France

Proposition de loi Sécurité globale : l'article 24 est-il l'arbre qui cache la forêt ?

Focalisés sur les questions relatives à la diffusion d'images de fonctionnaires, les contempteurs de la proposition de la loi Sécurité globale ont-ils raté les vrais points importants du texte ? Ugo Bernalicis et Alice Thourot répondent à RT France.

Nouvelle pierre angulaire du régalien en France pour les années à venir, le passage en commission des Lois de la proposition de loi relative à la sécurité globale, portée par les députés marcheurs Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, a déjà fait couler beaucoup d'encre en seulement quelques jours avant les débats dans l'Hémicycle qui doivent débuter le 17 novembre.

De nombreux observateurs, à l'instar du nouveau Défenseur des droits, du Syndicat national des journalistes ou de la Ligue des droits de l'homme, se sont particulièrement levés face à l'article 24 de cette PPL qui serait destiné à «passer sous silence les violences policières» selon Amnesty International.

En l'espèce, que dit l'article 24 de cette proposition de loi ? «Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d'identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d'un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police.»

Le texte précise ensuite que l'article ne ferait pas «obstacle à la communication, aux autorités administratives et judiciaires compétentes, dans le cadre des procédures qu’elles diligentent, d’images et éléments d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale.»

Gérald Darmanin s'était engagé devant les syndicats majoritaires de police nationale à avancer sur le sujet de l'anonymisation des fonctionnaires et des gendarmes sur les réseaux sociaux et dans les médias. Mais il avait, du moins dans un premier temps, évoqué la piste d'une censure des plateformes de réseaux sociaux pour parvenir à imposer le floutage. Il avait notamment expliqué devant le syndicat UNSA-Police lors du congrès national le 10 septembre : «Lors de la proposition de loi de [Jean-Michel] Fauvergue à l'Assemblée nationale, je proposerai au Parlement qu'on puisse obliger, non seulement les télévisions, avec qui nous avons des rapports corrects, mais aussi les réseaux sociaux qui manifestement savent censurer lorsqu'ils veulent censurer, que nous puissions dire qu'effectivement les policiers de la République ne doivent pas avoir leur visage découvert et diffusé lorsqu'ils font des interventions de police. Et nous devons mettre l'épée dans le rein, juridiquement, pour les réseaux sociaux, pour empêcher ces diffusions.»

C'était une demande du président de la République, je l'assume

Avec le nouveau délit de presse que créerait la PPL Sécurité globale, il semble que l'épée ne soit d'ailleurs plus mise «dans le rein» des plateformes telles que Twitter ou Facebook, mais bien plutôt dans le rein de celui qui diffuse dans le but qu'il soit porté atteinte à l'intégrité physique ou psychologique du fonctionnaire ou du militaire... Il reviendra aux juges de déterminer de qui il s'agit.

En théorie, ce sont des députés La République en marche qui font ici une «proposition de loi». Et pourtant, en tant que membres du parti présidentiel, ils ont tout simplement consenti à intégrer une demande de la présidence et du ministre de l'Intérieur dans leur PPL.

Interrogée par RT France, la rapporteur de la PPL Sécurité globale, Alice Thourot explique au téléphone : «C'était une demande du président de la République, je l'assume. J'assume que notre proposition de loi permette de mieux protéger les policiers et les gendarmes.»

Mais l'élue de la Drôme tient également à déminer la question : «L'article 24 ne touche pas au droit d'informer, il vise spécifiquement le cas d'école du policier ou du gendarme qui se fait prendre en photo et qui va ensuite être jeté en pâture sur les réseaux sociaux, lorsqu'on va appeler à lui pourrir la vie, à exercer des représailles contre lui et sa famille.»

Selon Alice Thourot, c'est l'intention de nuire qui devra être démontrée

Avocate de profession, Alice Thourot tient bien à préciser que la volonté de porter atteinte au fonctionnaire ou au militaire devra être démontrée devant la justice pour que la demande soit recevable : «Lors de la diffusion, si on accompagne les images, par exemple d'un commentaire appelant à attaquer le fonctionnaire, cela tombera sous le coup de cette loi. Il faudra caractériser l'intention de nuire.»

Alors, est-ce la fin des lives Facebook ou des live-tweets lors d'opération de maintien de l'ordre ? La députée marcheuse assure que non, «pas du tout». Et de préciser : «Ils travaillent à visage découvert [Gérald Darmanin a rappelé à plusieurs reprises qu'il s'opposait au port de la cagoule pour les policiers sur des missions qui ne la nécessitaient pas] et c'est normal qu'on les protège. C'était un engagement du président de la République.»

Un «engagement» que les artisans de cette PPL n'avaient donc pas forcément souhaité, car les rencontres entre Gérald Darmanin, puis Emmanuel Macron, et les organisations syndicales policières se sont essentiellement jouées les 13 et 15 octobre. Soit une semaine avant le retour de la PPL Sécurité globale à l'Assemblée (elle avait déjà été proposée sans succès en janvier 2020).

A part l'article 24... que contient la proposition de loi ?

Mais alors, pourrait-on encore se demander, que contenait la PPL Fauvergue-Thourot avant que ne viennent s'y ajouter tous les articles ayant trait à la protection des membres des forces de sécurité intérieure ?

Une piste peut consister à chercher du côté de l'ordre même des titres de la proposition de loi : Titre 1, dispositions relatives aux polices municipales, titre 2, dispositions relatives au secteur de la sécurité privée.

Sur ces points, Alice Thourot assure qu'il ne s'agit pas de modeler la façon de faire de la police en France sur un moule américain, avec une potentielle dilution du pouvoir de police. 

Concernant les polices municipales, l'élue ajoute qu'il «ne s'agit en aucun cas de les responsabiliser sur des actes d'investigation.» Elle explique au contraire que le sens de la PPL est de «donner [aux polices municipales] une capacité à agir dans le cadre d'une expérimentation, principalement sur les infractions du quotidien (ivresse sur la voie publique, criminalité routière, amende forfaitaire sur les stupéfiants).» Pouvoir «constater» une infraction donc, mais «sans acte d'enquête».

Le discours a déjà été entendu du côté des quelques syndicalistes policiers qui sont en faveur de cette nouvelle collaboration entre les polices municipales et la nationale : «Il s'agit surtout de permettre aux policiers nationaux de se concentrer sur leur cœur de métier.» En clair, débarrasser les policiers nationaux, non seulement de tâches souvent considérées comme subalternes ou fastidieuses, mais également les délester de la sensation de service de «boîte aux lettres» (selon les mots d'Alice Thourot qui a rencontré de nombreux fonctionnaires pendant sa mission) entre la police municipale et le parquet.

Pour autant, la députée réfute toute américanisation de la police nationale et précise bien que Jean-Michel Fauvergue et elle-même proposent une loi qui permet seulement à certaines communes de participer à une expérimentation contribuant à une meilleure étanchéité du continuum de sécurité : «Il n'y a aucune obligation d'avoir une police municipale, ni de l'armer. Moi je suis pour, mais je ne suis pas pour l'imposer. C'est au maire de porter cette responsabilité. Mais vu le contexte actuel, c'est presque davantage une responsabilité de ne pas armer ses policiers municipaux que le contraire, de nos jours. La sécurité publique, c'est l'Etat et la tranquillité publique c'est le maire et c'est lui qui prend la décision.»

Ugo Bernalicis, élu de la France insoumise, bout au au téléphone et promet déjà six jours de débats dans l'Hémicycle plutôt que les trois qui sont prévus à partir du 17 novembre : «Il faut sortir de l'hypocrisie et cesser de renforcer les policiers municipaux alors qu'il n'y a même pas de contrôle suffisant les concernant, il n'y a pas d'IGPN des polices municipales par exemple ! Il faudrait intégrer les policiers municipaux à la police nationale et laisser les agents de surveillance de la voie publique [ASVP] aux communes avec des gardes champêtres. Ces nouveaux effectifs pourraient être déployés à travers tout le territoire en fonction des besoins pour repartir vers une vraie police de proximité et de l'îlotage.»

Et d'argumenter : «Prenez les gendarmes par exemple, ils connaissent tout le monde sur leurs territoires, ils n'ont pas le choix du reste. C'était la grande force de l'îlotage autrefois et sous Pierre Joxe en tant que ministre de l'Intérieur [1984-1986 puis 1988-1991], les communes ont fortement baissé leurs embauches en policiers municipaux. Il n'y en avait pas besoin. C'est comme à Paris, Hidalgo est acculée à faire du régalien en dotant la ville d'une police municipale, mais ce n'est pas son truc.»

Avant de conclure : «A la France insoumise, nous sommes pour une police nationale républicaine de proximité, pour un centralisme positif qui serait une garantie d'égalité de traitement sur tout le territoire.»

A bien regarder les nombreux amendements qui ont été déposés par les députés sur le texte, il semble bien que le cœur du texte de la proposition de loi Sécurité globale se joue surtout sur ce sujet de la municipalisation de la sécurité, avec notamment la création d'une police municipale dans la capitale permise grâce à ce texte pour l'année 2021. Cette partie de la PPL signe d'ailleurs la fin d'une petite querelle politique entre les soutiens d'Anne Hidalgo et le parti présidentiel qui voulait voir son candidat l'emporter à la mairie de Paris en 2020.

Le secteur privé, en plein boum

Ensuite, vient le titre dédié à la sécurité privée, un secteur économique en pleine expansion : «175 000 emplois en France», ainsi que nous l'a rappelé Alice Thourot au téléphone, contre seulement 33 000 personnes en police municipale, par exemple.

Les députés LREM disent vouloir «mieux encadrer» la sécurité privée et un des articles de la PPL incite d'ailleurs les anciens policiers nationaux à entrer dans le secteur privé lors de la retraite avec un cumul des points. Objectif annoncé pour la députée : «Faire évoluer le secteur d'ici les prochains jeux olympiques de Paris de 2024 et la prochaine coupe du monde de rugby.»

La PPL sécurité globale propose donc un meilleur contrôle des formations des agents avec des conditions renforcées d'accès à ces filières, notamment au niveau judiciaire et tout simplement en s'assurant que les agents ont bien acquis la langue française : «On s'est aperçu pendant notre mission que dans certains cas, le minimum d'acquisition du français n'y était pas», explique Alice Thourot.

Augmenter le pouvoir des polices municipales et favoriser l'émergence du secteur privé contribue-t-il à une dilution du pouvoir régalien de police en France ? S'agit-il d'une concession à l'universalisme ou au jacobinisme français ?

L'Insoumis Ugo Bernalicis rappelle en tout cas : «Nous sommes le seul groupe à nous opposer entièrement à ce texte au sein de l'Assemblée nationale. Il s'agit d'ailleurs d'un texte de défiance à l'égard de la police nationale à qui on concède certes l'article 24 qui sera peut-être utile à certains fonctionnaires, ainsi que quelques autres dispositions...» Ugo Bernalicis avait évoqué une «petite liste de courses» de la part du ministre Gérald Darmanin dans ce texte.

Les premiers titres du texte semblent en réalité constituer le projet réel des députés marcheurs tandis que le reste du texte fait effectivement penser à des revendications des organisations syndicales policières (anonymisation, possibilité de porter l'arme hors-service, protection fonctionnelle de l'administration, etc.).

Pour le député LFI interrogé par RT France, «il y a déjà tout ce qu'il faut dans le code pénal» et ces titres de la PPL qui visent principalement à protéger les policiers et les gendarmes ne sont pas utiles à la sécurité globale. Ugo Bernalicis assume : «On nous mettra dans la case anti-flics de toute façon», mais il souligne : «Nous avons 240 000 policiers et gendarmes en France et nous sommes dans le top trois des pays européens pour le nombre de policiers par habitants. Mais on voit que dans les pays où il y a moins de policiers, ils ont beaucoup délégué au secteur privé et aux polices municipales. Ces transferts de compétence, c'est du n'importe quoi. Nous devrions favoriser les relations police-population et les premiers à en bénéficier seraient les policiers qui feraient remonter les informations au lieu de passer 56% de leur temps à lutter contre le stup.»

Alice Thourot veut croire à des débats apaisés dans l'Hémicycle à partir du 17 novembre alors qu'Ugo Bernalicis promet l'enfer au groupe majoritaire... La proposition de loi n'a donc pas fini de faire parler d'elle, mais il est à espérer que les débats permettront de faire émerger de nouvelles perspectives sur ce texte qui ne traite pas uniquement, loin s'en faut, de l'anonymat des policiers, mais redéfinit, avec le schéma national du maintien de l'ordre et la parution d'un prochain livre blanc, la sécurité intérieure française pour les années à venir. L'article 24 n'est qu'un seul article de cette PPL et de nombreux autres viennent avant. Et si tous les articles favorables aux organisations syndicales policières et aux policiers de la base étaient une contrepartie à une PPL qui serait moins favorable qu'il n'y paraît aux policiers nationaux du service public et aux gendarmes ?

Antoine Boitel