Un vol civil transportant ministres syriens et journalistes a atterri le 19 février à l'aéroport d'Alep en Syrie, en provenance de Damas, le premier en huit ans de conflit. D'apparence anodine, la réouverture de l'aéroport d'Alep et la récente reconquête de l'autoroute M5 qui relie la ville à la capitale Damas représentent une victoire symbolique, stratégique mais aussi commerciale et économique pour les autorités de Bachar el-Assad, aidées par la Russie et l'Iran.
La ville d'Alep, située au nord de la Syrie, peut-elle redevenir l’ancien poumon économique qu'elle fut jusqu'en 2011, avant le début de la guerre ? Carrefour commercial stratégique, notamment grâce à sa proximité avec la frontière turque et à sa longue tradition de production manufacturière, Alep est aujourd'hui entièrement reconquise par les forces militaires syriennes de Bachar el-Assad, mais majoritairement dévastée.
«Il faut bien comprendre l’ampleur des destructions tout à fait énormes»
«Le ministre [syrien] des Transports, Ali Hammoud, a annoncé le retour de l'activité à l'aéroport international d'Alep», a rapporté son ministère le 17 février sur son compte officiel Telegram. «Le premier vol Damas-Alep» a eu lieu le 19 février, tout comme «seront programmés des vols vers Damas et vers le Caire dans les prochains jours», a également indiqué le ministère. L'aéroport d'Alep, à l'est de la métropole, avait interrompu tous vols commerciaux depuis 2012, l'année où des groupes rebelles avaient pris le contrôle des quartiers est de la ville.
Une manière de prendre date sur une reconquête en voie d’achèvement de l’essentiel du territoire
«Ce n’est pas tout à fait anecdotique» a souligné David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialisé sur la région du Moyen-Orient, pour RT France. Malgré une logique certaine d’affichage et de communication marquée du gouvernement de Bachar el-Assad, il s'agit d'«une certaine manière de prendre date en termes de reconquête en voie d’achèvement de l’essentiel du territoire», poursuit le chercheur. Et d'insister : «C’est une manière symbolique de montrer une reprise en main par le pouvoir de Damas d’une partie du territoire qui lui a longtemps échappée. C’est également pour faire passer le message qu'une "normalisation" serait désormais à l’œuvre.»
«Pour autant, il est clair que la reprise de l’activité économique telle qu’elle pouvait exister à Alep avant 2011 va prendre des années : peut-être 10 ans, voire 15 ans» a estimé Didier Billion, directeur-adjoint de l’IRIS et spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, pour RT France. Et de continuer : «Il faut bien comprendre l’ampleur des destructions tout à fait énormes.»
En effet, «fin 2016, après la reprise du contrôle total d'Alep par l'armée syrienne, une délégation de l’Unesco venue dresser un état préliminaire des dommages subis par la vieille ville, classée au patrimoine mondial de l'humanité en 1986, avait estimé que 60% de celle-ci avaient été très gravement endommagés, et que 30% auraient même été complètement détruits» a détaillé David Rigoulet-Roze. Analyse partagée par Didier Billion qui «estime que probablement la moitié de la ville a été détruite ou extrêmement endommagée». Les dégâts matériels sont si considérables que, pour le directeur-adjoint de l’IRIS, «des photos aériennes [actuelles d'Alep] rappellent malheureusement des photos de villes détruites pendant la Seconde Guerre mondiale».
De même, «le vieux souk al-Madina d’Alep, le plus grand marché couvert au monde a été très largement ravagé par les incendies survenus pendant les combats puisque près de 700 échoppes en bois avaient brûlées», a rapporté David Rigoulet-Roze. Il ajoute : «Il y a eu d'autres dégâts dans la vieille ville où la Grande Mosquée d'Alep (Masjid al-Umayyaẗ bi-Ḥalab) fondée au VIIIe siècle et réhabilitée au XIIIe siècle, l’une des plus anciennes du monde, a également subi d’importants dommages. Notamment son minaret seldjoukide de près de 50 mètres de haut et remontant au XIe siècle avait été détruit dans les combats le 24 avril 2013, ainsi qu’une partie des murs ceignant la cour intérieure de l’édifice.»
Alep a longtemps été la première ville de Syrie, avec près de 3 millions d'habitants, et en était le poumon économique mais aussi culturel. «C’était le centre de la vie commerciale et économique, notamment pour les investissements et les circuits bancaires», a expliqué Didier Billion. «Il y avait près de 100 000 entreprises et la ville comptabilisait plus du tiers des emplois manufacturiers du pays» a ajouté David Rigoulet-Roze, insistant sur le fait que la ville constituait le poumon industriel du pays. «Cette dernière représentait plus du tiers de la production industrielle nationale et plus du quart des exportations du pays avant la guerre. Il y avait notamment une industrie textile très active, des industries agro-alimentaires (minoteries, huileries, boissons), des industries de métallurgie et de constructions mécaniques, une importante cimenterie pour le BTP etc.», a-t-il précisé.
Sur le plan humain, il est encore très difficile d'obtenir des chiffres exacts, et l'une des seules sources avançant un nombre précis est l'Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) – une ONG controversée basée à Londres, qui avance le chiffre de 350 000 morts. S'il est à prendre avec précaution, ce nombre correspond aux estimations avancées par le Centre syrien pour la recherche en politique (SCPR). Selon les chiffres rendus publics par ce dernier en 2016, 11,5% de la population syrienne aurait été tuée ou blessée dans ce conflit en seulement cinq ans.
Les chiffres du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) établissent le nombre de personnes ayant dû quitter leur foyer à au moins 12 millions, soit 65% de la population syrienne. Le Haut commissariat a annoncé en juin 2017 que plus de 5,5 millions d’entre eux avaient fui la Syrie. La majorité de ces Syriens exilés se sont réfugiés en Turquie (3,3 millions), tandis qu’environ un million vivrait actuellement dans des camps au Liban.
En outre, avec un chômage massif, des coupures de courant, des pénuries de gaz domestique, 83% de la population vit aujourd'hui sous le seuil de la pauvreté, contre 28% avant la guerre, selon l'ONU. Et 80% des ménages peinent à assurer leurs besoins alimentaires de base, selon le Programme alimentaire mondial (PAM), soit environ 6,5 millions de personnes. Le secteur pétrolier et gazier a également subi depuis 2011 des pertes estimées par les autorités à 74 milliards de dollars, selon l'AFP.
Enfin, le coût des destructions dues à la guerre a été estimé par l'ONU à plus de 400 milliards de dollars. Des localités et des villes entières ne sont plus que des champs de ruines.
La reconstruction de la Syrie «est pour les Européens officiellement conditionnée par une transition politique effective»
Le principal enjeux pour la Syrie repose désormais sur la recherche de potentiels acteurs capables d'investir dans la reconstruction non seulement d'Alep, mais plus largement de la Syrie, et selon quelles conditions.
Didier Billion souligne tout d'abord avec prudence, qu'«il faudrait déjà qu’on arrive à une victoire militaire définitive» pour que des possibles investisseurs engagent des sommes d'argent considérables. Ainsi, «ceux qui pourraient participer à la relance de l’économie syrienne [...] ne veulent pas investir à ce stade».
Tant que Bachar el-Assad demeure au pouvoir, les pays occidentaux ne voudront pas participer aux investissements nécessaires à la reconstruction de la Syrie. On est donc dans un cercle vicieux
Ensuite, «la question de la reconstruction, estimée a minima entre 200 et 300 milliards d’euros, est pour les Européens officiellement conditionnée par une transition politique effective» du pouvoir de Damas, a précisé David Rigoulet-Roze. Et de continuer : «Cette logique de conditionnalité de l’aide à la reconstruction avait été rappelée aux acteurs parties prenantes du conflit lors de la conférence sur la Syrie qui s'était tenue à Bruxelles les 4 et 5 avril 2017.» «Tant que Bachar el-Assad demeure au pouvoir, les pays occidentaux ne voudront pas participer aux investissements nécessaires à la reconstruction de la Syrie. On est donc dans un cercle vicieux», affirme le directeur-adjoint de l’IRIS.
La diplomatie russe s'était alors indignée et insurgée de cette «conditionnalité» de l’aide à la reconstruction des Etats occidentaux. «La politisation des questions relatives à l'aide [humanitaire à la Syrie] et les déclarations sur la nécessité d'attendre la fin d'un processus politique sont inacceptables», avait déclaré le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Guennadi Gatilov, dès le 21 septembre 2017 lors d'une réunion en marge de l'Assemblée générale de l'ONU. Un an après, devant la 73e Assemblée générale des Nations unies, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait appelé, le 28 septembre 2018, à se concentrer sur la reconstruction syrienne : «L'idée aujourd'hui est de rétablir les infrastructures et de reconstruire le pays afin de permettre le retour des millions de réfugiés qui ont fui la Syrie. C'est ce qui devrait être la priorité des efforts internationaux.» Avant d'ajouter : «Il faut aider les Syriens sans appliquer la politique du deux poids deux mesures.»
Les premiers pays qui pourraient investir en Syrie seraient donc «les Etats arabes, ceux qui en ont les moyens en tous cas, et notamment les monarchies arabes du Golfe» a estimé Didier Billion. Certains d'entre eux ont par ailleurs d'ores et déjà rouvert «des postes dits d’intérêts diplomatiques qui étaient presque tous fermés à partir de 2012» poursuit-il. En effet, le ministère des Affaires étrangères des Emirats avait confirmé dès le 27 décembre 2018 la réouverture prochaine de l'ambassade des Emirats arabes unis en Syrie où les chargés d'affaires avaient repris leurs fonctions le jour même.
Cependant, «Bachar el-Assad va essayer de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier avec les Etats arabes du Golfe» jauge-t-il. «Il faudra suivre avec attention ce que vont faire les Chinois qui sont restés assez discrets dans ce conflit» tout en suivant «les initiatives politiques et diplomatiques de la Russie, notamment au Conseil de sécurité de l’ONU.» Les Chinois «attendent le moment propice pour proposer à Bachar el-Assad des investissements massifs». En outre, et dans une moindre mesure, «les Japonais et les Coréens peuvent également investir mais de manière très marginale». Enfin, «l’Iran aurait probablement apprécié investir mais au vue de sa situation économique, c’est un espoir qu’ils peuvent caresser mais ne pourront pas réaliser», a analysé Didier Billion.
Les deux chercheurs ont ensuite estimé que la Russie n'investira que partiellement pour la reconstruction syrienne, «puisque l’économie russe a ses zones de faiblesses», a détaillé le directeur-adjoint de l’IRIS.
Par ailleurs, Bachar el-Assad n'est pas seulement en quête d'investisseurs pour la reconstruction de la Syrie. Il cherche également à renouer les liens qui existaient entre Damas et les pays du Moyen-Orient, mais aussi et plus largement de la Ligue des Etats arabes.
Selon Didier Billion, «la Syrie réintégrera relativement rapidement la Ligue arabe». La participation de Damas à l'organisation régionale avait été suspendue en novembre 2011, certains membres reprochant à Bachar el-Assad son rôle dans la crise, qui allait virer à la guerre civile. Le vote de suspension avait été obtenu à la majorité qualifiée des 22 membres de la Ligue, parmi lesquels figuraient des pays alliés aux Etats-Unis, tels que l'Arabie saoudite. Toutefois, à l’instar de l'Irak, l'Algérie ou encore la Tunisie, le Liban, qui avait organisé le 20 janvier 2019 le quatrième sommet économique de la Ligue arabe, souhaitait le retour de la Syrie au sein de l'organisation régionale.
Enfin, «il est clair que ceux qui avaient prévu et prédit la chute de Bachar el-Assad se sont trompés et qu’en réalité Bachar el-Assad a gagné la guerre, même si cela ne veut pas dire pour autant qu’il a gagné la paix» a conclu Didier Billion. Et d'estimer : «Nous sommes désormais dans une situation où il n’y a plus beaucoup de doutes sur l’issue ultime de cette guerre qui n'en finit pas de durer depuis 2011.»
Alexandre Job