Point névralgique de l'Asie, le Xinjiang, en français «nouvelle frontière», porte bien son nom. Région autonome chinoise, longtemps appelée «Turkestan oriental» (le nom a été attribué par des géographes européens), il cristallise de fortes revendications identitaires, des tensions internationales croissantes et des enjeux commerciaux majeurs.
Etalé sur 1/6e du territoire chinois, délimité par 7 000 km de frontières terrestres, ses vastes steppes et déserts bordent la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Afghanistan, l’Inde et le Pakistan. Récemment devenu une zone de passage pour des groupes islamistes ayant déclaré la guerre sainte à la Chine, accusée d'interner de nombreux Ouïghours dans des camps, la région est avant tout une zone hautement stratégique : riche en hydrocarbures et en terres rares, elle constitue aussi un lieu de transit clé sur les «nouvelles routes de la soie», projet colossal lancé par le président Xi Jinping en 2013.
RT France : Au Xinjiang, les volontés de scission avec la Chine sont nombreuses. De quelle nature sont ces revendications et sont-elles à l’origine des pressions exercées par Pékin ?
Emmanuel Lincot : Le Xinjiang est une région musulmane. Pas la seule de la Chine, mais la plus importante si l’on prend en compte sa superficie (1,7 million de km2). C’est considérable. Une population turcophone et convertie à l’islam y vit. Les Ouïghours n’ont jamais accepté l’autorité chinoise, et ce depuis le XVIIIe siècle. A cette époque, la Chine annexa le territoire et les colons s’y implantèrent. Les révoltes s’enchaînèrent. La plus marquante fut, sans doute, celle de l’émir autoproclamé de Kachgarie, Yacub Bag, qui conserva le bassin du Tarim et les oasis du Tian Chan hors de l’empire chinois. Constantinople et la Grande-Bretagne lui apportèrent leur soutien. La Russie participa à la reconquête du Xinjiang en échange de territoires en Sibérie méridionale.
L’objectif de Pékin est encore aujourd’hui de contrôler les autochtones de cette région afin d’éviter tout risque de scission. Certains Ouïghours ont dénoncé la brutalité de la présence chinoise. Pékin explique son action par la radicalisation d’une fraction de la minorité ethnique ouïghoure, dont les revendications ont été ravivées par la chute de l’Union soviétique. En 1991, après l’indépendance du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Kirghizstan et du Tadjikistan, des membres de l’élite ouïghoure ont à leur tour clamé leur droit à l’indépendance.
Au même moment, l’islam radical a commencé à bourgeonner. Il a toujours été perçu comme un grand danger pour la Chine. En 2013 et 2014, le pays a été confronté à une vague d’attentats revendiqués par des Ouïghours radicalisés. On peut citer l’attentat suicide à la voiture piégée sur la place Tiananmen à Pékin le 28 octobre 2013, qui a fait deux morts et 40 blessés, une attaque au couteau à la gare de Kunming (capitale du Yunnan) le 1er mars 2014, qui a fait 31 morts et plus de 140 blessés, une valise piégée à la gare d’Urumqi (capitale du Xinjiang) le 30 avril 2014 qui a fait trois morts et 79 blessés, ou encore un double attentat suicide à la voiture piégée sur un marché à ciel ouvert d’Urumqi le 22 mai de la même année, qui a fait 31 morts et 94 blessés. Certains d’entre eux ont été revendiqués par le Parti islamique du Turkestan (PIT), organisation séparatiste islamiste luttant pour l’indépendance du Xinjiang, considérée comme terroriste par la Chine et par les Etats-Unis. Celle-ci a déclaré la guerre sainte à la Chine, tout comme ceux qui ont rejoint Al-Qaïda, ou Daesh. C’est pourquoi la Chine a durci le ton ces dernières années.
RT France : Quelles ressources font du Xinjiang une région attrayante tant pour la Chine que pour les séparatistes ?
E.L.: Le Xinjiang regorge de pétrole, de gaz naturel, de charbon et d’uranium. La présence d’hydrocarbures est connue depuis le début du XXe siècle. Durant les années 1950, le commerce de minerais était l’un des principaux domaines d’échange entre la Chine et l’Union soviétique. Aujourd’hui, le Xinjiang est la deuxième zone de production pétrolière de Chine.
Depuis 1995, l’extraction pétrolière du Xinjiang ne suffit plus à satisfaire la consommation du pays. La Chine a dû passer des accords avec l’Iran ou l’Arabie saoudite pour s’approvisionner. Mais le Xinjiang reste une zone clé pour limiter la dépendance vis-à-vis de pays étrangers. Parallèlement, c’est une zone de transit des hydrocarbures venant d’Asie. Le Turkménistan, l’un des pays possédant les plus importantes réserves gazières au monde, a accru de manière considérable sa coopération avec la Chine ces dernières années.
Les usines chinoises exploitent aussi les terres rares de la région, fondamentales dans la production d’un large panel d’industries comme les téléphones, les missiles ou les voitures. Cela explique pourquoi elle est essentielle pour les intérêts chinois.
RT France : La Chine a créé une institution peu connue, en lien avec les enjeux présents au Xinjiang : l’Organisation de coopération de Shanghaï. Quel est son rôle ?
E.L : L’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) a vu le jour en 2001. Comptant parmi ses membres l’Inde, la Russie, et les Etats d’Asie centrale, elle permet à la Chine de rallier tous les pays qui l’entourent. L’OCS est l’une des organisations les plus importantes au monde, et vise à sécuriser l’approvisionnement en pétrole de la Chine. Elle poursuit trois objectifs initiaux : arrimer les anciennes républiques soviétiques de l’Asie centrale à un espace stratégique chinois – le président Jiang Zemin, dès la fin du siècle dernier, a fait du développement du «Grand Ouest» son cheval de bataille –, développer de potentiels marchés au sein de cet espace, mais aussi intégrer des zones stratégiques pouvant être convoitées par les Etats-Unis.
Aux volets commerciaux s’ajoutent des accords consistant pour les autorités du Kazakhstan, du Cachemire, etc., à remettre des réfugiés ouïghours aux autorités chinoises en cas de fuite et si ceux-ci doivent être arrêtés. Auparavant, la Chine s’était rapprochée de ces Etats et les avait convaincus de signer, le 26 avril 1996 et le 24 avril 1997, deux traités de délimitation frontalière. Les clauses interdisaient aux organisations d’émigrés ouïghours toute activité dans les pays frontaliers à la Chine. L’OCS s’y est ajoutée, formant une vaste zone d’intégration qui conjugue sécurité et géostratégie, le tout directement en lien avec le Xinjiang.
RT France : Quelle place occupe le Xinjiang dans les «nouvelles routes de la soie»?
E.L : Les «nouvelles routes de la soie» constituent un projet qui pourrait asseoir l’hégémonie chinoise ces prochaines années. Le Xinjiang en est un axe pivot. Il s’agit d’un projet planétaire lancé en 2013 par Xi Jinping à travers lequel la Chine compte investir massivement à l’étranger dans des projets d’infrastructures, exploiter les ressources et en assurer l’acheminement. Les «nouvelles routes de la soie» visent à percer le marché mondial, mais convoitent surtout le marché de l’Union européenne, premier partenaire économique de la Chine.
L’importance du Xinjiang est là : il existe deux axes d’approvisionnement majeurs de la région et conduisant vers l’UE : l’axe de Duisbourg, premier port fluvial d’Allemagne, ancienne ville industrielle devenue le terminus d’une ligne ferroviaire qui la relie à Chongqing en Chine, via le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne. L’autre «hub» ferroviaire d’ampleur est celui de Korghos, ville kazakhe au sud du Xinjiang, important nœud des routes de la soie (1 300 trains vers l’Est en 2015, un port sec, une zone économique spéciale où se côtoient commerçants chinois et kazakhs), point de passage de tous les réseaux ferroviaires et énergétiques vers l’Europe mais aussi vers l’Iran, le Caucase, etc. La Chine ne peut pas s’en passer. Et sans le Xinjiang, elle y aurait difficilement accès.
Propos recueillis par Maïlys Khider