Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy dirige la rédaction du mensuel Ruptures. Précédemment, il a été journaliste au sein du quotidien L’Humanité, ingénieur et syndicaliste. Il est l’auteur de deux essais et un roman.

10 ans après le lancement du traité de Lisbonne, contradictions et crises s’accumulent

10 ans après le lancement du traité de Lisbonne, contradictions et crises s’accumulent© Francois Lenoir/Pool Source: Reuters
La nouvelle présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, avec le nouveau président du Conseil européen Charles Michel, le 19 novembre 2019 (image d'illustration).
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Alors qu’Ursula von der Leyen et Charles Michel accèdent le 1er décembre aux deux plus hauts postes de l’UE, l’avenir de celle-ci apparaît de plus en plus sombre, se réjouit Pierre Lévy, du mensuel Ruptures.

Ce 1er décembre, les deux plus hautes fonctions de l’Union européenne changent de titulaire. Le libéral Charles Michel, ancien chef du gouvernement belge, devient président du Conseil européen ; la chrétienne-démocrate Ursula Von der Leyen, ancien ministre allemand de la Défense, prend la tête de la Commission. C’est également ce jour-là que la bulle bruxelloise fêtera le dixième anniversaire de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Dans la tristesse et l’inquiétude.

L’accouchement dudit texte s’était réalisé aux forceps, et pour cause. Il reprend l’essentiel des dispositions de feu le projet de constitution européenne qui avait été rejeté par des référendums en France puis aux Pays-Bas au printemps 2005. Ce double refus fit l’effet d’un coup de tonnerre parmi les dirigeants européens qui restèrent plusieurs mois sous le choc. Ils finirent par trouver un moyen de contourner l’expression populaire, via des procédures parlementaires de substitution. Mais ce coup de force légal marqua profondément les consciences et contribua puissamment aux résistances contre l’UE qui se développèrent ensuite d’un bout à l’autre du Vieux Continent.

Le traité de Lisbonne avait dû abandonner le terme de «Constitution», qui conférait implicitement à l’UE le statut de super-Etat. Les termes de «lois européennes» et de «ministre des Affaires étrangères» durent pour les mêmes raisons être écartés. Tout cela, symboliquement, n’est pas rien.

Mais, dans son architecture institutionnelle, il marqua une étape dans une intégration européenne plus poussée – et plus impopulaire. Parmi les innovations : la création du Conseil européen, composé des chefs d’Etat et de gouvernement, et chargé de donner les orientations politiques ; la mise en place de domaines de compétences : exclusives (pour l’UE), partagées (avec les Etats membres), ou de «coordination» ; et l’extension des secteurs où les décisions se prennent à la majorité qualifiée et non plus à l’unanimité. Seuls les domaines de la fiscalité, de la politique extérieure et de «défense» nécessitent des votes unanimes – un «archaïsme» que les plus intégrationnistes rêvent désormais d’abolir.

Sans doute les dirigeants européens ne mesuraient-ils pas, en 2009, les orages, secousses et tremblements de terre qui allaient accompagner la mise en place du traité de Lisbonne, né sous le signe du viol de la souveraineté populaire. Jamais l’Union européenne n’avait été secouée par de telles crises dont les développements et conséquences sont loin d’être achevés.

Des séismes majeurs 

Parmi les séismes figurent évidemment la crise financière et monétaire des années 2008-2011 qui a fait apparaître jusqu’à quel point de brutalité les politiques communautaires d’austérité pouvaient aller, la Grèce faisant alors figure de victime pour l’exemple. En 2015-2016, la crise des arrivées massives de migrants connut son apogée, et creusa entre les Vingt-huit de profondes divisions, qui sont toujours aussi béantes. De là datent également ce que les élites européennes nomment avec effroi la «montée des populismes» – en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Pologne – et tout récemment en Espagne, et dans bien d’autres pays encore.

Sans évoquer le séisme majeur : le vote majoritaire des Britanniques, en juin 2016, en faveur de la sortie de l’Union européenne. Un événement historique considérable, qui fut une première, mais sûrement pas une dernière, et qui pourrait marquer le début de la fin de l’UE. On comprend, dans ces conditions, tous les obstacles, embûches et tentatives de déraillement dont cette décision démocratique a fait l’objet. Mais comme nul n’aurait dû en douter, le Brexit est désormais proche d’être effectif.

En outre, les sujets de division, de contradictions et d’affrontements entre Etats membres n’ont cessé de se multiplier : mise en place impossible d’un droit d’asile communautaire et réforme des «règlements de Dublin» (qui font peser sur les pays méditerranéens les plus lourdes charges en matière de migration) ; divergences majeures sur le degré d’austérité ou de relance économique nécessaire ; degré d’intégration ; politique étrangère et rapport à l’OTAN.

Pour le seul sommet des 17 et 18 octobre, pas moins de trois pierres d’achoppement se sont confirmées. Les Vingt-sept se sont écharpés sur l’ouverture ou non des «négociations» en vue de l’adhésion de la Macédoine du Nord et de l’Albanie ; ils se sont affrontés sur l’attitude à adopter vis-à-vis d’Ankara ; et n’ont pas avancé d’un pouce en vue de l’élaboration du futur «budget pluriannuel» de l’Union (2021-2027), à l’heure où le départ du Royaume-Uni exacerbe les tensions entre ceux qui veulent payer moins et ceux qui veulent recevoir plus… Le bras de fer s’annonce sanglant.

Le processus chaotique qui a abouti à la désignation puis à l’intronisation de la nouvelle Commission illustre par ailleurs les contradictions qui minent l’édifice européen. La candidature de Mme von der Leyen a été imposée par les chefs d’Etat et de gouvernement (essentiellement la France et l’Allemagne) à l’europarlement. Celui-ci, toujours prompt à croire qu’il existe pour quelque chose (alors qu’il est d’emblée frappé d’illégitimité puisqu’il n’existe pas de peuple européen), s’est fâché tout rouge, menaçant de ne pas valider, en juillet, la désignation de l’Allemande – cela s’est joué à neuf voix.

Et les eurodéputés, croyant sans doute intéresser les peuples (qui s’en fichent en réalité éperdument) ont exhibé leurs petits bras musclés en refusant les candidatures de trois commissaires, en l’occurrence désignés par la Hongrie, la Roumanie et la France. La Hongrie a finalement présenté son ancien ambassadeur à Bruxelles, Oliver Varhelyi, qui a dû jurer ses grands dieux que jamais il ne prendrait de consignes à Budapest. Le nouveau gouvernement roumain a promu une ancienne eurodéputée PNL (droite), Adina Valean, en lieu et place de la sociale-démocrate initialement désignée. Et, pour la France, Thierry Breton a finalement hérité du large portefeuille (marché intérieur, industrie...) initialement destiné à Sylvie Goulard. M. Breton n’a gagné son ticket que par un vote très serré, certains ayant fait remarquer que la firme dont il était PDG travaille massivement avec des financements de l’UE.

Tout cela a retardé la mise en place du nouvel exécutif européen, qui aurait dû prendre ses fonctions le 1er novembre. En outre, si ce dernier a finalement réuni une large majorité de l’europarlement le 27 novembre (461 voix contre 157, et 89 abstentions), cela ne promet nullement une vie facile à Mme von der Leyen pour sa «mandature». Elle devra naviguer entre l’influence du Conseil (à qui elle doit sa désignation) et la susceptibilité d’un europarlement plus fragmenté que jamais. L’ère d’une co-gestion entre les deux grands partis traditionnels – droite conservatrice et sociaux-démocrates – est terminée. Les Libéraux et les Verts veulent avoir voix au chapitre et savent que leurs votes seront nécessaires.

Dans une sorte de fuite en avant, Ursula von der Leyen a affirmé que «sa» Commission serait «géopolitique», et, tout comme le nouveau Haut représentant pour la politique extérieure, l’Espagnol Josep Borrell, elle répète que l’UE doit «apprendre à parler le langage de la puissance» dans le monde – une logique d’empire assez consensuelle à Bruxelles et à Strasbourg.

Surtout, malgré toutes les divisions, disputes et contradictions, les «élites européennes» – de Paris à Berlin, de Madrid à Varsovie, de Lisbonne à Budapest – restent d’accord sur un point : ne surtout pas remettre en cause le principe de l’intégration, quand bien même celle-ci serait de plus en plus impopulaire. Et au sein de l’hémicycle (bien sûr à l’exception des eurodéputés britanniques), l’idée même de quitter le navire est considérée comme taboue, y compris parmi les dirigeants «populistes», et bien sûr parmi les partisans d’une (absurde) «autre Europe».

Reste que le maître de l’Elysée fait désormais preuve d’une lucidité angoissée. Dans un récent entretien à l’hebdomadaire britannique The Economist, il a non seulement affirmé que l’OTAN était en état de «mort cérébrale», mais aussi que l’Union européenne – selon lui réduite à un marché, méprisée par Washington, et menacée par l’émergence de la Chine – était «au bord du précipice».

Aux peuples désormais de lui faire accomplir un dernier pas en avant.

Lire aussi : Braises et fumées, par Pierre Lévy

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