C'est une idée qui ne manquerait ni d'aplomb, ni d'ironie. Selon L'Express et L'Opinion, le président français Emmanuel Macron mettrait en place le 29 septembre une commission de lutte contre la désinformation et le complotisme, sous l'égide de Gérald Bronner, sociologue et auteur d'Apocalypse cognitive (éd. PUF). Cette «commission Bronner» aurait pour objectif de «mesurer les dangers du numérique sur la cohésion nationale et nos institutions afin de mieux y faire face», selon l'un de ses concepteurs cité par l'hebdomadaire. Un rapport est attendu fin décembre, avec des propositions notamment dans le domaine de l’éducation, ajoute le quotidien libéral.
Mais avec pour but affiché d'«analyser le flux des fausses informations, des contenus extrémistes, racistes ou complotistes», le groupe de travail traitera-t-il vraiment sur un pied d'égalité toutes formes de fake news ? La question mérite d'être posée...
Conspiracy Watch : anti-complotisme à géométrie variable ?
Le projet entremêle la lutte contre deux phénomènes distincts quoique interdépendants : la désinformation en ligne d'une part – les fake news – et les théories du complot, qui peuvent se nourrir de désinformation et qui se définissent par le fait d'expliquer un événement par l'action concertée et secrète d'un groupe d'individus, sans en apporter la preuve.
Plusieurs personnes seraient envisagées pour réfléchir à ces problématiques pour le compte du gouvernement : l'essayiste Rachel Khan, la sociologue et politologue Anne Muxel, le membre du Conseil des sages de la laïcité Iannis Roder, la professeur de géopolitique à Paris 8 Frédérick Douzet, ou encore Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch.
Ce dernier s'était notamment distingué en participant, avec la fondation Jean-Jaurès à une enquête de l'Ifop publiée début 2019, qui alertait sur l'importance du complotisme dans l’opinion publique française... et notait entre autres que les électeurs d'Emmanuel Macron étaient moins perméables au phénomène. Le document précisait en outre que la perméabilité aux théories du complot était plus élevée «chez les moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées».
Un an plus tôt, les mêmes acteurs concluaient que près de 80% des Français adhéraient à au moins à une théorie du complot, dans une étude à la méthodologie contestée par certains observateurs. En cause notamment : le choix des théories du complot retenues pour l'étude, qui laissait de côté certains récits fumeux très en vogue à l'époque dans les sphères macronistes.
L'approche de Conspiracy Watch peut-elle dès lors être considérée comme totalement neutre politiquement, et objective ? Il est là encore permis d'en douter, puisque Rudy Reichstadt lui-même ne semble pas épargné par certaines obsessions pour le moins... «conspirationnistes». «J'ai des disques durs entiers sur certains d’entre eux», confiait-il ainsi à Vanity Fair au sujet de journalistes de RT France, qu'il n'hésite pas d'ailleurs à citer dans son rapport sur le complotisme de 2018.
«Jojo avec un gilet jaune» et le gouvernement pas traités à la même enseigne ?
Une autre faiblesse de l'approche anti-complotiste proposée par ce pourfendeur régulier de toute remise en cause de la parole officielle, peut être illustrée par des propos tenus en mars 2020. Il assimilait alors l'hypothèse d'une création en laboratoire du virus du Covid-19 à «la conjugaison d’une très grande méfiance et d’un profondanalphabétisme». «Une importante partie de la population n'a aucune conscience de son incompétence [...] Avant, on respectait davantage la parole des experts», assénait-il alors auprès du Monde. Depuis, au regard de nouveaux éléments d'enquête, l'éventualité d'une origine non-naturelle du Covid-19, sans avoir été formellement démontrée, n'est pour autant plus considérée comme farfelue.
L'exemple des certitudes du fondateur de Conspiracy Watch mises à mal par le temps illustre le fil précaire sur lequel tient la commission qu'Emmanuel Macron souhaiterait mettre en place et, de manière plus générale, la lutte contre le complotisme telle qu'elle est perçue par le gouvernement. Le président avait critiqué en décembre 2020, dans L'Express déjà, «l'écrasement des hiérarchies induit par la société du commentaire permanent». «Le sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales, celle de quelqu'un qui n'est pas spécialiste mais a un avis sur le virus vaut la voix d'un scientifique. C'est ce poison qui nous menace», jugeait-il. Ce raisonnement, il l'avait déjà tenu dans des termes moins policés, regrettant en janvier 2019 que «Jojo avec un gilet jaune [ait] le même statut qu'un ministre ou un député».
Mais la limite de cette logique se niche dans le fait que les ministres ou députés en question ne sont eux-mêmes pas vierges de faux pas. Le chef de l'Etat, son gouvernement et sa majorité LREM ont en effet eux-mêmes nourri ces dernières années – et plus particulièrement ces derniers mois dans le cadre de la pandémie – la désinformation qu'ils affirment cibler.
Florilège de théories du complot et autres fake news défendues par le gouvernement
En ce qui concerne plus spécifiquement l'affirmation de théories complotistes, l'exécutif et des élus de la République en marche ont plusieurs faits d'armes à leur actif. Le président, lui-même, selon une révélation du Point le 1er février 2019, avait dénoncé une «manipulation» du mouvement des Gilets jaunes et de l'affaire Benalla par «des puissances étrangères», évoquant plus ou moins explicitement la Russie et RT France... le tout sans s'embarrasser de présenter ses preuves. Début janvier de la même année, sur France Inter, Marlène Schiappa, à l'époque secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, avait quant à elle fait part de soupçons, flirtant avec la paranoïa, à l'égard de «puissances étrangères qui financent les casseurs et les violences urbaines dans Paris».
Un peu plus tôt, début décembre 2018, plusieurs élus macronistes n'avaient pas hésité à relayer une information selon laquelle le site «giletsjaunes.com» avait été créé peu après l'élection d'Emmanuel Macron par des Américains partisans de Steve Bannon, ex-conseiller de l'ancien président américain Donald Trump. Or, comme l'expliquait alors BFMTV, le nom de domaine existait déjà en 2014. Chacune de ces affirmations évoquant une manipulation secrète derrière le mouvement des Gilets jaunes avait été avancée sans fournir de preuve. Ce qui ressemble à la définition d'une théorie du complot.
Le masque est inutile si vous n'êtes pas malade
Au rang de la désinformation de la part du gouvernement et de la majorité présidentielle, la récente période de pandémie de Covid-19 a donné lieu à plusieurs sorties de route qui pourraient servir d'études de cas à la commission que veut mettre en place Emmanuel Macron. Notamment pour discerner ce qui relève de la fake news volontaire ou des erreurs dévoilées par l'évolution de l'actualité. Exemple le plus fameux : «Le masque est inutile si nous n'êtes pas malade.» La phrase est du ministre de la Santé Olivier Véran, en février 2020. «Le masque n'est pas la bonne réponse, on l'a déjà dit et on le répète», avait abondé le directeur de la Santé Jérôme Salomon en mars 2020. «L'usage du masque pour la population générale n'est pas recommandé», avait encore insisté le même mois Olivier Véran. La suite est connue, le port du masque pour limiter la circulation du virus a été rendu obligatoire en France à la fin de l'été 2020.
Olivier Véran n'a pas été le seul à se tromper, ou désinformer, selon le point de vue. Sa prédécesseur Agnès Buzyn a eu beau expliquer au Monde, après sa démission en mars 2020, avoir tout anticipé de l'ampleur de la pandémie qui démarrait («Je savais que la vague du tsunami était devant nous»), elle aussi a avancé des certitudes finalement balayées par la réalité. Le 30 janvier 2020, elle assurait que «le virus ne mut[ait] pas, ce qui est déjà une information». Une fausse information, en l'occurrence, en témoignent les variants britannique, brésilien, sud-africain ou encore Delta qui ont suivi. Au cours de cette conférence de presse, Agnès Buzyn avait d'ailleurs multiplié les assertions qui peuvent aujourd'hui faire sourire, ou pleurer : «Le risque d'importation de cas depuis Wuhan [épicentre chinois de la pandémie] est modéré, il est maintenant pratiquement nul parce que la ville est isolée», et «les risques de cas secondaires autour d'un cas importé sont très faibles, et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles».
Une énième instance en charge de relayer le discours de l'exécutif ?
Outre la pandémie de coronavirus, pour ce qui est de l'authentique désinformation, au cours du quinquennat Macron, peut être cité à la volée l'exemple de la fausse attaque de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière par des manifestants le 1er mai 2019, inventée par le ministre de l'Intérieur de l'époque, Christophe Castaner. Ce cas illustre d'ailleurs les limites d'une législation qui souhaite trancher sur la vérité. Quelques mois plus tôt, le 20 novembre 2018, le Parlement avait adopté le fameux projet de loi dit «anti-fake news», porté par la majorité. Mais quand deux élus communistes, Marie-Pierre Vieu et Pierre Ouzoulias, avaient voulu confronter Christophe Castaner au moyen de ce texte de loi dans la foulée de la prétendue attaque de l'hôpital, ils avaient tout simplement été déboutés, le 16 mai 2019. «Notre objectif était de démontrer par l'absurde que la loi ne sert à rien», expliquait alors à Mediapart le sénateur Pierre Ouzoulias. A noter que le tweet mensonger de l'ancien ministre de l'Intérieur, visé par les deux élus PCF, est toujours en ligne à l'heure actuelle.
Deux autres exemples peuvent être évoqués. Celui de Geneviève Legay, porte-parole d'Attac bousculée et blessée par des policiers en mars 2019, comme l'a admis le procureur de la République de Nice quelques jours après qu'Emmanuel Macron a affirmé que la victime de 73 ans n'avait «pas été en contact avec les forces de l'ordre». Ainsi que la vidéo truquée lors du déclenchement de l'affaire Benalla à l'été 2018, quand le conseiller politique du président Ismaël Emelien avait transmis à un responsable d'En Marche un montage vidéo trompeur tentant de dédouaner l'ancien responsable de la sécurité de Macron des incidents du 1er mai 2018 place de la Contrescarpe à Paris, comme l'avait rapporté Le Monde.
Comble de l'histoire, après avoir démissionné, le même Ismaël Emelien s'était inquiété quelques mois plus tard de la manipulation de l'information : «Les fake news, c'est un problème monstrueux [...] Il y a beaucoup de gens sur les réseaux sociaux qui n'arrivent plus à faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai», avait-il lancé avec aplomb sur France 2 en avril 2019.
Si le travail de la «commission Bronner» ne pourra être définitivement jugé que sur ses actes, dans quelques mois, le doute est permis quant à l'approche du phénomène complotiste choisie par le gouvernement. Parviendra-t-elle à devenir un réel outil au service de la démocratie en s'attaquant à la désinformation quel qu'en soit l'auteur, ou servira-t-elle de garde-fou en charge de valider et de relayer le discours de l'exécutif ?