Au terme de deux intenses semaines de campagne de second tour, Marine Le Pen n'est finalement pas parvenue à convaincre une majorité d'électeurs de lui faire confiance. Face à Emmanuel Macron, qui a recueilli 66,06% de voix le 7 avril, la candidate du Front national (FN) ne deviendra pas la première femme présidente de la République française. Pour autant, son score constitue bel et bien un record historique pour son parti.
Si l'on compare ce résultat à celui obtenu par Jean-Marie Le Pen en 2002, face à Jacques Chirac, le pari du FN, à défaut de lui avoir permis de gagner la partie, lui aura fait remporter une manche cruciale. Cette progression s'explique en partie par la personnalité de Marine Le Pen, qui semble bien moins rebutante que celle de son père pour nombre de Français. Mais là n'est pas le seul facteur de cette progression du parti frontiste. Elle démontre également que la dédiabolisation du parti, entreprise par Marine Le Pen depuis son accession à la tête du parti en 2011, porte ses fruits. Loin d'être restée prisonnière de la mauvaise image du Front national, Marine Le Pen est parvenue à susciter un vote d'adhésion autour de son programme, y compris après le premier tour. Mais, outre l'adhésion, c'est un rejet d'Emmanuel Macron que semblent avoir exprimé plusieurs électeurs ce 7 mai. Profitant de plusieurs erreurs de communication d'Emmanuel Macron, comme sa soirée électorale à la Rotonde après le premier tour, ou sa visite houleuse à l'usine Whirlpool d'Amien, Marine Le Pen a joué le contraste pour atténuer les difficultés qui se présentaient à elle. Elle a ainsi su faire de sa candidature un «barrage» anti-Macron, certes bien moins efficace que le vote anti-Le Pen que constituait le bulletin au nom du nouveau président, mais qui paraît néanmoins avoir convaincu un certain nombre d'électeurs de droite et de gauche.
Un «barrage» poreux et un «front républicain» considérablement affaibli
Sans doute la normalisation du Front national et sa patiente implantation dans le paysage géographique et électoral français a-t-elle joué un rôle important dans l'effritement du «front républicain». Unanime, immédiat et inconditionnel en 2002 face à Jean-Marie Le Pen, le fameux «barrage» contre le Front national semble avoir bien moins fonctionné en 2017. L'écart entre les deux candidats, qu'Emmanuel Macron souhaitait le plus large possible, sera finalement bien faible comparé aux 65% qui séparaient Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac en mai 2002.
En dépit des efforts du camp d'Emmanuel Macron pour convaincre un maximum d'électeurs de voter pour lui face au «risque de l’extrémisme FN», comme il l'avait lui-même désigné, de nombreux Français ont préféré l'abstention : près de 26% d'entre eux n'ont pas souhaité choisir entre le candidat d'En Marche! et la candidate du Front national. Là encore, la comparaison avec 2002 est révélatrice : si l'abstention était passée de 28,40% à 20,30% entre les deux tours il y a quinze ans, par effet de mobilisation autour de l'idée du «barrage» au Front national, elle aura à l'inverse progressé entre les deux tours en 2017, passant de 22,23% à 25,3%.
Autre signe prometteur pour le Front national : les électeurs semblent bien moins disciplinés qu'auparavant. La forte progression de Marine Le Pen entre les deux tours prouve qu'une part non négligeable des électeurs de François Fillon et de Jean-Luc Mélenchon a voté pour la candidate du Front national au second tour. Le premier avait pourtant appelé à voter pour Emmanuel Macron et le second avait demandé à ses électeurs d'exclure l'hypothèse d'un vote Front national au second tour.
Les chiffres semblent donc confirmer la tendance observée d'un réel effritement du «front républicain» après le 23 avril dernier. Mis à part François Fillon et Benoît Hamon, tous les deux mis en difficulté par leur absence du second tour, aucun autre candidat n'a appelé à voter pour le candidat d'En Marche!. Or, en 2002, sur les 14 candidats n'ayant pas accédé au second tour, 11 avaient appelé à voter pour Jacques Chirac. Le refus de Jean-Luc Mélenchon de soutenir explicitement Emmanuel Macron, particulièrement remarqué et critiqué à gauche, semble en partie avoir démontré que la présence du Front national au second tour ne constituait plus une «circonstance exceptionnelle» contraignant à reléguer au second plan les divergences économiques entre les candidats.
Un parti devenu incontournable dans un paysage politique redessiné
La percée électorale et l'implantation de son parti un peu partout sur le territoire, ininterrompue depuis près d'une dizaine d'années, ont fait de la présence de Marine Le Pen au second tour un événement annoncé, et non plus, un choc inattendu déjouant tous les pronostics comme en 2002. D'un élément perturbateur aux airs d'outsider marginalisé, Marine Le Pen aura réussi à faire du Front national une force politique de premier plan dans le paysage politique français, même s'il demeure peu représenté au Parlement par rapport à son poids électoral. Comme tous les grands parti, le FN peut désormais compter sur plusieurs figures médiatiques : à la figure relativement solitaire et controversée de Jean-Marie Le Pen ont succédé plusieurs cadres médiatiques ayant tous joué un rôle au cours de cette campagne présidentielle, comme Florian Philippot, Marion Maréchal-Le Pen, Nicolas Bay ou David Rachline, incarnant parfois des sensibilités politiques distinctes, des «courants » comme dans les partis traditionnels.
Davantage symbolique que décisif électoralement, le ralliement de Nicolas Dupont-Aignan à Marine Le Pen durant l'entre-deux tours n'en demeure pas moins une victoire pour le Front national, qui a ainsi prouvé qu'il était capable de trouver des points communs entre son programme et celui d'autres mouvements politiques – et de former une alliance. L'ensemble de la campagne de second tour de Marine Le Pen s'est appuyé sur une opposition très marquée entre un clan «patriote» et un camp «mondialiste», que le Front national aura réussi à imposer comme nouvelle ligne de clivage politique, remplaçant l'obsolescente opposition droite-gauche.
Peut-être est-ce là le plus grand succès de Marine Le Pen : s'il demeure l'avatar de l'extrême-droite française pour ses détracteurs, le Front national a réussi, au terme d'une campagne de longue haleine, à incarner un courant politique qui fait figure, pour l'instant du moins, de premier mouvement d'opposition à Emmanuel Macron. C'est cette victoire politique que compte désormais faire fructifier le Front national. Lors de son allocution, celle qui s'est mise en retrait du Front national a d'ores et déjà annoncé qu'elle entreprendrait une «refondation» de son parti, laissant également supposer un changement de nom.
Reste pour ce faire l'épineuse question des élections législatives. Début mai, l'institut de sondage IFOP estimait certes que le parti pourrait être présent au second tour dans environ 190 circonscriptions, mais la logique du «front républicain» et le mode de scrutin pourraient empêcher le parti de traduire son score du second tour en succès électoral. Or, telle est la condition pour lui permettre de confirmer sa position de première force d'opposition. Néanmoins, si le Front national parvient à créer une dynamique de campagne favorable, fort de son score du second tour, il pourrait parvenir à rafler suffisamment de sièges pour former le plus grand groupe parlementaire d'opposition. Alors, le succès symbolique de Marine Le Pen ce 7 avril pourrait bel et bien constituer une véritable victoire politique en juin prochain.