Rebondissements dans l'affaire Lafarge, en Syrie. Une enquête du Journal du dimanche (JDD) qui a pu consulter des documents inédits, a révélé les collusions entre la DGSI et l'usine Lafarge de Jalabiya, soulignant en filigrane l'implication du Quai d'Orsay. Les services secrets français, par l'entremise du directeur de la sécurité du cimentier, Jean-Claude Veillard, auraient recueilli des informations sur la situation en Syrie glanées sur le terrain par les salariés de Lafarge.
Les journalistes ont dévoilé des e-mails échangés entre deux agents et le directeur. Jean-Claude Veillard s'y voit demander de confier des missions en Syrie à ses «contacts», à savoir le réseau Lafarge. «Je ne vous fais pas l'affront de vous expliquer. Ça marche comme le renseignement», a expliqué l'homme de la DGSI dans son mail. Les agents vont jusqu'à transmettre des photos de deux islamistes et chargent Jean-Claude Veillard de les faire repérer par ses contacts.
La direction de la sécurité envoie à une autre occasion un fichier excel répertoriant une dizaine de milices en activité dans la région, avec une foule de détails comme leur nom et des numéros de portable. La hiérarchie de ces deux agents est informée en juin 2013 de l'existence de ce fichier et du fait que Lafarge était à la barre pour le constituer.
Difficile après toutes ces révélations d'imaginer que le Quai d'Orsay n'ait pas eu vent de toutes les tractations opérées par Lafarge. Pourtant, en juillet 2018, l'ancien ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, entendu en qualité de témoin dans l'enquête, a tenté d’exonérer la France de toute responsabilité. Il a assuré ne pas avoir été informé des activités de l'entreprise affirmant qu'«aucun élément d'information» ne lui était parvenu concernant le maintien en Syrie de l'entreprise au prix de présumés arrangements financiers avec des groupes armés dont l'organisation terroriste Daesh.
Mais en octobre 2018, l'avocat du cimentier a demandé aux juges en charge de l'enquête sur les soupçons de financement du terrorisme en Syrie d'interroger deux agents de la DGSI, qui auraient assisté à une réunion du comité exécutif de Lafarge le 6 avril 2012, selon l'Express. Ce sont les divers échanges entre le directeur de la sécurité de l'usine et ces agents que le JDD a pu consulter. Il s'avère que la DGSI elle-même avait fourni des documents à la justice, qui avaient été purgés des mails que ces trois personnes s'envoyaient.
Le JDD a aussi réussi à s'entretenir à Dubaï avec Firas Tlass, un personnage clé du dossier, intermédiaire pour payer en bakchichs les groupes armés concernés pour le compte de Lafarge – bakchichs qui valent à l'entreprise sa mise en examen pour complicité de crimes contre l'humanité. En exil depuis 2012, il vit actuellement aux Emirats arabes unis. Bien que son témoignage soit primordial, il n'a pas été entendu dans le cadre de l'enquête. Après son départ de Syrie, cet homme issu d'une famille riche et influente a conservé un rôle dans la gestion de l'usine Lafarge, qu'il avait lui-même vendue au groupe en 2008. Firas Tlass insiste sur un point : «Quand un groupe rejoignait Daesh, on arrêtait de le financer.» Selon le JDD, l'homme d'affaires syrien estimerait que la «France ne [méconnaissait] pas» les «réalités» des bakchichs donnés aux groupes rebelles ou islamistes opposés à Bachar el-Assad, dont elle souhaitait ardemment le départ. Les manœuvres françaises en coulisses pour contrer le pouvoir syrien seront-elles le prochain volet des révélations sur l'affaire Lafarge ?
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