«J'étais chez moi, ma femme et mes enfants étaient partis se coucher et j'écoutais Metallica avec mon casque sur les oreilles. Il y avait une chaîne d'information à la télévision que je regardais distraitement, sans le son. A un moment, je vois qu'il y a des tirs à Paris. Je pense d'emblée à un règlement de compte et je me dis "dommage pour mes collègues de perm".»
Mais bientôt, ce 13 novembre 2015, François (prénom modifié), policier scientifique de l'identité judiciaire s'aperçoit que son téléphone portable sonne : son commandant essaie de le joindre depuis le bureau. Les premières alertes commencent à tomber pour tous les services de secours de Paris, sa banlieue et même certains services spécialisés de province. La France passe en alerte.
François saute en voiture et il arrive dans Paris : «Je vois les militaires un peu partout avec leurs Famas, mais sans le bouchon et avec le vrai chargeur, ça fait tout drôle. Quand j'arrive au 36 [quai des Orfèvres], je me fais mettre en joue par des collègues de la BRI [brigade de recherche et d'intervention] plusieurs fois, rien que pour aller à mon service de l'identité judiciaire. Là-dedans, c'est la folie, le grand bazar, effectifs complets, on se marche dessus. Une grande carte a été accrochée à la diable sur le mur avec tous les points où ça pète dans Paris. Il y en a plein, ça saute aux yeux.»
Les rumeurs sur les tortures, c'est absolument faux. Je n'ai vu aucune blessure par arme blanche
La nuit est longue pour tous les services d'urgence. François apprend qu'il va être affecté au laboratoire 1 de l'institut médico-légal pour les jours qui vont suivre.
Il s'y présente le lundi suivant à 7h30 et va passer plusieurs journées entières à «faire les paluches» des corps des attentats, c'est-à-dire à procéder à des relevés d'empreintes digitales pour identifier ceux qui ne l'ont pas encore été.
«On garde de la compassion pour chaque corps»
«Malgré toutes mes années au 36, je n'avais jamais vu une telle pluralité de victimes et nous nous sentions tous angoissés. J'ai été affecté à l'atelier où on ne pratiquait que les autopsies externes», précise-t-il.
Et de se souvenir : «Je me retrouve au niveau des frigos, dans un coin qui sent vraiment la mort, j'ai un seau d'eau, une éponge et ma céramique [kit d'outils utilisés pour relever les empreintes] et je fais ça à la chaîne, pendant des heures, pendant des jours. Que des morts violentes, des corps tétanisés. On doit lutter contre les mains pour relever les empreintes, toute la journée. Nous sommes couverts de sang, c'est la boucherie, des victimes amochées par les balles de 7.62, très pénétrantes.»
J'ai appris plus tard que c'était Abaaoud, il n'était pas reconnaissable. J'ai d'abord pensé que c'était une femme parce que son treillis lui faisait comme une jupe avec l'explosion
François souligne également : «C'est terrible d'être confronté au meurtre industriel mais on garde de la compassion pour chaque corps. J'ai relevé les empreintes d'une petite jeune, elle semblait ne même pas avoir 18 ans. C'est du travail à la chaîne d'un point de vue fonctionnel mais il y a l'empathie qui est là. On supporte mieux avec le temps mais ça nous travaille à l'intérieur. La mission, c'est de restituer le corps le plus vite possible à la famille. Certains s'évanouissent tellement ils redoutent de voir le corps.»
Le policier scientifique tient aussi à contredire des rumeurs : «Les terroristes ont fait ce qu'on peut appeler un carton, mais les rumeurs sur les tortures, pour moi qui ai vu passer tous ces corps, je le dis, c'est absolument faux. Je n'ai vu aucune blessure par arme blanche. Toutes les lésions que j'ai vues étaient par arme à feu, principalement au thorax, quand ils ont tiré sur la foule.»
Puis, après plusieurs jours, survient l'assaut de Saint-Denis. La police a suivi la trace du terroriste Abdelhamid Abaaoud et de ses complices. Confronté au Raid, les djihadistes terminent leur cavale le 18 novembre.
Le corps de celui qui avait été nommé un temps le «cerveau des attentats» par la presse arrive à l'institut médico-légal : «J'ai appris plus tard que c'était Abaaoud, parce qu'il n'était pas reconnaissable. Il avait été blasté [effet de blast de l'explosion], son corps était démantibulé et la tête broyée dans l'explosion de la ceinture. La tête, c'est osseux, ça éclate. Sur le coup, j'ai même d'abord pensé que c'était une femme parce que son treillis lui faisait comme une jupe avec l'explosion. Ensuite, avec les empreintes, on a pu le notifier grâce à son passeport syrien.»
Gérer l'après...
François, comme nombreux de ses collègues de la police scientifique, se trouve par la suite livré à lui-même. Ainsi qu'il nous le relate, certains d'entre eux n'ont d'ailleurs pas supporté les mauvais souvenirs et quitté la police, en plein burn-out : «C'était l'horreur pure, des conditions de travail évidemment épouvantables. Il n'y avait pas de beau rôle dans cette histoire. Certains collègues ont vu des gens agoniser sur les scènes de crime aussi... Tout cela a déjà été raconté. La boîte [la police nationale], elle ne savait pas du tout gérer ça. Je n'ai eu aucun suivi ensuite.»
Parmi les policiers qui ont été récemment été interrogés par RT France au même sujet, certains fonctionnaires ont également fait savoir qu'ils auraient pu bénéficier d'un suivi psychologique mais n'en avaient pas fait la demande.
Le soutien aléatoire de l'administration à l'égard des policiers a déjà été largement épinglé par les associations de sensibilisation au thème du suicide au sein des forces de sécurité. Cette année, déjà 40 policiers et gendarmes se sont suicidés depuis janvier 2021, selon le décompte de l'association Assopol.
Antoine Boitel