Le gouvernement réfléchit actuellement à la possible entrée en scène du tracking, le traçage numérique des contaminés, dans le cadre de la lutte contre l'épidémie du coronavirus. Jusqu’ici, l’exécutif avait rejeté le principe d’une telle surveillance via téléphones portables. Mais de nombreux pays ont développé des systèmes de suivi numérique des malades et d’alerte des citoyens en contact avec des porteurs du virus.
Le gouvernement a fini par totalement changer de braquet, comme à de nombreuses reprises au cours de cette épidémie. Emmanuel Macron s’est doté d’un nouveau Comité analyse recherche et expertise (CARE), dont l'une des missions sera de livrer ses recommandations sur ce type de stratégie numérique d’identification.
Après avoir estimé que les Français n’étaient «pas prêts», le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a lui aussi opéré un demi-tour le 5 avril sur France 2. «Le tracking fait partie des solutions retenues par un certain nombre de pays […] Je suis convaincu que si elles permettent de lutter contre le virus et, si évidemment, elles respectent les libertés individuelles, c’est un outil qui sera retenu et soutenu par l’ensemble des Français», a-t-il expliqué.
De nombreux pays s’équipent d’applications de traçage
Les Français seraient-ils vraiment prêts ? Oui, si l’on en croit un sondage de l’institut de l’université d’Oxford mené auprès d’un échantillon représentatif de 1 000 personnes, publié le 31 mars. 80% des personnes interrogées seraient ainsi disposées à utiliser une application qui les avertirait qu’ils ont côtoyé un malade du Covid-19 (patient dont ils ne connaîtraient pas l’identité). Ils devraient alors accepter de se mettre en quarantaine. Les résultats obtenus dans ce sondage sont relativement similaires à ceux observés en Allemagne, au Royaume-Uni et en Italie, pays qui cherchent à se doter d’un outil similaire, sur la base du volontariat.
Ces trackings numériques sont déjà à l’œuvre dans divers pays dont Israël, où l’application HaMagen («Bouclier», en français) recoupe les trajets de personnes infectées, sur base des données fournies par le ministère israélien de la Santé, avec ceux des utilisateurs de l'application. Des moyens plus radicaux ont également été utilisés par l'Etat hébreu, puisque le Premier ministre, Benjamin Netanyahou, a autorisé pour 30 jours l’emploi de méthodes de surveillance drastique des malades infectés ou de ceux qui ont été en contact avec eux, moyens d’ordinaire réservées à la lutte antiterroriste.
Ailleurs en Asie, un tel procédé a également été utilisé dans des pays tels que la Corée du Sud.
Dans 200 villes chinoises, les habitants ont pu télécharger l'application Alipay Health code, qui leur attribuait un code barre. Lors de leurs déplacements, leurs téléphones se faisaient flasher aux check-points, à l’entrée des magasins et des transports, pour révéler une couleur. Le rouge établissait l’interdiction de sortir de chez soi pendant deux semaines, le jaune renvoyait à une mise en quarantaine de sept jours, tandis que le vert autorisait la circulation. Les données étaient transmises aux forces de police.
Une application française fonctionnant avec la technologie Bluetooth
Rien de tel au programme pour le projet d'application française, qui consisterait à développer un traçage fonctionnant sur le réseau Bluetooth, sans stockage des données de géolocalisation, sur une base de volontariat. Elle établirait un historique chiffré, sur quatorze ou vingt et un jours, des éventuelles rencontres effectuées avec une personne testée positive. Les utilisateurs de l’application seraient prévenus et invités à se faire dépister et se mettre en quarantaine, le cas échéant.
S'il y a un trackeur dans votre proche, vous allez respecter les règles de distanciation sociale de façon plus stricte
Mais pour Fabrice Epelboin, spécialiste des médias sociaux et enseignant à Sciences-Po, la technologie Bluetooth est d’une efficacité discutable dans ce contexte. «Elle peut identifier un contact avec votre voisin qui vit dans l'appartement mitoyen sans que vous ne le sachiez et sans l'avoir croisé une seule fois. L'argument du Bluetooth va certainement être brandi comme garantie de respect de la vie privée, mais c'est faux, la réalité est bien plus complexe et devra être regardée de très près. Mais le choix du GPS rendrait le sujet des données récoltées bien plus sensible encore», confie l'expert à RT France.
Toutefois, il reconnaît l’intérêt d’une telle collecte de données d’un point de vue épidémiologique, mais aussi son effet «placebo» sur la population utilisatrice. «S’il y a un trackeur dans votre proche, vous allez respecter les règles de distanciation sociale de façon plus stricte, la confinement sera mieux appliqué, c'est l'effet panoptique des technologies de surveillance, qu'a parfaitement expliqué Foucault», estime-t-il.
Selon la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL), le cadre législatif autorise à développer de telles applications si elles respectent le principe de consentement des utilisateurs et celui des données anonymisées, ce qui semble être l'option prônée par la France. Dans le cas contraire, les pouvoirs publics devraient s’appuyer sur une loi dédiée. De leur côté, les opérateurs téléphoniques, comme Orange, sont volontaires, et ont déjà communiqué les données de leurs utilisateurs aux ministères qui le requéraient pour constituer des statistiques.
Les politiques divisés sur le traçage
Dans les camps politiques, cette annonce ne fait pas l’unanimité. Certains, comme Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains (LR) au Sénat, font la promotion de ces «outils de suivis numériques».
A gauche, certains manifestent en revanche leur opposition au traçage, arguant qu'il permet un usage dévoyé des données personnelles des utilisateurs.
Le gouvernement préfère investir dans le contrôle via les technologies et en rajoute sur le sécuritaire
Danielle Simonnet, conseillère de Paris et candidate «Décidons Paris» aux élections municipales, a dénoncé le projet dans un communiqué du 7 avril. «Nous sommes dans une situation où l’on a un manque de tout, de masques, de blouses, de respirateurs, de consommables. Or il n’y a aucune réquisition par exemple des entreprises pour fabriquer des masques. Le gouvernement préfère investir dans le contrôle via les technologies et en rajoute sur le sécuritaire», observe-elle, interrogée par RT France. «Et cette perspective de tracking ne fait l’objet d’un véritable débat, comme si l’on pouvait remettre en cause nos libertés fondamentales. Il n’y a pas de distributeur de gel dans les lieux où nous sommes amenés à nous déplacer, pas de messages sur la manière de nettoyer les courses… L’urgence devrait être d’interdire la reprise du travail, par exemple sur les chantiers et chez Mc Donalds. Au lieu de cela, on envoie des drones pour vérifier que trois types sont pas venus crapahuter sur une montagne», critique-t-elle.
Encadrer ce dispositif serait-il impossible ?
Le recours au suivi numérique des contaminés déclenche la controverse au sein même du camp La République en Marche (LREM). Plusieurs députés de la majorité, comme Pierre Person, Guillaume Chiche ou encore Sacha Houlié, redoutent l’utilisation qui sera faite des données personnelles ou encore la relégation des malades au rang de suspects.
D’autres parlementaires, comme Gérard Larcher, sénateur LR des Yvelines et président du Sénat, sont favorables à l’outil, à condition qu'il soit bien «encadré par une loi et donc sous le contrôle du juge», «limité dans le temps et sous le contrôle impératif du Parlement».
Ce vœu pieux est contesté par le spécialiste Fabrice Epelboin, qui met en cause les compétences des législateurs dans le champ du digital. «Seuls une poignée de députés comprennent les technologies et sont capables d’aborder sur des bases rationnelles et sérieuses ce type de problématiques. Jusqu’ici, les parlementaires n’ont produit que des lois complètement idiotes, qui ont eu plus d'effets de bords que d'impact. On ne peut pas attendre des législateurs qu’ils maîtrisent les enjeux d’une telle application, ils ont une incompréhension fondamentale de ce qu’est la tech», estime-t-il.
Seuls une poignée de députés comprennent les technologies et sont capables d’aborder sur des bases rationnelles et sérieuses ce type de problématiques
Pourtant, selon l’expert, les applications de traçage sont incontournables, et il est impossible de s’y opposer, même si elles ne respectent pas la liberté telle que définie en France. Partant, l'accompagnement scrupuleux par de la mise en place d’un tel dispositif de surveillance parait crucial à Fabrice Epelboin : «Il ne faudrait pas que le gouvernement soit surpris en train d'espionner la société française.»
Faut-il ainsi redouter l’utilisation des données personnelles abandonnées aux mains du gouvernement durant cette période de crise sanitaire ? «Ces données sensibles, les interactions entre individus dans le monde réel, et qui servent à faire de l'épidémiologie, pourraient dans l’absolu être utilisées par les politiques afin de comprendre et de manipuler l’opinion publique. Dans l'immédiat le risque est limité, car nous n'avons pas au gouvernement des individus qui ont ce genre d'approche de la technologie. Mais aux Etats-Unis, des personnes compétentes dans le domaine ont pris le pouvoir. Et cela pourrait nous arriver aussi demain», conclut Fabrice Epelboin.