La réunion entre le pape et le patriarche : sujet de craintes et d’espoirs

La rencontre sans précédent entre le pape de l’Eglise catholique et le patriarche russe est sur le point de commencer. John Laughland nous livre son analyse sur les antécédents et les enjeux de cette réunion inédite.

Préservé à Florence et récemment exposé au Louvre, il existe un coffret somptueux en argent, dit la cassette du cardinal Cesarini, qui fut confectionné par les orfèvres florentins à l'issue du Concile qui a eu lieu dans leur ville en 1439, et qui devait contenir la bulle d'union entre l'église de Rome et les églises grecques et arméniennes que nous appelons aujourd'hui «orthodoxes», et dont l'inscription proclame qu'elle serait «éternelle». Mais le coffret est vide et la bulle est lettre morte. Le signataire russe, Isidore de Kiev, rentra à Moscou pour défendre l'union mais il fut renversé par les ennemis de l'entente avec Rome ; le clergé grec se rebella aussi contre son hiérarchie. L'union éphémère de Florence entre Orient et Occident, scellée quatre siècles après le schisme définitif de 1054, n'aura duré qu'à peine deux ans. Elle fut vite submergée par la déroute subie par l'église de Constantinople en 1453 avec la conquête turque de la capitale de l'empire romain d'Orient, fruit amer pour certains du désaccord entre chrétiens.

Il fallait attendre encore quatre siècles avant la deuxième tentative d'unir les deux parties, orientale et occidentale, de la chrétienté. Fort de sa victoire sur Napoléon et du nouveau statut de la Russie comme puissance mondiale, en 1825 l'empereur russe Alexandra I ordonna à son aide de camp, un officier français, de se rendre secrètement auprès du Pape Léon XII pour lui dire qu'il était prêt à oeuvrer pour une réconciliation entre Moscou et Rome. Le général Michaud fut chaleureusement accueilli et le Pape l'ordonna de transmettre à Saint-Pétersbourg son accord enthousiaste. Mais à peine sorti de l'audience papale, l'émissaire apprit que le tsar venait de mourir. Le deuxième projet d'union mourut avec lui.

La question des Uniates en Ukraine (les catholiques de rite orthodoxe) reste "une plaie ouverte" dans les rapports entre Moscou et Rome

C'est dans le contexte de l'histoire de la très longue durée qu'il faut observer la rencontre sans précédent qui aura lieu vendredi à La Havane entre le Pape François et le Patriarche russe, Cyrille. En 1964, le pape Paul VI rencontra le patriarche orthodoxe de Constantinople mais jamais un évêque de Rome et un patriarche russe ne se sont rencontrés. L'événement est d'autant plus important que l'église russe est le poids le plus lourd parmi les églises orthodoxes, et de loin.

Par conséquent la réunion de La Havane suscite tant de grands espoirs chez les uns que de sérieuses craintes chez d'autres. Espoirs chez la quasi-totalité des catholiques qui, pour diverses raisons, est favorable à cette initiative. Les catholiques «de gauche» le sont parce qu'ils y voient une continuation de l'oecuménisme initié par le Concile Vatican II (1962 - 1965), tandis que les catholiques «de droite» veulent que l'église catholique s'allie avec Moscou sur les questions sociétales et qu'elle s'inspire davantage de ses traditions liturgiques.

Mais plutôt craintes chez les orthodoxes. Comme le démontre le langage fort du communiqué officiel du Patriarcat de Moscou annonçant la rencontre entre François et Cyrille, la question des Uniates en Ukraine (les catholiques de rite orthodoxe) reste «une plaie ouverte» dans les rapports entre Moscou et Rome. Elle n'a été pansée que très partiellement. Cet enjeu, comme celui de la primauté de Rome sur les autres patriarcats de la chrétienté qu'il met en évidence, continue à être une source de grande tension au sein de l'église orthodoxe dont beaucoup de membres, clergé et fidèles, sont méfiants d'une église catholique perçue comme centralisatrice et dominatrice.

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Cette crispation à l'égard de Rome explique pourquoi Moscou traine les pieds depuis si longtemps devant la perspective d'une rencontre entre le Patriarche et le Pape. Elle explique aussi pourquoi la rencontre de vendredi aura lieu dans un endroit très «neutre» et si éloigné géographiquement des lieux de conflit est-ouest. Si Rome a cédé au principe d'une rencontre en terre neutre pour ne pas froisser les sensibilités des orthodoxes qui veulent être traités sur un pied d'égalité, les Russes ont cédé encore davantage en mettant de côté leurs objections de principe toujours considérables.

Les risques d'une déception mutuelle ne sont pas négligeables

Il n'y a aucun doute que les deux prélats, François et Cyrille, se lanceront dans cette nouvelle aventure avec une grande délicatesse et avec beaucoup de charité.  Néanmoins les risques d'une déception mutuelle ne sont pas négligeables. Pour Moscou, un rapprochement avec Rome est vu comme un moyen d'assurer la défense de valeurs chrétiennes dans le monde. Si, tout comme dans l'église catholique, l'oecuménisme est une valeur «de gauche» pour les orthodoxes, Moscou s'en sert à des fins essentiellement conservateurs. Pour Rome, en revanche, cette rencontre sera considérée par certains seulement comme la prolongation naturelle de toute une série de gestes oecuméniques - diverses visites pontificales à des synagogues ou à des églises protestantes par des Papes successifs, le baiser du Koran par Jean-Paul II - dont on s'interroge depuis plus de 50 ans sur la finalité. Une vidéo du Pape François publiée en janvier laissait même entendre qu'il mettait toutes les religions, y compris l'islam et le bouddhisme, sur un pied d'égalité avec le christianisme, tout comme Jean-Paul II avait fait avec sa rencontre interreligieuse à Assise en 1986 et dont Benoît XVI avait fêté le 25e anniversaire en 2011. 

Pire, si l'église orthodoxe russe se profile incontestablement comme une force sociétale conservatrice, l'église catholique est actuellement gouvernée par un Pape progressiste très en phase avec les idéologies altermondialistes en matière de pauvreté et d'écologie. Pape François dit souvent qu'il n'est que «l'évêque de Rome», ce qui devrait plaire aux orthodoxes qui sont méfiants des prétentions universalistes de la Papauté et qui se vantent de leurs structures «conciliaires» plus consensuelles que celles du centralisme romain. Mais de telles déclarations dans la bouche d'un Pape romain sont un cauchemar pour ces catholiques qui craignent qu'elles menacent l'autorité magistérielle de l'église en matière de foi et de dogme. Le dernier synode d'évêques catholiques sur la famille, tenu en octobre 2014 et 2015, a montré que la décentralisation - et notamment la mise en avant des conférences épiscopales nationales au dépit de l'unité dogmatique de l'église universelle - est un instrument de progressisme radical chez les catholiques. L'an dernier, elle a notamment été exploitée par les évêques allemands dans une tentative, qui n'a finalement pas abouti, de défaire l'enseignement constant de l'église catholique sur le mariage.

Une chose est certaine. A de telles querelles qui ne sont que trop humaines, il n'y a que des solutions surnaturelles.