Au forceps. Malgré les critiques des défenseurs de la liberté de la presse, et en dépit de deux rejets successifs du Sénat lors de la navette parlementaire, l'Assemblée nationale a adopté ce 20 novembre les lois dites «contre la manipulation de l'information» en période électorale.
Parcours du combattant
Annoncée par le président de la République Emmanuel Macron lors de ses vœux à la presse le 3 janvier 2018, le projet de loi ne se sera finalement imposé que plus de dix mois plus tard, après un parcours semé d'embûches et de controverses. Déposés en mars dernier, ces textes, qui faisaient référence dans leur appellation originale à la lutte contre les «fausses informations», avaient été adoptés par l'Assemblée, puis votés une nouvelle fois par les députés dans la nuit du 9 au 10 octobre après le premier rejet des sénateurs.
Il s’agit de restreindre la liberté d’expression
De fait, le parcours législatif de ces lois n'a pas été une promenade de santé. Le 6 novembre dernier, alors que le Sénat retoquait de nouveau les textes de lois votés par la majorité présidentielle à l'Assemblée, plusieurs voix s'étaient élevées parmi les sénateurs. «Il me semble qu’une telle législation sera inefficace. Elle vise en réalité une cible qui n’est pas la bonne [...] Elle est dangereuse, car il s’agit de restreindre la liberté d’expression», avait ainsi estimé le sénateur Philippe Bas (Les Républicains).
Totalitarisme glamour
Parmi les détracteurs de la loi anti-fake news, le Rassemblement national fustigeait pour sa part à l'Assemblée en juillet dernier un «totalitarisme glamour». Le leader de La France insoumise Jean-Luc Mélenchon dénonçait de son côté les lois portées par le gouvernement comme étant de «grossières tentatives de contrôle de l'information». Un argument que l'homme politique, qui a déposé une motion de rejet contre le texte, a repris ce 20 novembre lors du débat précédant le vote, évoquant encore l'impossibilité, selon lui, de définir ce qu'était une fausse nouvelle.
En mai dernier, c'était le Conseil d'Etat qui faisait part de ses réserves, dans un avis consultatif. Rappelant l'existence des lois sur la presse de 1881, l'institution relevait alors «les difficultés qu’implique la création d’une telle voie de droit». Et jugeait que «les "faits constituant des fausses informations" sont [...] délicats à qualifier juridiquement».
Aussi, afin de répondre à l'injonction d'Emmanuel Macron, le gouvernement s'est notamment attelé à la difficile définition de ce qu'est une «manipulation» de l'information.
Richard Ferrand, compagnon de route de la première heure d'Emmanuel Macron, patron de La République en marche (LREM), puis président de l'Assemblée, avait pris la main en mai dernier pour tenter de préciser le projet de loi. Un amendement avait alors permis d'abandonner la notion floue de «fausses informations» pour le concept, supposément plus solide, de «manipulation de l'information».
Sous-entendus et variations de l'exécutif
En octobre dernier, face aux critiques, le secrétaire d'Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, répondait enfin sur le fond. Et concédait, faute de mieux, que les deux lois ne pourraient permettre de discriminer le vrai du faux en matière de journalisme. «On n'a pas réussi à désigner ce qu'est une fake news», avait-il alors reconnu. «On ne va pas laisser un pays étranger, on ne va pas laisser des forces étrangères, investir de l'argent dans notre espace médiatique ici pour manipuler l'opinion des Français, c'est tout ce que veut dire cette loi», avait-il argumenté.
Sans les nommer, Mounir Mahjoubi laissait peu de doute quant à la cible de la loi : non pas Al-Jazeera, CNN ou Voice of America – présents de longue date dans le paysage médiatique français –, mais bel et bien RT et Sputnik.
L'information indépendante dans le collimateur ?
Malgré ses explications de textes laborieuses en commission des lois de l'Assemblée, Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture et de la Communication, avait elle aussi laissé entendre que les propositions de loi visaient particulièrement «les chaînes d’information pilotées par des Etats étrangers».
Le 3 juillet, la ministre de la Culture Françoise Nyssen a cité en exemple l'Ofcom, le CSA britannique, qui, en pleine affaire Skripal, se disait prêt à envisager un retrait de la licence attribuée à RT en cas d'«utilisation illégale de la force par l'Etat russe». A la question de savoir si la future loi contre les fausses informations visait directement RT, Françoise Nyssen estimait déjà, dans une interview donnée au quotidien Le Figaro en mars, que la loi allait «effectivement étendre les pouvoirs du CSA pour contrôler les services audiovisuels émanant de gouvernements étrangers».
Pour mémoire, l'hostilité de l'Elysée à l'égard des médias russes est déjà ancienne. Lors de la visite de Vladimir Poutine à Versailles, le 29 mai 2017, Emmanuel Macron avait pris à partie RT et Sputnik, les accusant de s'être «comportés comme des organes d'influence [...] et de propagande mensongère» lors de la campagne présidentielle.
En octobre dernier, le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux reconnaissait ouvertement le refus d'accepter RT France en salle de presse de l'Elysée.
Mais, coup de théâtre, dans un mouvement très «en même temps», l'Elysée s'est dit prêt le 13 novembre dernier à accréditer les journalistes de RT France. L'épouvantail des médias russes, et de la menace supposée qu'ils représenteraient, aurait-il été brandi pour justifier une censure plus large de l'information ?
Alexandre Keller