La première vraie audition de Salah Abdeslam dans le procès des attentats du 13 novembre 2015 était attendue de longue date. Elle devait occuper deux journées d'audience les 9 et 10 février, mais n'aura finalement duré qu'une longue après-midi car ses proches n'ont pas souhaité venir déposer à la barre. «Je n'en ai pas la force», s'est ainsi excusée sa mère dans un courrier à la cour, lu pendant l'audience. Malgré un marathon de sept heures de déposition pour le célèbre djihadiste, beaucoup de questions demeurent encore sans réponse, notamment du fait du découpage chronologique du procès : cette partie de l'interrogatoire ne devait pour le moment pas dépasser le mois d'août 2015, plusieurs mois avant l'attaque donc.
Aussi les magistrats, les avocats et le ministère public ont-ils concentré leurs questions sur le voyage en Syrie de son frère, Brahim Abdeslam (qui se fera exploser au Comptoir Voltaire après avoir participé aux attentats des terrasses), sur la radicalisation de Salah Abdeslam, son propre voyage en Grèce (sur la route des flux migratoires syriens en provenance de Turquie) et les journées au café des Béguines à Molenbeek, qui appartenait aux deux frères.
Le célèbre kamikaze parle enfin
Après des semaines de refus de comparaître, puis des semaines empêchées par le Covid, chacun espère ardemment que Salah Abdeslam s'exprimera. Il est à noter également que pendant plusieurs années en détention, il s'est muré dans le silence.
Va-t-il parler ? Arthur Dénouveaux, rescapé du Bataclan et président de l'association Life for Paris, croisé par hasard derrière le palais de justice, s'interroge et pronostique : «Comme Ayari a choisi de témoigner hier, peut-être que ça va le pousser à parler aussi...»
Le co-accusé Sofien Ayari avait effectivement fait valoir la veille que certains témoignages de familles de victimes à la barre l'avaient poussé à se lancer : confronté à tant de souffrance, il a estimé que les proches des personnes disparues avaient droit à ses explications.
Les parties civiles, la cour, le public, la presse : tout le monde attend des réponses dans ce procès historique. Contrairement au Suédois Osama Krayem qui demeure hors du box une nouvelle fois, Salah Abdeslam n'a pas refusé de comparaître, il est là.
Abdeslam : «Je n'ai tué et je n'ai blessé personne»
Ses cheveux ont été coupés, la barbe est ramassée sous un masque sanitaire en tissu blanc très couvrant, la chemise est blanche. Salah Abdeslam accepte d'expliquer ses activités, son état d'esprit au cours des années 2014-2015 et ce qu'il pense savoir des velléités de Daesh à l'époque. Le président Périès rappelle à Salah Abdeslam qu'il a gardé le silence pendant cinq ans avant de s'exprimer spontanément devant la cour. «Vous êtes intervenu au cours des témoignages des parties civiles indiquant que vous n'aviez rien contre les victimes, que c'était contre la France [...] et à l'adresse des proches de victimes musulmanes vous avez fait savoir que vous visiez les mécréants», résume le juge en guise d'introduction.
S'ensuit une petite tirade de Salah Abdeslam qui donne d'emblée le ton de ses témoignages à venir et dévoile un coin de la défense qu'il choisit d'adopter : «Avant tout, je vous avoue que j'hésite encore si je dois répondre aux questions ou pas. Je vous demande de me laisser faire une déclaration spontanée. Je tenais à dire aujourd’hui que je n’ai tué personne, et je n’ai blessé personne, même une égratignure, je ne l'ai pas faite. C'était important pour moi de dire ça.»
Puis, il cite Voltaire : «Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.» Il estime lui-même avoir été calomnié. Sa sœur, dans un courrier, déplore d'ailleurs qu'on fasse porter au Belge une veste (d'assassin) «trop grande» pour lui, qu'on le «diabolise».
Salah Abdeslam précise qu'à son sens les peines prononcées pour des faits de terrorisme sont parfois «très sévères» même à l'égard d'accusés «qui n'ont tué personne». Et d'ajouter : «Je comprends qu'on veuille faire des exemples.» Puis il dégaine un argument bancal à l'adresse de la cour d'assises spéciale en faisant valoir que, s'ils le condamnent, les magistrats enverront un message dangereux à ceux qui viendront après lui : «A l'avenir quand un individu va se retrouver dans un bus, un métro avec une valise d'explosifs de 50 kg et qu'au dernier moment, il voudra faire marche arrière, il se dira qu'il ne peut pas s'arrêter, parce qu'on va le pourchasser, l'enfermer et l'humilier, il y a donc un autre message envoyé quand vous me jugez, à l'égard de ces personnes qui n'ont pas tué.»
Palestine, Syrie : Abeslam se dit porté par son «humanité»
Le président Périès tique sur le procédé et la notion d'humiliation brandie par le djihadiste, rappelle que personne ne l'a condamné pour le moment. Mais Salah Abdeslam parle et on sent que la cour veut préserver à tout prix ce canal d'expression et ne pas voir le dernier kamikaze vivant se refermer à nouveau comme une huître. Alors il passe outre et enchaîne des questions sur la volonté ou non de partir en Syrie qu'a ressentie Salah Abdeslam avant les attentats.
L'intéressé répond que l'idée aurait été fugace, passagère, avant qu'il n'y renonce pour ne pas abandonner les siens, tout comme à 20 ans il aurait déjà désiré partir en Palestine pour faire de l'humanitaire. Mais l'idée revient et le fait pleurer le soir dans sa chambre, assure-t-il.
L'accusé souligne particulièrement cette fibre humanitaire déroutante à écouter pour expliquer son engagement avec l'organisation Etat islamique : «C'est mon humanité qui m'a fait regarder vers la Syrie, je savais que, là-bas, les gens souffraient, etc., et moi j'étais là à profiter de la vie, je culpabilisais.»
Salah Abdeslam «l'humaniste» ne semble pas même chercher à provoquer son auditoire et précise qu'il tient surtout à décrire la mentalité qui présidait à ses actions en amont de l'attentat et la philosophie qui animait, à son sens, les actions de Daesh en Syrie : «Ils faisaient des choses bien, pas des choses mal.» Le trentenaire livre également sa vision rigoriste de l'islam, de la charia, de supposées agressions culturelles et militaires de l'Occident, qui voudrait, selon lui, imposer ses valeurs au monde entier. Pot de terre contre pot de fer : «Les valeurs occidentales prennent le dessus sur les valeurs musulmanes. Pour nous, c'est une humiliation, donc quand l'Etat islamique combat pour que la charia règne sur la Terre, c'est pour moi un combat légitime.»
A une avocate des parties civiles qui l'interroge, il dit encore : «Septante pays attaquaient l'Etat islamique parce qu'ils voulaient appliquer la charia, j'aurais pu être du côté de la coalition, ça aurait été plus judicieux pour moi, mais j'ai choisi le côté des plus faibles, nous on veut la charia.»
Abaaoud, Brahim, Salah... qui a radicalisé qui ?
Salah Abdeslam donne l'impression de vivre dans un passé proche. Il parle de ses fantômes au présent, notamment de son très bon «ami d'enfance», Abdelhamid Abaaoud, mort à Saint-Denis le 18 novembre 2015 consécutivement à l'assaut du Raid. Il reconnaît : «Il n'est plus là aujourd'hui». Avant d'ajouter : «J'espère le rejoindre bientôt.»
Son frère Brahim l'a-t-il radicalisé ? Abdelhamid Abaaoud les a-t-il influencés ? Salah Abdeslam pèse chaque réponse, mais garde pour son grand frère toute l'admiration et la déférence qui, en plus de la peur d'un «châtiment de Dieu» qu'il évoque à plusieurs reprises, l'ont probablement mené à sa participation aux attentats.
Pressé de très longues questions par une avocate des parties civiles, il explique que son lien avec Daesh est un lien de confiance qui ne passe que par son frère : «C'est mon frère qui me fait confiance à moi, je n'ai pas de contacts avec l'Etat islamique. Ils ont confiance en mon frère.»
Il dit pourtant n'avoir su que des mois après son retour de Syrie en 2014 que Brahim s'y était rendu. Salah Abdeslam aurait prétendument cru l'avoir amené à l'aéroport uniquement pour faire du tourisme en Turquie.
Quand le Belge se rend en Grèce avec un co-accusé aujourd'hui incarcéré en Turquie, précisément dans une zone qui deviendra un carrefour du djihadisme global entre Proche-Orient et Occident, il dit être parti faire «un road trip», pour «voir les îles» (sur un voyage de seulement deux jours), faire un tour en Italie, «manger des pâtes» et «passer du bon temps». Lorsqu'on lui demande les noms des lieux qu'il a visités, il dit ne plus se souvenir : «Ce sont des noms grecs, c'est trop difficile à prononcer.»
Il est pourtant fortement suspecté d'avoir fait du repérage en amont de l'acheminement des futurs assassins du 13 Novembre, ainsi que d'autres éclaireurs qui ont justement exploré les mêmes zones géographiques.
Abdeslam : «Je ne suis pas un danger pour la société»
Salah Abdeslam joue la normalité («en tout cas, je ne suis pas un danger pour la société»), fait du charme, ce qui transparaît parfois dans les live tweets de certains journalistes effectués dans la salle des criées où est massée la presse. Il souligne volontiers son passé de fêtard. Il essaie de démontrer qu'il n'était qu'un occasionnel du café de son frère, les Béguines, où plusieurs témoins disent avoir vu se nouer une radicalisation qui était un secret de polichinelle dans le quartier.
Le terroriste sourit sous son masque, se montre tour à tour goguenard avec le président Périès, plaisant avec telle avocate ou ému après avoir écouté les courriers et auditions des femmes de sa vie : sa mère, sa sœur et son ancienne fiancée. «Je ne veux pas comparer ma souffrance avec celle des victimes. Vous souffrez, mais nous aussi, on souffre.», assure-t-il
Le «combattant de l'Etat islamique», tel qu'il s'est lui-même présenté à la cour quelques mois plus tôt, est toutefois plus martial quand on lui demande d'expliquer les attentats. Il assure que les attaques islamistes du 13 Novembre sont directement imputables à la politique extérieure de l'ancien président français François Hollande, même s'il a été établi qu'elles ont été planifiées avant la première frappe française en Syrie.
Il tient également à comparer, confusément, la charia avec les lois françaises : «Ici en France, avant que le président François Mitterrand abolisse la peine de mort, les gens ils étaient pour la décapitation, et quand François Mitterrand a voulu abolir, les gens ils étaient contre.» En fin d'audition, il est déjà tard et il commence à montrer des signes de fatigue mais veut continuer l'interrogatoire jusqu'au bout au lieu de le voir s'étirer sur deux jours.
Les avocats des parties civiles l'invitent à s'expliquer sur le paradoxe du tableau dressé d'un jeune homme «gentil», «serviable», suivant un mode de vie éloigné de la radicalité, mais qui va sombrer dans le djihad armé en Europe. Il peine à répondre.
Et ceux qui le suivront ? Le piège du chantage tendu à la cour
On le presse également de commenter son propos liminaire au sujet d'un double message qui serait envoyé par la cour en le condamnant, alors que selon lui il n'a tué, ni blessé personne. Alors il fend l'armure, peut-être à dessein, et explique à nouveau : «Quand on est à l'isolement, on se dit, en vérité, "Est-ce que j'ai bien fait de faire marche arrière ou est-ce que j'aurais dû aller jusqu'au bout ?" On se dit, "J’aurais dû l’enclencher ce truc" [le gilet explosif].» Il précise : «Il y a beaucoup de gens dans le box qui se sont ravisés. Les gens des terrasses, moi j'étais comme ça, j'allais dans ces cafés, branché et tout, chemise, j'étais parfumé, alors il y a forcément un moment de doute au moment de se faire sauter.»
Renvoyer les lois divines et républicaines dos-à-dos, ainsi que les modèles de l'Occident et d'un monde musulman rigoriste fantasmé, comparer les souffrances des Syriens avec celles des victimes des attentats islamistes en France, tout en essayant de brosser un autoportrait de jeune homme, doux, voire même humaniste : la stratégie de défense de Salah Abdeslam a commencé à se dévoiler. Elle sera désormais observable à propos de la période allant de septembre 2015 aux attentats du 13 Novembre, puis après, jusqu'à son interpellation en mars 2016.
Antoine Boitel