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Attentats de janvier 2015 : qui sont les accusés absents ?

La compagne du tueur de l'Hypercacher et deux frères, considérés comme des cerveaux, sont présumés morts au combat ou dans des bombardements, malgré une rumeur de fuite pour Hayat Boumeddiene. Retour sur les CV de ces tristement célèbres djihadistes.

Alors que débute devant une cour d'Assises spéciale le procès, annoncé comme historique, des accusés des attentats de janvier 2015 (la rédaction de Charlie Hebdo, Montrouge et l'Hypercacher de la porte de Vincennes ), parmi les 14 coaccusés, trois manquent à l'appel mais sont tout de même poursuivis, avec l'émission d'un mandat d'arrêt international : Hayat Boumeddiene, ainsi que les frères Mohamed et Mehdi Belhoucine.

Boumeddiene, la veuve de Coulibaly, est-elle en vie ?

Hayat Boumeddiene, seule femme poursuivie dans ce procès, fait partie des djihadistes français les plus connus. Désignée comme l'épouse en cavale du terroriste de l'Hypercacher, son visage a fait brutalement irruption dans la sphère publique. Les terroristes Amedy Coulibaly et les frères Kouachi ayant été neutralisés par les forces de sécurité intérieure dans la foulée de leurs méfaits, il ne restait à l'époque, du moins dans les médias, que des larmes, des points d'interrogation et au moins une co-responsable en vie : la jeune femme radicalisée depuis plusieurs années qui aurait rejoint la Syrie depuis l'Espagne en compagnie d'un des frères Belhoucine.

Des clichés théâtraux de son entraînement au maniement des armes dans le Cantal, notamment le tir à l'arbalète, viendront bientôt ajouter à l'aura médiatique de cette jeune femme mystérieuse dont il sera également dit qu'elle serait peut-être partie enceinte de son assassin de mari, mort dans l'assaut de l'Hypercacher porte de Vincennes.

Tout semble avoir été dit sur la djihadiste : son enfance difficile, son embrigadement en symbiose avec Amedy Coulibaly et même sa détermination réaffirmée depuis la Syrie d'où elle a téléphoné en 2015 à son ancienne sœur de cœur pour lui décrire Raqqa avant les bombardements, un véritable paradis où elle se disait traitée «comme une princesse».

Mais où est-elle aujourd'hui ? Au mois de mai 2020, une djihadiste rapatriée du camp d'Al-Hol en Syrie et débriefée par les services (probablement la Central intelligence agency américaine qui aurait la haute main sur cette zone géographique selon une source du renseignement contactée par RT France) jurait mordicus qu'elle avait vue la jeune femme en octobre 2019 retenue dans ce camp sous une nouvelle identité. Puis il a été supposé qu'elle s'était enfuie du camp et les services auraient cherché sa trace afin de la voir présente au procès d'assises qui vient donc de commencer sans elle...

Pourtant, quelques mois plus tôt, on la donnait encore pour morte, probablement tuée dans le bombardement de la coalition de novembre 2015 en réplique aux attentats qui ont frappé au Bataclan, sur les terrasses parisiennes et au Stade de France à Saint-Denis.

Interrogé par RT France, le policier Noam Anouar qui a suivi de près les parcours des radicalisés de l'islamisme en Ile-de-France lorsqu'il travaillait pour le service de renseignement de la préfecture de police de Paris a livré son analyse : «Parmi les rapatriés de Syrie, nos services ont eu accès à l'épouse d'un terroriste algérien qui avait rejoint l'Etat islamique. Elle dit avoir croisé Boumeddiene alors qu'elle était donnée pour morte depuis plusieurs années. Mais j'ai du mal à croire à cette information. Il suffit de prendre un peu de recul pour comprendre que les revenants du djihad essaient de s'en sortir. Alors, lorsqu'ils sont interrogés par les services, ils vont tout tenter pour se démarquer des autres revenants en cherchant à susciter l'intérêt des agents. La logique est la suivante : avec des renseignements de qualité, ils ont plus de chances d'alléger la peine d'emprisonnement qui les attend. Cette revenante a peut-être tenté le scoop.»

Le policier, connu pour son franc-parler, nuance toutefois : «Disons simplement que cette information, je la prends au conditionnel, Hayat Boumeddiene est peut-être vivante, elle était peut-être à al-Hol, comment le savoir à ce stade ? Mais dans ce cas, il s'agit seulement d'un témoignage de source. La Direction générale de la sécurité intérieure la prend au sérieux, mais sans preuve tangible, moi, je ne la prendrais pas pour argent comptant. Il s'agit peut-être seulement d'une terroriste qui cherche à enfumer les services occidentaux en tentant de diminuer les charges qui vont peser contre elle.»

Hayat Boumeddiene est-elle morte sous les bombes à Raqqa avec d'autres épouses de djihadistes, comme on le pensait jusqu'alors ou a-t-elle réussi à survivre jusqu'au camp d'al-Hol avant de s'enfuir ?

Questionné directement à ce sujet le 2 septembre lors d'un entretien sur le plateau de France 2, Gérald Darmanin a préféré botter en touche, refusant de confirmer qu'elle était en vie, mais soulignant que les services étaient à sa recherche.

Concernant les frères Belhoucine, Mohamed et Mehdi, qui avaient quitté l'Europe depuis l'Espagne en direction d'Istanbul avant de rallier la Syrie quelques jours avant les attentats de janvier 2015, leur sort est plus communément admis, sans que la justice française en soit certaine puisqu'elle continue de les juger : ils sont considérés comme décédés depuis 2016, Mohamed lors d'un combat et Mehdi à la suite d'une blessure mal soignée.

Là encore, selon une source du renseignement contactée par RT France, ce serait la CIA qui aurait fourni cette information. Selon cette même source, il n'y a que le Mossad israélien et l'agence centrale du renseignement américain qui soient en mesure de livrer ce type de données à la France. Cette même source précise d'ailleurs que si Boumeddiene avait encore été vivante après le bombardement de 2015 à Raqqa, elle aurait été éliminée par le Mossad en réplique à l'assaut contre l'Hypercacher par Coulibaly.

Les frères Belhoucine : des filières d'excellence universitaire au djihad

Le parcours des frères Belhoucine est également bien connu : deux garçons brillants à l'école, avec des parents fonctionnaires de la mairie de Bondy, en Seine-Saint-Denis. L'un intègre l'école des Mines et l'autre entame des études d'ingénierie mécanique à Paris... Mais très tôt, ils suivent un islam rigoriste éloigné des valeurs de leurs parents, décrits comme «pieux» par France Inter, et abandonnent leurs études, l'un comme l'autre. «C'étaient des tronches», résume une source contactée par RT France.

Dès 2008, les enquêteurs retrouvent des traces de la radicalisation de Mohamed qui vit à Albi dans le Tarn pour suivre ses études, mais qui s'est pris de passion pour le djihad armé et est entré en contact avec des aspirants au départ pour le Pakistan et l'Afghanistan.

En 2010, il est interpellé et soupçonné d'être un cyberdjihadiste, il fera la rencontre d'Amedy Coulibaly à la prison de Villepinte et comptera parmi ses relations à l'avenir, jusque dans les derniers moments : le grand frère des Belhoucine est ainsi suspecté d'avoir filmé le testament de Coulibaly avant les attentats, d'avoir créé des moyens de communication sécurisés entre les terroristes de janvier 2015 et écrit le serment d'allégeance islamiste retrouvé sur le corps de Coulibaly après sa neutralisation.

Mohamed et Mehdi Belhoucine ont fui l'Europe via Madrid cinq jours avant que Coulibaly ne passe à l'attaque. Mohamed a pris un car, selon France Inter, tandis que Mehdi, le cadet, a utilisé la Seat du couple Coulibaly et Boumeddiene, repérée quelques jours plus tôt par la police, pour descendre en Espagne avec l'épouse du tueur de l'Hypercacher. Selon France Inter, il s'agissait peut-être de mettre cette dernière à l'abri en lui faisant franchir la frontière syrienne.

De 1995 à 2015 : Djamel Beghal avait prévenu

A posteriori, une question demeure et elle a souvent été posée : comment les services de renseignement ont-ils pu laisser filer et agir des éléments aussi dangereux qui faisaient partie d'un réseau djihadiste bien cartographié ? La France pouvait-elle encore se payer le luxe de la naïveté après les attentats de 1995 à Paris, puis de 2012 à Toulouse ?

Un policier du renseignement interrogé par RT France a fait valoir qu'en 2015, les services de Seine-Saint-Denis avaient en charge plus de 900 fichiers S. Parmi eux, il y avait les frères Belhoucine qui avaient travaillé à la mairie d'Aulnay-sous-Bois lorsqu'ils habitaient chez leurs parents notamment, mais pas Hayat Boumeddiene, dont le dossier dépendait du Val-de-Marne.

Autre élément important, l'administration a quelque peu appris de ses erreurs après 2015, mais à l'époque des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l'Hypercacher, le renseignement pénitentiaire n'existait pas encore – il a vu le jour en mai 2016 – et la DGSI s'appuyait principalement sur les informations recueillies directement par les surveillants. C'est peut-être ce qui a permis à des djihadistes endurcis comme Djamel Beghal d'endoctriner un certain nombre d'apprentis djihadistes depuis la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis où il a notamment été en contact avec Amedy Coulibaly et Chérif Kouachi. Un policier précise que, lors de son interpellation en 1994 juste avant les attentats du GIA en 1995, Beghal avait prévenu qu'ils seraient «des dizaines après lui» : il avait constitué un réseau et il a continué derrière les barreaux, mais également en résidence surveillée dans le Cantal. Une vingtaine d'années plus tard, la France l'a compris à ses dépens. 

La bande des Buttes-Chaumont l'avait échappé belle

Mais le «plus gros fiasco» selon une source policière interrogée par RT France, reste le contrôle de police dont a fait l'objet la «bande des Buttes-Chaumont» le 28 décembre 2014. Une dizaine de jours seulement avant les attaques, deux motards de la police parisienne abordent un véhicule stationné devant le parc des Buttes-Chaumont, à bord se trouve Hayat Boumeddiene et quelques mètres à côté, Amedy Coulibaly discute avec les frères Kouachi.

Les principaux protagonistes des tueries à venir se trouvent donc tous au même endroit. Le policier qui fait son rapport suit les ordres à la lettre : ne pas signaler aux individus fichés S qu'ils ont attiré son attention au-delà du simple contrôle et les laisser circuler.

La source interrogée par RT France précise même que le motard a dépassé ce qui était attendu de lui, car il aurait fait un rapport écrit, ce qu'il n'était pas obligé de faire. «Cela montre à quel point il a été intrigué par ce contrôle, quelque chose avait vraiment piqué sa curiosité au-delà des fiches S, ce qui est finalement assez courant en Ile-de-France», explique cette même source.

Plus étonnant encore, la voiture dans laquelle se trouve Hayat Boumeddiene pendant que son mari et les Kouachi conversent est la même Seat qui l'emmènera jusqu'en Espagne quelques jours plus tard.

Explication tristement prosaïque de la part de la source policière interrogée par RT France : la période des fêtes bat son plein et les services administratifs fonctionnent à bas régime. Le rapport du policier consciencieux, qui aurait pu être décisif, est passé à la trappe et les services ne se rendront compte de l'ampleur de la bourde qu'une dizaine de jours plus tard quand l'identité des tueurs sera connue : leurs fiches S ont toutes les trois «borné» au même endroit à la même heure le 28 décembre lors dudit contrôle.

Manque de volonté politique ? Mille-feuilles administratif ? Des loupés qui questionnent

Manque de discernement politique et hiérarchique quant aux enjeux ? Rigidité administrative ? Deux sources policières contactées en janvier 2019 avaient également déploré le manque de coordination des différents services de police déployés porte de Vincennes à Paris lors de l'attaque de l'Hypercacher perpétrée par Coulibaly, tandis que le mille-feuille se compliquait encore à Dammartin-en-Goëlle, où c'est le GIGN de la gendarmerie qui intervenait et pas la police nationale, mais avec des enjeux communs puisque Coulibaly voulait initialement faire évader les frères Kouachi de l'imprimerie où ils étaient retranchés avec des otages.

La lourdeur de nos institutions a-t-elle pesé de tout son poids face un ennemi agile et déterminé jusqu'à la mort ? Nos nombreux services de renseignement et d'intervention ont-ils appris de leurs erreurs et fluidifié leurs rapports ? Les trois ministres de l'Intérieur d'Emmanuel Macron ont tous souligné le grand nombre d'attentats déjoués au cours des dernières années : 32 depuis 2017, selon la dernière déclaration de Gérald Darmanin.

Pourtant une commission d'enquête parlementaire sur l'attaque de Mickaël Harpon en plein cœur de la préfecture de police de Paris a mis en lumière des dysfonctionnements dans le service où l'assassin radicalisé travaillait : la direction du renseignement de la préfecture de police.

Préconisation attendue des députés : rattacher ce service à la DGSI pour en augmenter la sécurité, un véritable camouflet qui serait alors adressé au préfet Didier Lallement... Mais rien n'a, semble-t-il, été acté en ce sens pour le moment. Il faut dire que si un rapporteur de la commission appartient aux rangs de la majorité présidentielle, le président de ce groupe de travail est un membre éminent du groupe Les Républicains, Eric Ciotti.

Quoi qu'il en soit, l'absence sur le banc des accusés d'Hayat Boumeddiene, de Mohamed et de Mehdi Belhoucine à ce procès que d'aucuns jugent «historique», ainsi que les nombreuses attaques commises depuis 2015, viennent rappeler s'il le fallait encore qu'en matière de contre-terrorisme, la France a toujours du chemin à parcourir et que le combat contre «l'hydre islamiste», ainsi que la nommait Emmanuel Macron dans un discours d'octobre 2019 après l'attaque de la préfecture de police de Paris, est loin d'être achevé.

Antoine Boitel