Alger, 30 degrés à l'ombre, 14h. Le jeûne, que pratique la majorité en ce mois de ramadan, et la chaleur estivale de ce mois de mai n'auront pas eu raison de la mobilisation des Algériens, sortis massivement, dans la bonne humeur, le 10 mai, pour le 12e vendredi d'affilée.
Aucune autorisation mais aucune répression. La présence policière, plus que discrète, semble être là simplement pour encadrer. Et quand un capitaine, en fin de matinée, essaye de donner l'ordre à ses hommes de décrocher une banderole, les huées des manifestants l'emportent, et il finit par abandonner l'idée.
Ne surtout pas décevoir l'espoir né le 22 février
C'est cette fois à Ahmed Gaïd Salah, le chef d'état-major, que les manifestants s'en prennent. A mesure que les semaines avancent et que les têtes tombent, l'étau se resserre autour de ce général qui a pourtant juré se tenir au côté des manifestants et promis de faire son possible pour satisfaire les revendications populaires.
De toute évidence, il ne semble pas avoir convaincu les foules de sa bonne foi, et les manifestants n'ont cessé de réclamer qu'il «dégage» lui aussi. Le général a pourtant procédé à des coups d'éclats spectaculaires. Les limogeages et arrestations filmées de personnalités de haut rang comme Saïd Bouteflika, le frère de l'ancien président, ou les généraux Toufik et Tartag, qui paraissaient intouchables il y a encore quelques semaines, auraient pu calmer certaines ardeurs.
Mais les manifestants ne l'entendent pas de cette oreille. Après quatre mandats d'Abdelaziz Bouteflika et une interdiction de manifester dans la capitale depuis 2001, depuis qu'ils sont descendus dans la rue le 22 février, les Algériens semblent ne plus avoir l'intention de la quitter.
Comme si ils ne voulaient pas qu'on leur vole leur «révolution populaire», comme certains l'appellent, les contestataires se méfient de tout, même des actions qui répondent à leurs revendications. Malgré les bonnes intentions affichées d'Ahmed Gaïd Salah, les manifestants n'y voient qu'un «jeu de dupes» et des «règlements de compte». Pour eux, le chef d'état-major était au service du système Bouteflika pendant ses 20 ans de pouvoir. Ils ne voient donc en lui que l'incarnation de l'ancien monde qu'ils rejettent en bloc depuis 12 semaines.
«L'Algérie est inSississable»
L'interventionnisme permanent d'Ahmed Gaïd Salah depuis le début du mouvement de contestation le 22 février, faisant de lui et de fait, l'homme fort du pays, semble contrarier de plus en plus les protestataires qui ne veulent pas voir se reproduire dans leur pays ce qu'une manifestante appelle «un scénario à l'égyptienne».
Celle-ci porte sur son affiche l'inscription «l'Algérie est inSississable». On croit d'abord à une faute d'orthographe, mais non. «On ne veut pas d'un scénario à l'égyptienne», assène-t-elle. Elle estime que la révolution égyptienne qui a été au cœur de ce que l'on a appelé les printemps arabes en 2011 et qui a mené, à terme, à l'élection du militaire Abdel Fattah al-Sissi en 2014, est un «échec cuisant» pour les Egyptiens qui, selon elle, se sont vu «voler leur révolution». Le reflet d'un sentiment de méfiance des Algériens quant à une prise de pouvoir des militaires.
Ainsi, la plupart des revendications de ce 12e vendredi de mobilisation portait sur la volonté que le futur gouvernement revête un caractère civil, et surtout pas militaire. «C'est une République, pas une caserne» est le slogan qui a été le plus répété durant la manifestation. «Gaïd Salah, si tu as l'intention de quitter l'uniforme et de mettre le costume, oublie ça !» prévient un manifestant juché sur l'escabeau rouge du speaker's corner, une des tribunes de libre expression qui jalonnent la manifestation et où, avec une impatience non dissimulée, chacun cherche à prendre la parole en premier.
Pour Nacer, qui manifeste depuis le matin devant la Grande Poste, bâtiment néo-mauresque devenu emblématique du mouvement de protestation, Ahmed Gaïd Salah doit lâcher «son ami d'enfance [Abdelkader] Bensalah», le président par intérim, nommé à la suite de la démission d'Abdelaziz Bouteflika dont il est un des proches et que les manifestants rejettent catégoriquement.
Salah, retraité, demande qu'on respecte les désirs des Algériens : «Le peuple veut un changement profond. Cela fait une cinquantaine d'années que nous sommes sous le même régime avec des hommes différents, donc le peuple veut une autre façon de gouverner ce pays».
Refus des élections organisées par le «gang»
Un scrutin présidentiel le 4 juillet a été annoncé le 10 avril par Abdelkader Bensalah afin de trouver un successeur à Abdelaziz Bouteflika. Mais les manifestants sont catégoriques : pour eux, il n'y aura pas d'élections organisées par ceux qu'ils qualifient de «gang». Et ce pour deux raisons. La première est que, de l'avis de tous, il est impossible d'organiser des élections transparentes tant que les tenants de l'ancien pouvoir seront encore là. «Ce sont des professionnels de la fraude», nous dit Nacer, «on ne peut pas leur faire confiance».
«L'ancien système en place qui ne veut pas dégager, ne peut pas organiser des élections démocratiques, libres et honnêtes en étant aussi corrompu», renchérit Leïla. Malgré le vide constitutionnel dans lequel peut se retrouver l'Algérie s'il n'y a pas d'élections, cette enseignante de biologie est confiante, elle pense que les Algériens trouveront une solution.
Le mot d'ordre en vigueur depuis plusieurs semaines est : «Ils seront tous dégagés.», en référence à tous ceux qui, de près ou de loin, ont eu une relation avec le pouvoir en place incarné par le président Abdelaziz Bouteflika, est en effet devenu le leitmotiv des contestataires.
La deuxième raison est l'espoir de gagner du temps. Les partis d'opposition n'ont que très peu de crédit aux yeux des manifestants et si des personnalités semblent émerger, la méfiance à l'égard de n'importe qui souhaitant le pouvoir est telle que beaucoup pensent qu'il faudrait une période de transition plus longue. Cette transition devant être gérée par des personnes intègres et sans lien avec l'ancien pouvoir, pour voir apparaître des propositions politiques nouvelles et dès lors envisager d'organiser de nouvelles élections.
La situation économique risque cependant d'être impactée par cette instabilité politique. «Il n'y a plus de ministre pour signer les réponses aux appels d'offres et accorder des marchés publics», nous explique Assia, architecte, qui pourtant soutient le mouvement.
Mais si l'incertitude inquiète beaucoup de monde, l'enthousiasme manifeste de se retrouver se lit sur les visages. La soif du débat politique est palpable. Vers 18h, les manifestants ont nettoyé les rues et sont rentrés chez eux rompre le jeûne. Avec la promesse, semaine après semaine renouvelée, de se retrouver le vendredi suivant.
Meriem Laribi