RT France : Quelles sont les racines de la crise agricole française ?
Olivier Frey : Elles sont nombreuses. Mais il y a d’abord un problème lié et à la fin des quotas laitiers depuis avril 2015 – à la fois en France et au niveau européen – et à des débouchés qui se ferment petit à petit. Je pense notamment à l’embargo russe, mais il y a aussi la baisse de la demande chinoise, tout cela se combinant avec une chute des prix sur les marchés mondiaux. C’est l’ensemble de ces trois facteurs qui fait que la crise se poursuit. La situation est d’ailleurs similaire dans d’autres pays d’Europe : en Allemagne et en Espagne par exemple.
Certains agriculteurs ne peuvent pas se verser de salaire
RT France : Les agriculteurs disent qu’il y a, dans la profession, un suicide tous les deux jours. Y croyez-vous ?
O.F. : Ce ne sont pas les statistiques officielles mais ce sont effectivement des choses qu’on raconte. Il faut voir aussi, car ce sont des métiers ardus, que les agriculteurs sont quand même assez isolés par rapport au reste de la société civile. Ils sont en zones rurales, avec des voisins souvent assez éloignés, avec des exploitations qui vendent à perte... Et certains agriculteurs ne peuvent pas se verser de salaire.
RT France : A votre avis, comment l’Etat doit-il agir dans de telles circonstances ?
O.F. : Dans un premier temps, les autorités devraient baisser les charges. En France, on a des charges assez élevées pour l’ensemble des agriculteurs, mais encore plus pour les éleveurs, ce qui fait qu’il y a une distorsion de la concurrence avec nos voisins européens. Les Allemands, par exemple, n’ont pas forcément de SMIC horaire.
La «concurrence déloyale» vient de la directive européenne
RT France : Nous avons pu discuter avec quelques agriculteurs français. Ils estiment qu’ils se trouvent dans une situation beaucoup plus difficile que d’autres agriculteurs européens, notamment à cause d’une concurrence déloyale. Est-ce le cas selon vous ?
O.F. : La «concurrence déloyale» vient de la directive européenne qui implique que, par exemple, dans les abattoirs allemands, on peut embaucher des ouvriers polonais au salaire polonais. Chose qu’on ne peut pas forcément faire en France. On appelle ça des «travailleurs détachés». Ce qui fait qu’en Allemagne le coût à la sortie de l’abattoir est plus bas qu’en France. Je pense que c’est à cela que faisaient allusion les agriculteurs quand ils parlaient de distorsion de la concurrence.
RT France : Peut-on remédier à ce problème ?
O.F. : Le problème est que l’Etat français ne peut pas agir tout seul et qu’on est sous la coupe de l’Union européenne. Quand le ministre de l’agriculture français, Stéphane Le Foll, annonçait des prix planchers l’an dernier, sur le porc, par exemple, l’Union européenne a maintenu que ça n’était pas faisable. Le distributeur Intermarché a voulu payer plus les producteurs, l’Union européenne a répondu que ça n’était pas possible, car cela impliquait une distorsion de la concurrence avec les autres pays européens. On ne peut donc faire ce qu’on veut en France, et nous sommes un peu pris entre les agriculteurs d’un côté et l’Union européenne de l’autre. Nous n’avons pas forcément de grosses marges de manœuvre. Pour s’en sortir, l’idée serait de chercher à baisser les charges au niveau des exploitations agricoles.
RT France : Est-ce possible de changer la politique agricole au niveau européen ?
O.F. : C’est une très grosse machine. A mon avis, cela prendrait un peu de temps pour faire bouger les choses à ce niveau-là. Il y aura certainement des réunions à Bruxelles pour discuter de la crise – parce que la crise n’est pas que française, elle se fait aussi sentir dans d’autres pays – mais ce qu’il faudrait faire, et il y a certaines personnes qui appellent aujourd’hui à cela, c’est rétablir des quotas laitiers, par exemple, pour limiter l’offre sur le marché. Je ne sais pas du tout si c’est envisageable, sachant que la fin des quotas a été décidée il y a peu de temps.
Tous les volumes européens destinés à la Russie se retrouvent sur le marché européen et impliquent une forte pression sur les prix aussi
RT France : Vous avez déjà évoqué la question de l’embargo russe. Cela a-t-il contribué à la dégradation de la situation ?
O.F. : Le marché russe est un marché important pour les agriculteurs français : je pense aux fromages, il y a quand même une partie de l’export français qui partait en Russie. Donc, le fait que ce marché-là se soit fermé induit qu’on se retrouve aujourd’hui avec des concurrents européens qui vont casser les prix sur certaines productions et qui vont exporter vers la France. En fait, ce sont tous les volumes européens destinés à la Russie qui se retrouvent un peu sur le marché européen et qui impliquent une forte pression sur les prix aussi.
Lire aussi : Intermarché accepte d’acheter la viande française plus cher, l’Europe dit non