F-35 : l’Espagne s’apprête-t-elle à torpiller le SCAF ?
Pointant les retards pris par le programme de chasseur européen, Madrid pourrait opter pour le F-35 américain afin de renouveler sa flotte de F-18. C’est oublier que l’Espagne porte une part de responsabilité dans le retard du SCAF.
Le cœur de l’état-major de l’armée de l’air ibérique bat-il pour le F-35 Lightning II ? C’est en tout cas ce qu’affirme El País. Selon le quotidien madrilène, le choix de l’appareil américain «ne fait aucun doute» pour les gradés de l’Ejercito del Aire.
Une affirmation qui vient mettre à mal la ligne officielle jusque-là tenue par l’Espagne. En novembre 2021, Madrid avait dû réaffirmer son engagement dans le programme de chasseur européen du futur (SCAF, pour système de combat aérien du futur) suite aux «confessions» d’un cadre de Lockheed-Martin à un journaliste de Jane’s. Confessions selon lesquelles Madrid aurait «manifesté officiellement» son intérêt pour l’acquisition de 50 avions de combat de cinquième génération.
«L’Espagne n’a pas l’intention d’acheter d'avions de combat F-35 aux Etats-Unis et reste attachée au programme européen SCAF», avait alors fermement démenti une porte-parole du ministère espagnol de la Défense. La polémique fut d’autant plus grande que plus de la moitié des appareils évoqués étaient à décollage conventionnel, laissant supposer que Madrid irait plus loin qu’une commande de F-35B, à décollage vertical, pour remplacer ses vieux McDonnell Douglas AV-8B Harrier qui équipent son nouveau porte-aéronefs, le Juan Carlos I).
SCAF : un programme qui prend du plomb dans l’aile
Une controverse de taille, dans la mesure où une telle commande de l’Espagne serait lourde de conséquences pour le programme européen, Madrid étant l’un des trois partenaires, aux côtés de Paris et Berlin, au sein du SCAF. Dans cette configuration, chaque achat de F-35 se fait au détriment d’un chasseur européen de sixième génération, mettant à mal la rentabilité du programme.
Politiquement, la fiabilité des partenaires est d’autant plus cruciale qu’aucun pays de l’Union européenne n’a manifesté son intérêt à l’égard du SCAF, bien au contraire. Au-delà du Royaume-Uni, de l’Italie ou des Pays-Bas qui ont d’entrée de jeu participé au programme Joint Strike Fighter de Lockheed-Martin, la Belgique, la Norvège, la Finlande et le Danemark ont tous opté pour l’appareil américain.
L’Allemagne montre également des signes de fébrilité. En mars, pour se conformer à ses obligations vis-à-vis de l’OTAN, Berlin a annoncé son intention de passer commande de 35 F-35A. Ceux-ci devront remplacer les vieux Tornado encore en service dans la Luftwaffe.
Ils sont en effet les seuls appareils de conception européenne à avoir été homologués par les autorités américaines afin de transporter leur bombe tactique B-61, pilier du parapluie nucléaire de l’Alliance atlantique en Europe.
Mais le lobbying de l’industrie de défense américaine sur le Vieux continent, tout particulièrement auprès des membres de l’OTAN, ne dédouane pas les Européens de leurs propres responsabilités. Depuis les démentis de Madrid en novembre 2021, le SCAF est au point mort, faute d’accord entre industriels français et allemands sur la nature de leur coopération au sein du programme.
Alors que l’appareil était annoncé à «l’horizon 2040», celui de 2050 est à présent avancé. Beaucoup trop lointain pour les généraux espagnols qui seraient ainsi «obligés de rechercher une alternative» afin de remplacer leur flotte vieillissante de F-18, avance El País, et l’avion de Lockheed-Martin serait «leur préféré».
Madrid, allié de poids de Berlin dans le programme
Mais là encore, porter la responsabilité sur Paris et Berlin afin de justifier tout éventuel rétropédalage, c’est oublier que l’entrée de Madrid dans le programme a contribué au blocage. L’arrivée tardive de l’Espagne, début 2019, dans le SCAF a perturbé l’équilibre politique entre les Français et les Allemands.
En effet, la participation industrielle espagnole au SCAF est pilotée par Airbus, plus précisément la filiale locale d’Airbus Defense and Space dont le siège est à Munich. Grâce au renfort des Espagnols, les industriels allemands auraient ainsi redoublé la pression sur leurs homologues français afin d’obtenir un partage des responsabilités plus avantageux, comme le révélait La Tribune début 2021. Un partage «deux tiers, un tiers», en faveur d’Airbus, que dénonça en mars de la même année Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.
L’avionneur français – seul industriel du programme à maîtriser la conception d’un appareil de combat – avait été désigné maître d’œuvre du SCAF et la France «nation leader» en contrepartie d’un leadership allemand sur la dimension terrestre du système de combat du futur : le MGCS. Partage qui n’a jamais satisfait les Allemands, qui estiment que la France a un «positionnement trop fort» dans le SCAF.
Berlin a donc mis à profit l’arrivée de Madrid pour diluer le poids politique de Paris dans le programme et réclamer une renégociation de l’accord-cadre. Des velléités, outre-Rhin, qui apparurent au grand jour en février 2021 à l’occasion d’une conférence de presse commune d’Emmanuel Macron et Angela Merkel.
C’est pourtant l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée qui a donné le coup l’envoi de ce partenariat franco-allemand, au détriment du programme de système de combat aérien entériné avec le Royaume-Uni à travers le traité de Lancaster House.