Quelle valeur a une vie humaine, un préjudice corporel ou psychologique ? C'est à cette question complexe et brûlante, tant pour les assurances, que les fonds d'indemnisation, les victimes ou la puissance publique, que le gouvernement français tente de répondre par la création d'un système algorithmique dénommé «DataJust».
En pleine pandémie de Covid-19, le décret du 27 mars, signé par le Premier ministre Edouard Philippe et la ministre de la Justice Nicole Belloubet, autorise celle-ci «à mettre en œuvre, pour une durée de deux ans, un traitement automatisé de données à caractère personnel», destiné à l'élaboration d'un «référentiel d'indemnisation des préjudices corporels».
Le gouvernement aurait-il anticipé des centaines de recours juridiques des malades du Covid-19 ?
Encore en construction, ce système algorithmique viserait «à automatiser et normaliser le calcul des sommes auxquelles les victimes peuvent prétendre en cas de litige», décrit le site d'information Korii, appartenant à Slate. «Une barémisation de la vie humaine» dénoncée par Hervé Gerbi, avocat d'un cabinet grenoblois spécialisé dans l'indemnisation des dommages corporels, sur France Bleu Isère.
«Elaboration d'un référentiel indicatif d'indemnisation des préjudices corporels»
Mentionnée dans le décret, la finalité affichée de «DataJust» est «le développement d'un algorithme destiné à permettre l'évaluation rétrospective et prospective des politiques publiques en matière de responsabilité civile et administrative», «l'élaboration d'un référentiel indicatif d'indemnisation des préjudices corporels», ainsi que «la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d'indemnisation».
A cette fin, l'algorithme serait alimenté par des «décisions de justice rendues en appel entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019 par les juridictions administratives et les formations civiles des juridictions judiciaires dans les seuls contentieux portant sur l'indemnisation des préjudices corporels», précise l'article 2 du décret.
En plus des décisions de justice, des données à caractère personnel, réparties en huit catégories prenant en compte 41 critères allant de l'âge à la situation familiale, professionnelle, financière, en passant par le type de dégât, ou encore les données relatives à des infractions et condamnations pénales, nourriront le système algorithmique.
«Erreur temporelle»
Toutefois, «substituer l'intelligence du juge par une intelligence artificielle», ou tout du moins l'utilisation d'algorithmes et de systèmes automatisés, n'est pas sans poser de sérieuses questions, relève Hervé Gerbi.
Un doigt coupé vaut 1 à 3% d'incapacité. Mais le doigt d'un pianiste vaut-il la même chose que celui d'un chanteur ? Avec l'algorithme, il n'y a plus de discussion sur la valeur d'un préjudice et donc quel est l'intérêt d'aller encore devant le juge ?
Tout d'abord, la composition même de l'équipe travaillant à l'algorithme doit être questionnée «pour éviter les biais» liés à la culture, au sexe ou à la condition sociale, a souligné, d'après l'AFP, Christiane Féral-Shuhl, président du Conseil national des barreaux (CNB), qui représente les 70 000 avocats de France. «Conçus à partir de données par des êtres humains eux-mêmes biaisés, les systèmes informatiques peuvent difficilement être considérés comme justes», ajoute Korii.
Ensuite, l'enjeu majeure réside dans l'opacité de l'intelligence artificielle et des algorithmes qui «peuvent se transformer en monstres complexes dont plus personne, pas même leurs créateurs ou leurs créatrices, ne peut comprendre le fonctionnement», détaille le site internet. Et de continuer : «Une opacité hautement problématique dès lors qu'il s'agit de consolider, auprès des juges comme des victimes, la légitimité d'une décision de justice.» «Sans information au justiciable et sans possibilité de contestation», renchérit Hervé Gerbi, ce décret constituerait, selon lui, une violation du règlement général sur la protection des données (RGPD), texte de référence au niveau européen.
De manière prosaïque, le risque est celui d'une harmonisation par le bas : «Un doigt coupé vaut 1 à 3% d'incapacité. Mais le doigt d'un pianiste vaut-il la même chose que celui d'un chanteur ? Avec l'algorithme, il n'y a plus de discussion sur la valeur d'un préjudice et donc quel est l'intérêt d'aller encore devant le juge ?», questionne Hervé Gerbi, selon l'AFP. Et si l'enjeu est de permettre à une victime de savoir s'il vaut mieux traiter avec son assurance ou aller en justice, alors, «la base de données doit être accessible au public», plaide-t-il.
«Aujourd'hui, 95% des dossiers relatifs à l'intégrité corporelle sont gérés par les assurances. Mais les 5% qui passent par la voie judiciaire représentent 45% des indemnisations versées», précise l'avocat. Et de déclarer : «Demain, certains iront demander des comptes pour toutes les questions liées au Covid-19. S'ils aboutissent dans leur procédure, on leur dira ceci : "Décès d'un parent, 9 000 euros !".» «Le gouvernement aurait-il anticipé des centaines de recours juridiques des malades du Covid-19 ?», se demande également Hervé Gerbi, qui note, selon lui, que «DataJust» est le fruit d'un intense lobbying de la part des sociétés d'assurance.
Enfin, Christiane Féral-Schuhl s'est étonnée «de voir publier ce décret un dimanche [soit le 29 mars], en plein confinement, alors que le gouvernement s'était engagé à suspendre toutes les réformes non liées à la lutte contre l'épidémie». De son côté, Nicole Belloubet a plaidé «l'erreur temporelle», alors même que, parallèlement, de nombreuses plaintes, visant plusieurs membres du gouvernement, ont d'ores et déjà été déposées, notamment à Cour de justice de la République (CJR), pour la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19.