RT : Une conférence sur la Libye a eu lieu le 29 mai à Paris et a débouché sur une déclaration commune actant l’organisation des élections présidentielle et législatives le 10 décembre 2018 en Libye. Peut-on sérieusement envisager désormais une sortie de crise ?
Je pense que d’un point de vue humain cela ne peut être que positif. D'un point de vue politique cependant, il faudrait éviter de multiplier ces réunions internationales qui risquent d’avoir un effet contre-productif. S’agissant de la réunion de Paris, je ne pense pas vraiment qu’elle puisse contribuer à une sortie de crise.
Cela pour trois raisons principales : les différentes parties libyennes, le maréchal Khalifa Haftar, le Premier ministre Fayez el-Sarraj, le président de la Chambre des représentants à Tobrouk [Aguila Salah] et le président du Haut conseil d’Etat [Khaled al-Mechri] ont refusé de signer cette déclaration prétextant qu’il fallait se référer aux assemblées avant de signer les accords. Rappelons aussi que Khaled Mechri refuse de reconnaître Haftar comme commandant de l’Armée nationale libyenne alors que que Aguila Salah vient d’indiquer que la légitimité de Haftar est non négociable et constitue une ligne rouge.
Viendrait-il à l’esprit de quelqu’un de demander à la France ou aux Etats-Unis d’organiser dans leurs pays des élections dans un délai aussi court ?
Par ailleurs, l’agenda [fixé par les accords de Paris] pour définir l’aspect juridique, c’est-à-dire les fondements constitutionnels, est infaisable car il est irréaliste. Il est impossible d’organiser des élections aussi importantes dans un laps de temps aussi court. Il n'y aura réellement que trois mois pour préparer techniquement les élections, organiser une campagne électorale, mobiliser le matériel de campagne, etc.
Viendrait-il à l’esprit de quelqu’un de demander à la France ou aux Etats-Unis d’organiser des élections dans leurs pays dans un délai aussi court ? Pourquoi demander aux Libyens de réaliser un travail qui est la négation même de la logique démocratique qui suppose toute une série d’éléments préalables ? Il y a quelque chose de méprisant à demander aux Libyens d’organiser des élections dans ces conditions.
Enfin, il y a une grande incertitude sur ce que doivent être les bases constitutionnelles de ces élections. Un des points de la déclaration dit qu’il faut des bases constitutionnelles pour l’échéance du 16 septembre afin que des élections puissent avoir lieu le 10 décembre 2018. Seulement, la déclaration ne dit pas ce que sont ces bases constitutionnelles. S’agit-il de la nouvelle constitution ou s’agit-il de la proclamation constitutionnelle de 2011 voire même de la constitution [monarchique] de 1951 ? Il y a un flou sur la nature constitutionnelle.
Il y a des divergences profondes entre le Haut conseil d’Etat et la chambre des représentants à Tobrouk. Pour ces trois raisons, je considère que cet accord non signé ne peut pas permettre une sortie de crise.
RT : Pourquoi le Premier ministre Fayez el-Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar semblent cette fois avoir trouvé un terrain d’entente ? Y-a-t-il eu en coulisse, un compromis pour le partage du pouvoir en Libye ?
Effectivement le maréchal Khalifa Haftar était présent à Paris au même titre que le Premier ministre Fayez el-Sarraj, mais cela voudrait-il dire pour autant qu’ils ont trouvé un terrain d’entente ?
Je dirai que c’est partiellement le cas sur l’unification de l’armée même si la question du devenir de la garde présidentielle reste toujours posée. Elle a été créé à Tripoli et fait double emploi avec le noyau de l’armée nationale libyenne basée à l’est du pays. Mais il y a semble-t-il quelque chose qui va dans le sens d’une volonté d’unification de l’armée.
Cependant, je ne pense pas qu’il y a un compromis entre ces deux personnes pour un partage du pouvoir. Le général Khalifa Haftar a toujours contesté la légitimité de Fayez el-Sarraj dont il estime qu’il est imposé par l’Occident. Fayez el-Sarraj lui-même considère que le maréchal Khalifa Haftar doit obéir aux commandant en chef de l’armée qui est le Premier ministre selon les accords de 2015 (accords de Skhirat au Maroc). Par ailleurs Fayez el-Sarraj lui-même a un pouvoir extrêmement limité. Il dépend de milices armées de Tripoli, elles-mêmes opposées à l’armée dirigée par le maréchal Khalifa Haftar.
RT : D’après-vous, les milices peuvent-elles empêcher la tenue des élections ?
La question des milices est un point très important. Pour que les élections soient tenues, il faut que les conditions de sécurité soient suffisantes et donc, le contrôle de ses milices est indispensable. Il faut noter que la déclaration de Paris ne mentionne pas le point des milices et cela est surprenant.
D’autre part, 13 puissantes milices armées de Tripolitaine ont adressé, en date du 28 mai 2018, une lettre au Premier ministre Fayez el-Sarraj et aux présidents des deux chambres de Tobrouk et le Haut Conseil d’Etat dans laquelle elles assurent rejeter tout accord conclu en dehors de la Libye et sous influence étrangère. Elles risquent donc de poser des problèmes sécuritaires dans l’organisation de ces élections.
RT : De nombreux pays africains ont tenté de trouver une solution au règlement de la crise libyenne. Peut-on dire que la diplomatie africaine a échoué après cette énième initiative française ?
Malheureusement la diplomatie africaine a échoué face à la crise libyenne. Elle a déjà échoué en 2011 car l’union africaine a été incapable d’empêcher l’intervention militaire de 2011, la fin du régime et la déstabilisation qui a suivi. Il y a eu des efforts multiples louables mais malheureusement c’est un échec.
Les Africains sont hors-jeu
Les uns et les autres tentent d’apporter leurs contributions mais sans avoir de résultats car ils n’ont pas la clé de la sortie de crise. Ils ne peuvent pas agir sur les embargos financier et militaire. Les pays africains n’ont pas les moyens d’intervenir sur ces questions car il faut l’accord du conseil de Sécurité de l’ONU et de ce point de vue, les Africains sont hors-jeu.
RT : Prenons l'hypothèse que les élections aient lieu. Quelles sont les forces politiques les mieux placées pour les remporter ?
Il est très difficile de répondre à cette question car il faudrait connaître la loi électorale. Si celle-ci est majoritaire ou proportionnelle, cela change beaucoup de choses. S’agissant des élections parlementaires on peut envisager que les républicains d’un côté et les frères musulmans de l’autre feront chacun des résultats non négligeables.
Pour l'élection présidentielle, il est clair que le leader des républicains, Mahmoud Djibril, a probablement quelques chances de faire une percée. Le maréchal Khalifa Haftar, pour autant que les conditions juridiques soient éclaircies, a également ses chances de même que Saïf al-Islam Kadhafi.
RT : Plusieurs proches de Saïf al-Islam Kadhafi ont affirmé qu’il serait candidat à la prochaine élection présidentielle. Son retour en Libye est-il plausible ?
Il faut rappeler avant tout que Saïf al-Islam Kadhafi est condamné par les tribunaux de Tripoli tout en ayant été gracié par le parlement de Tobrouk. D’un point de vue judiciaire, les choses ne sont pas claires. Par ailleurs, la cour pénale de la Haye demande l’extradition de Saïf al-Islam Kadhafi afin qu’il soit jugé pour des crimes dont il affirme ne pas en être à l’origine.
Saïf al-Islam Kadhafi a une grande influence dans le pays
A supposer qu’il soit autorisé à candidater à l’élection présidentielle, il est assez probable qu’il fasse un score important. Il a encore une grande influence dans le pays. Je doute néanmoins que ces points là ne soient réglés avant ces échéances électorales.
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RT : Etant donné le bilan critique et négatif que vous venez de faire, comment voyez-vous l'avenir politique de la Libye ? Quels sont les moyens de sortie de l’impasse actuelle ?
La réunion de Paris ne permettra pas de sortir de la crise pour les raisons évoquées. Il y a trop d’incertitudes pour que l’agenda fixé se réalise. Il est à craindre que les conclusions de Paris aggravent la crise. Plus globalement, je pense qu’il y a une erreur de méthode adoptée par l’ONU pour sortir de la Libye de la crise.
Cette méthode de l’ONU repose sur un postulat implicite erroné selon lequel il suffit d’organiser des élections parlementaires et présidentielles pour que tous les problèmes soient résolus. Il faut au préalable une constitution, une loi électorale, une loi de réconciliation nationale, une démilitarisation des milices, la création d’une système sécuritaire d’Etat et bien entendu une armée nationale pour sécuriser les frontières. Bref, un Etat et des institutions. Pour toutes ces raisons, je considère que l’échéance de la fin de l’année 2018 pour l’organisation des élections ne sera pas tenue. Il faut donc repartir sur de nouvelles bases : une nouvelle période de transition de deux ans s'impose pour préparer les élections et le transfert du pouvoir de manière démocratique.
L’échéance de la fin de l’année 2018 pour l’organisation des élections ne sera pas tenue
Cette période de transition permettra de démilitariser les milices, d’achever l’unification de l’armée, d’unifier les institutions, de relancer l’économie, d’achever le processus constitutionnel et enfin organiser des élections. Elle sera gérée par un pouvoir exécutif, avec une présidence collégiale de trois représentants ayant autorité en Cyrénaïque, en Tripolitaine et au Fezzan.
Cet organe sera chargé de constituer un gouvernement de technocrates qui aura pour mission de réaliser ce programme. Cet exécutif s’appuiera sur une instance consultative constituée de deux assemblées. L'une, réunissant les leaders des tribus, l'autre des représentants de la société civile et des partis politiques. Cette structure de pouvoir devra conclure avec l’ONU un contrat gagnant-gagnant. La communauté internationale devra veiller à l’application de ce programme et en échange elle s’engage à lever partiellement et graduellement l’embargo financier et sur les armes.