Situé à l'extrême-ouest du pays le plus peuplé du monde, le Xinjiang est l'une des cinq régions autonomes de la République populaire de Chine. Il compte près de 24 millions d'habitants et possède des frontières communes avec pas moins de huit Etats, parmi lesquels l'Inde, le Pakistan et l'Afghanistan.
La région, qui dispose d'importantes réserves de gaz et de pétrole, offre à la Chine une ouverture commerciale stratégique vers l'Ouest dans le cadre des nouvelles routes de la Soie. Ce vaste espace de plus d'un million et demi de kilomètres carrés est peuplé de plusieurs ethnies dont celle des Ouïghours, une population turcophone majoritairement composée de musulmans sunnites et qui est implantée en Asie centrale depuis des siècles. Confronté à de multiples défis, notamment sur le volet sécuritaire, le Xinjiang est aujourd'hui l'objet d'un important phénomène politico-médiatique, dans lequel Pékin est accusé de réprimer la population ouïghoure locale. En effet, plusieurs témoignages glaçants, anonymes ou à visage découvert, sont accessibles en ligne.
Cependant, face à la multiplication des allégations visant le pouvoir chinois, relayées par diverses entités étrangères – tantôt politiques, tantôt médiatiques – qui pour beaucoup, n'ont jamais côtoyé le Xinjiang, il apparaît délicat de faire la part des choses sur ce qu'il se passe réellement dans cette région qui, de fait, est réputée difficile d'accès aux professionnels de l'information.
Qui dit quoi ? RT France a souhaité se pencher sur les différentes présentations des faits sur ce thème.
«Génocide», «persécution» : Pékin sous le feu des accusations
Le 9 octobre 2018, la Chine faisait entrer en vigueur une réglementation autorisant la mise en place de «centres de formation professionnelle» au niveau des comtés et des districts, afin «d’éduquer et de transformer les personnes qui ont été influencées par l’extrémisme» et de «les aider à transformer leurs pensées et à revenir dans la société ou leurs familles». A cette occasion, la grande majorité des journaux, pour ne prendre que l'exemple du paysage médiatique français, avaient choisi de titrer sur la reconnaissance tardive par Pékin de l'existence de ce qu'ils ont appelé des «camps d'internement», plutôt que sur les éléments de contexte sur l'existence d'une menace terroriste bien réelle sur le territoire chinois.
Près de deux ans plus tard, la couverture médiatique du traitement des Ouïghours dans cette vaste région accable toujours plus le gouvernement chinois de lourdes responsabilités sur le plan des droits de l'Homme. «Comment les Ouïghours sont persécutés par l'Etat chinois» (Brut, 22 décembre 2019), «Comment la Chine vend les organes halal de ses prisonniers Ouïghours aux riches» (Vice, 19 juin 2020), «Ouïghours : l’entrave aux naissances, un critère de génocide» (Libération, 20 juillet 2020), «Répression des Ouïghours en Chine : l’Occident se réveille enfin… mais tout doucement» (Le Parisien, 24 juillet 2020)... La situation au Xinjiang fait donc l'objet d'une indignation médiatique croissante, tantôt sur la base de témoignages d'exilés ouïghours qui expliquent avoir connu la torture, tantôt en reprenant les travaux d'ONG et de divers observateurs impliqués dans le dossier.
Entre autres exemples : auprès de Libération le 20 juillet, une enseignante ouïghoure aujourd’hui exilée en Europe faisait état d'une campagne de stérilisation forcée visant les femmes ouïghoures : «Toutes les femmes âgées de 18 à 50 ans de mon quartier, à Urumqi [la capitale du Xinjiang], ont été convoquées le 18 juillet 2017, pour un "examen gratuit" obligatoire. A 8h, la queue était déjà très longue devant l’hôpital. Quand ça a été mon tour, il n’y a pas eu d’examen gynécologique, ni d’entretien. On m’a fait m’allonger et écarter les jambes, et on m’a introduit un stérilet. Ça a été d’une violence terrible. Je pleurais, je me sentais humiliée, agressée sexuellement et mentalement. Mais je travaillais dans un camp, je savais ce qui m’attendait si je refusais. Il y avait des filles très jeunes. Je n’ai pas vu une seule Han [l’ethnie majoritaire en Chine].»
Autre témoignage choc : celui, auprès de Vice, d'un ancien médecin ouïghour, qui dit avoir assisté et participé à des prélèvements d'organes sur des condamnés à mort en 1995 : «On attendait les coups de feu pour sortir du véhicule dans lequel les autres médecins et moi étions. Il y avait plein de cadavres allongés par terre. Mon chef m'a ordonné de retirer un foie et un rein. Alors c'est ce que j'ai fait [...] Il a gesticulé. Son corps essayait de lutter mais il était trop faible pour résister. Il n'était pas mort et je lui ai quand même retiré son foie et son rein. Mon chef a récupéré les organes et m'a dit de tout oublier.»
L'histoire de ce qui est arrivé au peuple ouïghour au cours des dernières années est l'une des plus troublantes au monde, c'est peut-être l'un des pires crimes que nous ayons vu depuis l'Holocauste
Cette présentation des faits ne se limite pas à la seule sphère médiatique mais s'inscrit aussi dans un engagement pour la cause ouïghoure, que revendiquent un nombre croissant d'activistes et d'entités politiques à travers le monde. A titre d'exemple, on peut citer Adrian Zenz, sociologue allemand et politiquement engagé, comme nous le verrons par la suite. Il est l'un des premiers à avoir attiré l'attention sur ce qu'il qualifie de «génocide culturel» dans le Xinjiang, estimant fin 2019 qu'il y aurait environ «1 200 camps d’internement et 100 à 200 prisons» dans la région. «Au moins 900 000 personnes sont ou ont été détenues dans ces camps depuis le printemps 2017. J’estime qu’il peut même y avoir jusqu’à 1,8 million de détenus au total», déclarait-il dans un entretien publié en français au mois de novembre 2019 sur le site de RFI. En juin 2020, son rapport intitulé «Campagne du Parti communiste chinois pour la suppression des naissances chez les Ouïghours dans le Xinjiang» a été publié sur le site de la fondation Jamestown, un institut fondé aux Etats-Unis en pleine Guerre froide et qui se donne pour mission de «former et informer les décideurs politiques américains» sur «les événements et tendances» qu'il juge être d’«importance stratégique pour les États-Unis»... après avoir servi de plateforme de soutien aux dissidents soviétiques. Fait notable, ce document a constitué l'une des principales sources utilisées par de nombreux médias dans le cadre de la dernière vague d'informations véhiculées sur la situation dans la Xinjiang.
Du côté des gouvernements, Washington multiplie les mises en garde et mesures punitives anti-chinoises, accusant notamment Pékin de violer les droits de l'Homme dans le Xinjiang ; Morgan Ortagus, porte-parole du Département d'Etat américain, s'est exprimée en ces termes, le 6 juillet 2020 : «L'histoire de ce qui est arrivé au peuple ouïghour au cours des dernières années est l'une des plus troublantes au monde, c'est peut-être l'un des pires crimes que nous ayons vu depuis l'Holocauste».
En France également, le chef de la diplomatie Jean-Yves Le Drian s'est récemment emparé du sujet lors d'une intervention à l'Assemblée nationale, dénonçant pour sa part l'existence «des camps d'internement pour les Ouïghours, des détentions massives, des disparitions, du travail forcé, des stérilisations forcées, la destruction du patrimoine culturel ouïghour et en particulier des lieux de culte, la surveillance de la population et plus globalement tout le système répressif mis en place dans cette région».
Sur la base d'une telle palette d'éléments d'information et de communication politique, se dessine alors un tableau pour le moins ténébreux de la situation des Ouïghours dans le Xinjiang. Un tableau qui ne manque pas d'attiser les réactions d'indignation chez nombre d'observateurs : «Si la pression monte partout dans le monde, peut-être Pékin reconsidérera sa politique de persécution…», espérait par exemple Le Parisien en conclusion d'un de ses récents articles sur le sujet.
Que répond la Chine à ses détracteurs ?
Malgré les multiples témoignages à charge et autres incriminations émanant d'organismes et commentateurs étrangers à son encontre, Pékin a longtemps privilégié la retenue. Cependant, car elle se retrouve au cœur de l'agenda politique de certaines puissances étrangères, la question du traitement des Ouïghours dans le Xinjiang fait dorénavant réagir la diplomatie chinoise au fur et à mesure des attaques qui la visent.
De manière générale, les autorités chinoises expliquent leur politique dans le Xinjiang par la nécessité de lutter contre les velléités séparatistes et le départ de jeunes gens vers les rangs djihadistes. De fait, l'AFP rapportait encore en juillet 2020 que la région, «sous haute surveillance policière», était «régulièrement frappée par des attentats meurtriers, attribués par Pékin à des séparatistes ou des islamistes ouïghours».
La question du Xinjiang n'est pas une question de droits de l'Homme, de religion ou de groupe ethnique. C'est une question de lutte contre la violence, le terrorisme et le séparatisme
Réagissant à des accusations britanniques d'«atteintes graves» aux droits de l'Homme, Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des Affaires, résumait le 20 juillet : «La question du Xinjiang n'est pas une question de droits de l'Homme, de religion ou de groupe ethnique. C'est une question de lutte contre la violence, le terrorisme et le séparatisme.»
Quelques jours plus tard, le 23 juillet, l'ambassade de Chine en France a publié un communiqué dans lequel elle entendait répondre aux «mensonges récemment apparus sur le Xinjiang».
«La réalité, c’est que les centres d’enseignement et de formation professionnels mis en place au Xinjiang en vertu du droit, similaires aux centres de déradicalisation en France et dans d’autres pays, sont une mesure utile de lutte antiterroriste et de déradicalisation», écrit l'établissement diplomatique, avant de décrire à travers plusieurs paragraphes les «conditions conformes aux droits de l'Homme» dont bénéficieraient «les stagiaires» présents dans de tels établissements.
De 1978 à 2018, la population ouïghoure du Xinjiang est passée de 5,55 millions à 11,68 millions d’habitants
«Grâce à l’apprentissage de la langue commune du pays, des connaissances juridiques et des techniques professionnelles, les stagiaires qui étaient influencés par des idées extrémistes et qui avaient commis de petites délinquances peuvent [...] acquérir des compétences et se réintégrer dans la société», affirme encore l'ambassade, qui se félicite de résultats en termes de «stabilité sociale au Xinjiang». «Travail forcé d’envergure», «stérilisations forcées», ou encore «destru[ction] des mosquées au Xinjiang» : autant d'allégations que la diplomatie chinoise dément, évoquant tantôt «des rumeurs mensongères», tantôt «des pures fables». Sur la question démographique par exemple, l'ambassade soutient que la Chine pratique «depuis de longues années» une politique «en faveur des minorités ethniques». «De 1978 à 2018, la population ouïghoure du Xinjiang est passée de 5,55 millions à 11,68 millions d’habitants, représentant environ 46,8% de la population totale de la région. Combien de pays dans le monde ont vu leur population doubler en 40 ans ?», peut-on lire dans le communiqué.
Fait notoire, l'ambassade dénonce à plusieurs reprises l'existence de liens étroits entre Washington et certains organismes à l'origine des principales allégations visant Pékin.
«Certains accusent le Xinjiang d’avoir créé des "camps d’internement" [...] dans lesquels "un million de Ouïghours sont détenus". Ce mensonge est fabriqué de toute pièce et propagé par la Chinese Human Rights Defenders [CHRD], ONG financée par l’administration américaine qui, avec rien de plus que des interviews de seulement huit Ouïghours et une vague estimation à l’appui, a tiré la conclusion absurde que "parmi les 20 millions d’habitants du Xinjiang, 10% sont détenus dans des camps de rééducation"», affirme par exemple l'enseigne diplomatique.
«Etudes de mauvaise qualité», «invraisemblances factuelles» : un récit médiatique basé sur plusieurs sources critiquées
Et pour cause, la bataille des sources fait rage. Ainsi, l'accusation selon laquelle Pékin internerait des millions de Ouïghours dans le Xinjiang (que dément l'ambassade de Chine en France dans son récent communiqué) a également fait l'objet d'une enquête publiée en décembre 2019 sur le site d'investigation The Grayzone. Dans une démarche de remise en question de certains griefs portés contre le gouvernement chinois, les auteurs de l'article, Ajit Singh et Max Blumenthal, y décortiquaient notamment la méthodologie de deux études sur ce sujet : une étude du CHRD et une autre du sociologue allemand susmentionné Adrian Zenz.
«Des méthodologies absurdes et de mauvaise qualité», qui n'auraient été «soumises à aucun contrôle médiatique», s'efforçaient alors de démontrer les deux journalistes au fil de leur article. «Bien que le CHRD affirme avoir interrogé des dizaines de personnes d'origine ouïghoure au cours de son étude, l'énorme estimation [de millions de détenus] n'a finalement été basée que sur des entretiens avec exactement huit individus ouïghours», ont-ils par exemple expliqué, copie d'écran d'un extrait de l'étude à l'appui.
Les auteurs de l'article consacrent en outre une partie de leur enquête à la personne d'Adrian Zenz. Les journalistes de Grayzone pointent par exemple sa proximité avec plusieurs entités prônant un séparatisme dans le Xinjiang ; l'homme y est en outre décrit comme un «fondamentaliste chrétien d'extrême droite» faisant preuve d'une sensibilité au sort des musulmans du monde à géométrie variable.
Confrontées à un phénomène semblable à la terreur importée en Syrie, les autorités chinoises ont réagi sans mollir
Cette enquête n'est pas sans rappeler une analyse des sources de la narration médiatique occidentale sur la question ouïghoure, rédigée par le chercheur en philosophie politique Bruno Guigue et parue sur RT France en mars 2019. Estimant que «le procès fait à Pékin» sur cet épineux dossier reposait sur des «invraisemblances factuelles», l'ancien haut fonctionnaire avait notamment estimé que «l’origine des troubles agitant cette partie du territoire chinois n’[était] pas religieuse, mais géopolitique». «Confrontées à un phénomène semblable à la terreur importée en Syrie, les autorités chinoises ont réagi sans mollir», estimait-il encore au regard du défi sécuritaire de la région.
La Chine a commencé ces répressions brutales après un attentat contre sa capitale
Egalement très active sur les dossiers de politique internationale, la journaliste australienne indépendante Caitlin Johnstone a elle aussi critiqué le récit médiatique dominant sur la question ouïghoure. Un phénomène représentant «la campagne de propagande américaine la plus ouverte depuis la Guerre froide», a-t-elle estimé dans une récente série de tweets à ce sujet où elle aborde l'histoire du Xinjiang, l'évolution de sa composition ethnique ou encore les récentes problématiques sécuritaires de la région. Faisant par exemple référence à l'existence de groupes armés affiliés à des organisations terroristes comme Daesh, elle revient sur la politique chinoise contre l'extrémisme dans la région. «Cela comprenait l'arrestation de toute personne ayant des opinions séparatistes ou extrémistes islamiques connues dans le Xinjiang», explique-t-elle notamment. «La Chine a commencé ces répressions brutales après un attentat contre sa capitale», fait-t-elle valoir encore, en référence vraisemblablement à l'attentat de Pékin d'octobre 2013 attribué à des terroristes ouïgours.
En conclusion, prédomine pour l'heure un récit médiatique occidental particulièrement à charge contre Pékin concernant la situation au Xinjiang. Cependant, plusieurs analyses remettent fortement en question certaines des sources à son origine. D'une part, le difficile accès des journalistes sur place participe à une réelle opacité des événements qui se déroulent dans la région, que d'aucuns analysent comme le résultat d'une politique chinoise visant à cacher la réalité. D'autre part, au-delà du vécu dont certains témoignent, les méthodes et objectifs visés par les entités les plus actives sur le sujet sont remis en question par certains observateurs, qui voient surtout dans cette question une campagne anti-chinoise servant des agendas politiques.
Fabien Rives