Le grand débat national lancé par le président de la République et le gouvernement est d'ores et déjà un succès pour ses organisateurs. Peu importe la mobilisation hebdomadaire des Gilets jaunes, que les réponses apportées à la crise sociale le 11 décembre par le président semblent davantage satisfaire le patronat ou que le pouvoir d'achat continue de baisser (selon l'association UFC-Que Choisir dans son numéro de février). Non, selon le gouvernement et la secrétaire d'Etat auprès de la Transition écologique et solidaire Emmanuelle Wargon, qui s'exprimait sur BFM TV le 15 février, les 6 000 réunions locales et les 860 000 contributions en ligne sur le site montrent qu'il y aurait un engouement autour du grand débat. Toutefois, à regarder de plus près, le gouvernement ne tenterait-il pas de duper les citoyens avec des chiffres manipulables et la direction bien particulière donnée au débat ?
Une plateforme internet potentiellement parasitée par les activistes anonymes et trolls ?
La plateforme en ligne, créée par le gouvernement, permet à n'importe quel citoyen de répondre aux questionnaires et de déposer des contributions sur quatre thèmes : la transition écologique, la fiscalité et les dépenses publiques, la démocratie et la citoyenneté et l'organisation de l'État et des services publics. Un simple courriel suffit pour effectuer ces démarches. La plateforme officielle ne demande aucune vérification sur l'identité de l'auteur (vérification d'une pièce d'identité en ligne par exemple).
Un militant politique proactif (à l'image des anonymes pro-Macron sur Twitter) ou un troll pourrait donc créer autant d'e-mails qu'il le souhaite, répondre ainsi aux questionnaires et déposer des contributions. Ironique lorsque Emmanuel Macron plaide, dans le même temps, pour la levée de l'anonymat sur internet, le secrétaire d'Etat chargé du Numérique Mounir Mahjoubi évoquant même le 13 février sur France Inter la levée de l'anonymat pour les dispositifs de démocratie participative en ligne...
Nous avons fait le test. Nous avons créé deux faux comptes, avec deux e-mails que nous avons spécialement créés pour cet article. Nous avons pu déposer deux contributions avec un titre légèrement modifié («la nécessaire dépense publique» et «nécessaire dépense publique») et les mêmes mots.
Ainsi nos deux pseudos, Jean Tourloupe et Jesus Christ, ont pu sans encombre passer les éventuels filtres (s'il en existe réellement). Sur les 860 000 contributions en ligne annoncées par Emmanuelle Wargon, combien pourraient ainsi être le fait d'anonymes politisés proactifs qui usent du site pour le submerger à des fins de récupération politique ? Des activistes, macronistes ou non, pourraient en effet vouloir inonder le site de contributions, soit pour donner l'apparence d'un engouement des Français, soit pour orienter le débat. Un simple clic sur l'un des thèmes permet d'ailleurs de constater que la plupart des contributions en ligne sont l’œuvre de pseudos...
Si le gouvernement a déjà assuré qu'il ne changerait pas de cap politique à l'issue du grand débat le 15 mars (ce qui constitue, en soi, un paradoxe sur l'utilité même d'un débat), l'exécutif ne sait pas comment il procédera pour tout analyser. Il laissera d'abord cet exercice périlleux à l'institut de sondage privé OpinionWay. Mais comment, ensuite, le gouvernement pourra-t-il s'assurer que la synthèse numérique est bien le reflet des positions de l'ensemble des citoyens contributeurs et non de celles de trolls ou de faux comptes ?
L'illusion d'une écoute des doléances
La plateforme est d'ailleurs assimilable à un pot-pourri au sein duquel les contributions s'entassent, le citoyen pouvant difficilement avoir une visibilité sur l'orientation politique de celles-ci (nombreuses n'ont pas de titre explicite), ou sur leur éventuel succès auprès des lecteurs (les internautes ne peuvent ni réagir, ni commenter, ni voir celles qui ont suscité le plus de lectures).
Par ailleurs, les questionnaires sont clairement orientés pour convaincre les participants au grand débat national du bien-fondé de la politique menée actuellement par la majorité. Exemple édifiant : «Afin de baisser les impôts et réduire la dette, quelles dépenses publiques faut-il réduire en priorité ?». Premièrement, la question est biaisée. Elle part du constat que la dette doit être réduite et que cette réduction doit passer par une baisse des impôts. Or, tout un courant de pensée économique néo-keynésien pense que, lors des périodes de stagnation ou dépression économique, l'Etat doit justement s'endetter pour permettre la relance économique.
Les réponses sont là aussi définies, sans marge de manœuvre pour l'internaute qui doit choisir entre quatre propositions : «les dépenses de l'Etat, les dépenses sociales, les dépenses des collectivités territoriales, "je ne sais pas"». Or, quid par exemple de la traque contre la fraude fiscale (estimée à 100 milliards d'euros d'après le rapport établi par le syndicat Solidaires-Finances publiques) ou la possibilité d'effectuer une politique visant à réduire l'optimisation fiscale légale ? Deux solutions qui ne sont pas proposées par le site. Le gouvernement ne tenterait-il pas, de la sorte, de guider le citoyen pour qu'il approuve in finela suppression du nombre de fonctionnaires ou les annonces de réduction des aides de protection sociale. Nombre d'autres questions et propositions de réponses sont orientées de la même manière.
Selon le gouvernement, le citoyen est le principal responsable du problème écologique
Face à l'orientation manifeste des questions, l'internaute a la possibilité de proposer, en supplément, une contribution. Sauf que celle-ci n'est pas une feuille blanche où le citoyen peut noter ses doléances librement. Il doit recomposer avec de nouvelles questions tout aussi orientées. Ainsi, par exemple, dans le thème «écologie», on peut lire : «Quelles seraient pour vous les solutions les plus simples et les plus supportables sur un plan financier pour vous inciter à changer vos comportements ?»
Ainsi, cette question incite le citoyen à cautionner le paiement d'une nouvelle taxe pour favoriser la transition écologique. Le punitif est acté. Le questionnaire ne fait aucune mention de la responsabilité des entreprises, voire de l'Etat, dans la pollution. Le questionnaire n'oriente pratiquement jamais vers une politique d'Etat qui privilégierait l'incitation par l'investissement public à moins polluer, par de vastes crédits d'impôts, par exemple sur les travaux d'isolation. L'utilité d'une taxe carbone – mesure qui fut l'étincelle de la contestation Gilets jaunes – est même sous-entendue comme une mesure évidente, notamment à travers la question suivante : «A quoi les recettes liées aux taxes sur le diesel et l’essence doivent-elles avant tout servir ?». Le secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Action et les comptes publics Olivier Dussopt ayant évoqué le 14 février, sur BFM TV, un éventuel retour de la taxe carbone en 2020, c'est peut-être tout simplement pour préparer de nouveau le terrain.
Enfin, toujours sur le thème de l'écologie, le gouvernement ne pose aucune question sur l'une des problématiques majeures : quelle énergie doit-on privilégier pour les générations futures ? Ainsi, les questionnaires sont tournés de telle sorte que le citoyen ne peut jamais proposer une solution sur le long-terme concernant l'énergie nucléaire, les énergies fossiles ou renouvelables.
Aussi, la plateforme n'est-elle pas finalement une manière d'encaisser massivement les revendications citoyennes et faire en sorte que celles-ci correspondent au maximum à l'orientation gouvernementale ?
Réunions publiques : les marcheurs s'activent sur le terrain
L'autre grande action macronienne en faveur du grand débat national reste l'organisation de réunions publiques sur le territoire français. Là aussi, le gouvernement tire parti de celles-ci pour redorer son blason dans les sondages.
Le président Emmanuel Macron ou Edouard Philippe enchaînent les meetings de plusieurs heures. Alors que le grand débat devait avant tout permettre aux citoyens de s'exprimer, l'exécutif semble davantage se poser dans le rôle d'un professeur, dictant la bonne marche de sa politique. Au regard de ces éléments, difficile d'écarter l'hypothèse d'une opération de communication avant les élections européennes de 2019. Le 3 février à Trappes, la ministre de la Santé Agnès Buzyn n'avait d'ailleurs pas hésité à se servir de l'une de ces réunions locales pour promouvoir la liste de La République en marche pour les échéances électorales, en défendant sa vision de l'Union européenne.
«Une campagne électorale déguisée en grand débat national»
Entre la médiatisation régulière de ces débats impliquant Emmanuel Macron ou Edouard Philippe depuis le 15 janvier sur la plupart des chaînes d'information en continu, ou les réunions plus confidentielles impliquant des ministres, l'opposition se questionne : le patron des Républicains, Laurent Wauquiez, a ainsi saisi le CSA pour des interventions du président qui «monopolisent les antennes» : «Chacun a pu constater une explosion du temps de parole dévolu au président de la République et aux membres du gouvernement. Aussi, nous souhaitons connaître les mesures prévues par le CSA afin de garantir un rattrapage des autres formations politiques et d'assurer la meilleure équité possible.» Le président de la Région Rhône-Alpes y voit une «campagne déguisée», tout comme Alexis Corbière, député de La France insoumise (LFI), qui a attesté le 13 février, à l'Assemblée nationale, que «certaines de ces réunions se transforment en meeting pro-République en marche aux frais du contribuable». Il a aussi déploré «la confiscation» de la parole aux Français par «Emmanuel Macron [qui, depuis le 15 janvier, a eu] un temps de parole équivalent à 34 heures de retransmission sur les chaînes d’info, deux heures quotidiennes si on enlève les week-ends !»
L'élu du Nord LFI Adrien Quatennens a dénoncé sur BFM TV le 13 février, «une campagne électorale déguisée en grand débat national». La France insoumise a également saisi le CSA pour «garantir le pluralisme politique». Néanmoins, Alexis Corbière craint que le temps de parole ne soit pas corrigé. En effet, selon le député, le CSA doit publier ses rapports sur cette question «sur base trimestrielle», or l'élection européenne aura lieu dans trois mois. La France insoumise a également saisi la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques «pour savoir comment les frais d'organisation du grand débat vont être inclus dans les comptes de campagne de La République en marche».
Plusieurs parlementaires ou responsables de tous bords tels que Patrick Kanner (Parti socialiste), Brigitte Kuster (Les Républicains) ou Jordan Bardella (porte-parole du Rassemblement national) ont aussi saisi – ou annoncé saisir – le CSA pour contester la possible «campagne déguisée» des marcheurs.
Documents à l'appui, Mediapart révélait d'ailleurs le 24 janvier que la Commission nationale du débat public «était disposée à assurer l'impartialité et la neutralité du grand débat national». Sauf que «l’Élysée s’y est opposé», selon la même source. La présidente de l'institution, Chantal Jouanno, a évoqué une «campagne de communication» mise en place à travers le grand débat national. Il n'est donc pas étonnant que l'initiative soit considérée à mi-parcours, par le gouvernement, comme «un succès incontestable», d'après le compte-rendu du conseil des ministres du 14 février.
Une rampe de lancement macroniste parfaite en vue des européennes ?
Bastien Gouly
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