Le président de la banque russe VTB Andreï Kostine a fait part en exclusivité sur RT de sa vision de l'économie russe dans le contexte des sanctions occidentales, de l'évolution du marché mondial, ainsi que des pronostics quant à l'inflation et au taux directeur en Russie.
RT: Malgré trois ans de sanctions, l’année dernière, le PIB russe a augmenté de plus de 3,5% et depuis cette année, d’environ 4%. Qu’en pensez-vous, à quel taux pourrait-on parvenir à l’issue de l’année en cours ?
Andreï Kostine : Le président Poutine a déclaré que nous parviendrions à 3,9 ou même 4%, ce qui ne contredit pas les prévisions de nos analystes. En ce qui concerne les raisons, à mon avis, il y en a deux voire trois. Premièrement, notre économie demeure quand même une économie de marché. Et le marché s’entretient de lui-même. Les entreprises fonctionnent et s’engagent dans leurs activités. La deuxième raison, c’est, d’après moi, la position équilibrée et la politique délibérée tant de la Banque centrale que, bien sûr, du gouvernement russe qui prend des décisions d’une manière rapide et efficace. Troisièmement, c’est l’échec de l’Occident qui cherchait à isoler la Russie alors que la majorité de l’humanité reste malgré tout à nos côtés. Nous coopérons avec de très importants partenaires dont la Chine, l’Inde, les pays arabes, et même un pays membre de l’OTAN, la Turquie. N’oublions pas l’espace postsoviétique : le Kazakhstan, l’Arménie, l’Azerbaïdjan. Ainsi, en ce sens, nous ne sommes pas du tout isolés. Nous avons pu entre autres réorienter assez promptement nos flux commerciaux, en premier lieu, nos exportations vers d’autres destinations.
«Nous-mêmes, à vrai dire, nous nous attendions à une situation plus difficile»
Nous avons réussi à surmonter les problèmes de règlements, en fin de compte. Ils surgissent toujours mais on s’en sort. Tout cela nous dit donc que notre économie a pu s’adapter au contexte actuel. S’ajoute aussi à cela une politique budgétaire très prudente sur fond de dépenses de défense qui ont, bien sûr, beaucoup augmenté. Je pense que tous ces facteurs contribuent à l’amélioration de l’économie. Vous vous rappelez la promesse, à l’époque, d’Obama, de réduire l’économie russe en lambeaux ? Nous-mêmes, à vrai dire, nous nous attendions à une situation plus difficile. Mais notre économie se débrouille d’une manière ou d’une autre. Sinon, je ne sous-estimerais pas, d’ailleurs, les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il faut les contrôler, il faut prendre des mesures et réagir vivement [aux moindres fluctuations].
RT : La Russie fait face à une inflation très élevée, près de 9%, c’est-à-dire deux fois plus élevée que la cible d’inflation de la Banque centrale. Pensez-vous qu’il faille s’attendre à une nouvelle hausse des taux directeurs en décembre dans ces conditions ?
A. K.: Nous nous attendons à ce que le taux puisse atteindre 23% et à ce qu’il reste élevé au cours de l’année prochaine. J’ai une opinion un peu différente sur ce sujet avec mes experts, qui pensent que le taux restera à 23% toute l’année, mais cela est directement lié au comportement de l’inflation. Si nous voyons que l’inflation baisse — et la Banque centrale prévoit qu’elle baissera, nous pensons qu’elle pourrait descendre à 6,4% — alors je pense, en principe, qu’il est possible que la Banque centrale commence à faire baisser son taux directeur.
En effet, l’écart entre son taux actuel et l’inflation est très élevé. Et si nous parlons du Kazakhstan, l’inflation y est la même, et le taux actuel est de 15%. Tandis que chez nous, quoique l’inflation soit la même, le taux directeur atteint aujourd’hui 21% et pourrait même être augmenté. Alors… C’est un signal bien clair de la part de la Banque centrale indiquant qu’elle maintiendra une politique monétaire rigoureuse. C’est bien, parce qu’un marché doit être prévisible. Avant, quand le taux augmentait, tout le monde pensait que cela n’allait pas durer et contractait activement, par conséquent, des prêts, en pensant que le taux changerait et que le prêt serait pour longtemps. Maintenant, il n’y a plus de telle perception.
«Notre économie s’est adaptée à des taux d’inflation assez élevés»
Cela conduira à une baisse de la croissance économique. On prévoit que la croissance économique sera d'environ 2%, ce qui sera deux fois moins que cette année. La rentabilité des banques va un peu diminuer, de 10 ou 15%. Les prêts aux entreprises seront deux fois moins élevés. Tandis que les prêts aux particuliers diminueront davantage, et les prêts hypothécaires, d’au moins 20 à 30%. Ces facteurs ne sont pas très positifs, mais ce n’est pas une tragédie pour l’économie.
Je pense que nous survivrons assez bien à cette période. L’inflation, c’est certainement un grand fléau mais toujours est-il que la Russie a vécu dans des conditions d’inflation élevée. De 2010 à 2020, le taux moyen était de 6 à 7%. Il y a eu des années où on a connu une inflation à deux chiffres, à 10 et 12%. Nous avons vécu cela, d’une manière ou d’une autre. Notre économie s’est donc adaptée à des taux d’inflation assez élevés. Le fait que la Banque centrale admette sérieusement une inflation de 4%, ce n’est pas mauvais. L’adaptation à l’inflation créera plus de stabilité pour les entreprises et pour l’investissement. Alors, les entreprises le réaliseront et obtiendront des prêts à des coûts tout à fait différents.
«Notre balance des paiements est en surplus»
RT : L’un des nouveaux facteurs favorables à l’inflation a été le récent et brusque affaiblissement du rouble. Dans le contexte des récentes sanctions, le dollar est passé à nouveau au-dessus des 100 roubles. D’après vous, combien de temps cela va-t-il durer ?
A. K.: Celui-ci est passé loin au-dessus du cap des 100 roubles atteignant 110 ou même 114 roubles. [...] Cela témoigne du fait que la hausse du dollar a été causée en partie par l’émotion au vu des sanctions imposées à Gazprom qui était une sorte de fenêtre ouverte sur le monde occidental en matière de règlements ainsi que d’échanges commerciaux d’énergie. Sur ce plan, c’était le premier facteur. Le deuxième, c’est le renforcement général du dollar, après la victoire de Trump, par rapport à toutes les devises, et pas seulement par rapport à la nôtre. Mais on voit maintenant que le taux de change du rouble face au dollar se stabilise peu à peu. Nous sommes certains que l’année prochaine, le dollar se maintiendra à 105 ou 106 roubles. Il ne changera pas, à mon sens, d’une manière radicale, il n’y a aucune raison à cela. Notre balance des paiements est en surplus, donc, on ne constate pas de raisons à cet égard. Bien sûr, cela dépendra aussi des prix du pétrole et de notre budget. On verra. D’après nos prévisions, le prix du pétrole sera un peu plus bas mais suffisamment élevé pour garantir des recettes budgétaires suffisantes. Donc, on verra avec le temps. Moi, par contre, je ne dirais pas que le rouble est trop dévalué. Au niveau actuel, il s’est peut-être un peu affaibli.
«Au sein de l’élite américaine s’est malheureusement forgée une grosse tendance russophobe»
RT : Vous avez mentionné que le dollar avait réagi à la victoire de Trump. Cependant, après que Trump a remporté les présidentielles aux États-Unis, nombre de médias occidentaux se sont mis à dire que les acteurs du marché ne pensaient plus désormais qu’à la manière de faire du commerce avec la Russie et à la possibilité d’une levée des sanctions. Peut-on s’attendre à un certain assouplissement des sanctions sous la nouvelle administration ?
A. K.: Pour l’heure, on ne peut pas constater que nos partenaires occidentaux le pensent vraiment. Ils traitent ce sujet avec prudence, selon nos contacts. On se souvient de la première présidence de Trump. Bien au contraire, je dirais, les sanctions ont été codifiées, elles ont obtenu une sorte de statut légal. D’autre part, Trump menait sans cesse une lutte contre le Congrès. C’est plus facile pour lui maintenant car il contrôle les deux Chambres. Mais au sein du parti républicain, il ne jouit pas d’un tel soutien unilatéral, particulièrement en ce qui concerne les relations avec la Russie. Au sein de l’élite américaine s’est malheureusement forgée une grosse tendance russophobe. Beaucoup de choses vont dépendre des personnes qui feront partie de l’administration et de leur façon de déterminer la ligne politique. Nous espérons pourtant qu’il y aura quand même un espace pour le dialogue.
Trump s’est entretenu à plusieurs reprises avec Vladimir Poutine. Ce dernier est une personne qui sait établir des liens et qui l’a toujours fait avec les présidents américains, exception faite de Monsieur Biden. Ainsi, on a bon espoir que la situation évolue. D’autant plus que Trump a fait des déclarations fortes en déclarant qu’il n’aimait pas les sanctions et qu’il voulait régler, en l’espace de 24 heures, le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Alors, on verra. Je suis vigilant là-dessus. On part pour l’instant de la supposition que la situation restera la même encore un certain temps. Pour ces infox dans les médias, en grande partie, dans la presse britannique, à savoir le quotidien Financial Times, elles sont assez provocatrices, je dirais.
«Il y a certes des difficultés en termes de règlements mais le commerce se poursuit»
RT : Lors de la session plénière du forum «La Russie vous appelle» on a beaucoup parlé de l’intensification de la coopération entre la Russie et les pays du Sud. Dans cette optique, comment évaluez-vous les perspectives du marché indien pour les banques russes ?
A. K.: C’est un marché important. Nos échanges commerciaux sont en croissance rapide : cette année, ils représenteront déjà, si je ne me trompe pas, 74 milliards. L’année passée, ceux-ci ont été multipliés par 1,8 et cette année, ils ont augmenté de 12%. Les perspectives commerciales dépendent pour beaucoup d’activités, pour l’heure, difficiles à évaluer, telles que le marketing et la promotion des produits indiens sur le marché russe. À présent, on constate un déséquilibre important : d’une part, l’Inde a accru ses importations de pétrole entre autres mais elle n’a pas pu, pour autant, assurer l’exportation de ses produits en Russie. C’est pour ça qu’on a ce déséquilibre, à la différence de la Chine, et que les importations sont treize fois inférieures aux exportations.
Cela empêche naturellement le développement des échanges et du commerce. C’est qu’à mon sens, il convient à l’Inde de promouvoir ses produits plus activement. Ils ont de quoi vendre en Russie : ils ont l’ingénierie mécanique et l’industrie pharmaceutique. Et pas uniquement, il y a bien des domaines. Même les navires qu’ils construisent sont de bonne qualité etc. Sauf qu’ils sont peu connus sur notre marché. Demandez à des entrepreneurs russes s’ils connaissent ce qu’offre l’Inde, la réponse sera non. On doit donc œuvrer dans ce sens. Du reste, l’Inde est un pays amical. Modi s’est déjà rendu en visite en Russie, il a rencontré Poutine à Kazan. Alors, nos relations se développent positivement. Bien sûr, il faudrait compléter ces relations d’amitié et de coopération durables par le développement des échanges commerciaux. En termes de règlements, nous nous débrouillons. Nous y travaillons, nous y avons une banque. Sberbank y en a également une. En principe, nous assurons le service à la clientèle mais ce n’est pas très développé pour le moment. Nous visons à atteindre 15% de support aux commerces. Pour l’instant, nous en sommes à 5, peut-être. Ce n’est pas beaucoup. On effectue des règlements avec l’Inde, notamment, en devises diverses. Néanmoins, le commerce est en développement. Il y a certes des difficultés en termes de règlements mais le commerce se poursuit. Sans règlements, il n’y aurait pas de commerce.
«Les pays du Sud jouent aujourd’hui un rôle de plus en plus considérable»
RT : Faut-il s’attendre à une augmentation importante de ces règlements en monnaie nationale avec l’Inde ?
A. K.: Ils augmenteront, bien sûr. Le processus de compensation sera, bien sûr, mis en action. Pour l’heure, nous n’avons pas beaucoup de choix. Nous n’avons pas encore créé de nouveau système. Cela prendra du temps, voire des décennies, mais nous arriverons tôt ou tard à créer de nouvelles bourses et de nouveaux analogues à Euroclear et ainsi de suite. Cela va certainement avoir lieu. Parce que le dollar s’est déstabilisé lui-même, je crois. L’essentiel est qu’il a ébranlé la confiance, ce que les Américains n’auraient pas dû permettre. Ainsi, on va passer sans doute aux règlements en devises multiples de toute sorte. De nouveaux centres financiers verront le jour, comme quand Londres est apparue. Ils se créent maintenant en Chine, à Hong Kong, à Shanghai et pas qu’en Chine. Le processus est donc lancé. Le monde change économiquement aussi. Et les pays du Sud jouent aujourd’hui un rôle de plus en plus considérable dans l’économie : la Chine, l’Inde entre bien d’autres. C’est pourquoi, l’équilibre des forces doit également changer dans le domaine des finances comme dans celui du commerce. Ce processus sera donc alimenté.
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