes à un «exercice en transparence et démocratie», l’est tout autant.
Fébrilité, brusques éclats de franchise, et répétitions. Car la résolution de l’Union européenne est une sorte de disque rayé. Les brillants esprits de Bruxelles patinent totalement. Ils nous disent sans rire, que Moscou «nuit» à la cohérence de la politique étrangère de l’Union européenne, tentant maladroitement par là de faire croire que c’est la Russie qui, activement, empêche ses Etats membres de s’entendre. Tout en condamnant la propagande russe, ils nous annoncent un renforcement quasi totalitaire de la propagande européenne en «adoptant une position plus affirmée grâce à des actions de communication institutionnelle et politique, à des recherches de groupes de réflexion et universitaires, à des campagnes sur les médias sociaux, à des initiatives de la société civiles, à l’éducation aux médias et à d’autres actions utiles.» Pour contrer le point de vue russe contemporain, ils proposent d’évoquer plus souvent à l’école les crimes communistes – ce qui est aussi cohérent que d’expliquer la politique d’Angela Merkel par le nazisme. Quand, finalement, la résolution «se félicite de l’intention de la présidence slovaque d’organiser une conférence sur le totalitarisme», on en vient à se demander pourquoi nos technocrates se réjouissent : s’agit-il d’une conférence pour se lamenter sur le totalitarisme soviétique enterré il y a 26 ans ou pour glorifier le totalitarisme européiste, lui bien vivant ?
Face à ce problème de discours, la propagande occidentale pédalant totalement dans la semoule, il est normal de réagir. Et ils ont décidé de se reprendre en choisissant un bouc-émissaire. C’est une stratégie comme une autre. Mais le retour de bâton pourrait être épouvantable.
Effets cliquets
Une loi bien connue qui régit nombre de domaines de notre vie sur cette petite planète est «l’effet cliquet», ou l’impossibilité d’un retour en arrière lorsqu’un certain stade est atteint. Ainsi, par exemple, les lois sociétales votées par un gouvernement de gauche sont généralement irréversibles car elles s’apparentent rapidement à des droits fondamentaux qu’un gouvernement de droite ne peut se sentir libre d’abroger. Il en va donc de même, pour l’«ouverture» de la société démocratique présentée par l’Occident. Internet a été une révolution extraordinaire, induisant un décloisonnement sans précédent de notre monde. Et dès 1997, les chantres de l’ouverture qui voyaient dans internet un simple outil d’émancipation des peuples et des mentalités ont critiqué les tentatives de censure, et notamment le gouvernement de Pékin et son «Great Firewall of China», destiné à réguler internet en Chine.
La résolution, qui appelle à «à soutenir la société civile russe et à investir dans des contacts interpersonnels» n’est fondamentalement qu’une incitation à faire ce qu’elle reproche à la Russie
Mais aujourd’hui, ces grands libérateurs n’ont pas beaucoup d’options. L’investissement massif dans le monde de l’information (comme la résolution l’annonce pour l’Europe de l’est) est une option. Afin de contrer les messages aux tonalités différentes, renforcer les troupes médiatiques pour faire la réclame d’un modèle de société néolibérale et tout miser sur l’éreintement médiatico-psychologique des populations. Comme cela est évoqué plus haut, un premier problème est que la résolution, qui appelle à «à soutenir la société civile russe et à investir dans des contacts interpersonnels» mais aussi dans les «groupes sociaux et religieux transfrontaliers» et à financer des médias en Russie, n’est fondamentalement qu’une incitation à faire ce qu’elle reproche à la Russie.
Surtout, cela pourrait être une redite de la «guerre des étoiles» qui avait ruiné l’URSS du temps de Reagan dans le domaine de l’armement. Car plus personne ne croit «à la qualité du journalisme» vantée par la résolution. Et ce document, rédigé par des représentants du Royaume de Padamalgame qui mettent grossièrement Daesh et la Russie dans le même panier, ne peut qu’amener les gens à s’interroger et à donc regarder à quoi tient, précisément, cette «propagande russe». L’UE ne fait donc que de la publicité pour le Kremlin. Plus elle opte pour ce genre de discours, plus ça va cliquer sur les sites incriminés. Après tout, voilà bien une quinzaine d’années que le matraquage médiatique ne semble aboutir à rien au regard des désaveux populaires successifs auxquels l’élite doit faire face. Sans rénovation de son message, l’Occident se condamne à investir dans un bourrage de crâne qui ne fera que dégoûter de plus en plus sa propre population.
L’UE attire les migrants parce qu’elle est encore riche et que les systèmes de protection sociale y existent toujours malgré tout ce qui est à l’heure actuelle fait pour les détruire
L’autre option est plus musclée. A défaut de pouvoir démanteler totalement internet, il va falloir mettre en place des Great Firewall of China un peu partout. Ce sera plus franc du collier, mais pas très «soft power». A ce stade, comment l’Occident pourra-t-il encore mettre en avant de manière crédible ses beaux principes de démocraties, de libertés à tout-va ? Que lui restera-t-il à vendre ? Son modèle de société ? La résolution insiste, de manière assez comique, sur le fait que «l’Union est une réussite en matière d’intégration qui continue, malgré la crise, à attirer des pays désireux de reproduire son modèle et de l’intégrer [...] l’Union doit mettre en avant un message positif axé sur ses succès, ses valeurs et ses principes, obtenus avec détermination et courage, et doit tenir un discours offensif et non défensif.» A l’heure où les appels à référendums pour quitter l’UE se multiplient, cela ne manque pas d’audace. Quant aux «migrants», ne nous y trompons pas, ils se fichent bien du «modèle» : l’UE attire parce qu’elle est encore riche et que les systèmes de protection sociale y existent toujours malgré tout ce qui est, à l’heure actuelle, fait pour les détruire.
Certains, en Europe ou aux Etats-Unis, acceptent avec lucidité le fait que la propagande existe aussi dans leurs contrées pour la bonne réalisation d’un agenda politique et géopolitique. Mais ils affirment dans la foulée que le «soft power» est préférable, que l’Occident à moins recours à la manière forte qu’une Chine ou une Russie (les enfants afghans, irakiens, yéménites, pakistanais... seront heureux de l’apprendre). Pour la première fois de son histoire, l’Ouest n’a plus le monopole du «soft power». Pour rétablir sa suprématie en ce domaine, il ne dispose vraiment que d’une voie : agir en cohérence avec les principes qu’il invoque en permanence. Intensifier son «soft power» tout en s’enfonçant dans ses contradictions ne fera qu’affaiblir ce pouvoir tant vanté, y renoncer rendrait caduque toute l’idéologie promue depuis des décennies.