Le traité franco-allemand, signé le 22 janvier à Aix-la-Chapelle a fait l’objet de beaucoup de fantasmes caricaturaux. Mais il n’en est pas pour le moins anodin, analyse Pierre Lévy, rédacteur en chef de Ruptures.
C’est ce qui s’appelle avoir le sens du symbole. Le 21 janvier, Emmanuel Macron paradait à Versailles, dans le château du Roi-Soleil. Objectif : séduire les plus grands patrons des multinationales. Le lendemain, il officiait à Aix-la-Chapelle, la capitale de Charlemagne. Il s’agissait de signer un nouveau traité franco-allemand.
Ledit traité a suscité beaucoup de commentaires unilatéraux, caricaturaux, voire fantaisistes. Ce qui a permis, en retour, à certains d’assurer que le texte était en réalité anodin, ce qui n’est pas le cas.
Les autres "partenaires européens" sont peu enthousiastes à l’idée d’un nouveau directoire franco-allemand qui ne dit pas son nom
Pour en saisir le contexte et l’esprit, il convient de lire l’accord lui-même, mais aussi les allocutions des deux dirigeants lors de la cérémonie. Angela Merkel n’a pas caché que diverses dispositions avaient été âprement négociées. Elle a rappelé que c’est son hôte qui en a le premier lancé l’idée (à la Sorbonne, en septembre 2017).
A travers les discours des deux protagonistes pointe une angoisse commune face à un ordre où la domination occidentale – que certains avaient cru éternellement établie après la disparition de l’URSS – ne va plus de soi. Montée de la Russie, de la Chine, ainsi que d’autres puissances émergentes, mais aussi imprévisibilité du président américain qui déstabilise tant ses alliés : tout cela constitue un inquiétant «tumulte du monde», selon le chef de l’Etat français, qui ajoute : «La menace […] vient de l’extérieur de l’Europe» mais aussi «de l’intérieur de nos sociétés». Angela Merkel fait écho : «Le populisme et le nationalisme se renforcent dans tous nos pays», et cite en premier lieu le Brexit – un cataclysme pour les deux dirigeants effrayés par la menace d’épidémie dans une Union européenne qui prend l’eau de toutes parts.
Face à ces risques de débâcle, le remède est tout trouvé : toujours plus d’intégration européenne. La chancelière précise que cela passe par une «refondation de notre responsabilité franco-allemande au sein de l’Union européenne», et par une «compréhension commune de notre rôle international». De tels propos ne devraient pas manquer d’agacer les autres «partenaires européens», dont beaucoup sont peu enthousiastes à l’idée d’un nouveau directoire franco-allemand qui ne dit pas son nom. Les dirigeants italiens ont été les premiers à prendre la mouche.
Ce n’est pas un hasard si la chancelière a insisté sur "notre responsabilité commune en matière de politique étrangère"
L’accord apparaît comme un donnant-donnant : à Paris, on voudrait partager la codirection de l’Europe avec une Allemagne économiquement dominante. A Berlin, on accepte volontiers le marchepied diplomatique proposé par la France officielle à son voisin pour un accès privilégié à la scène diplomatique mondiale. Ce n’est pas un hasard si la chancelière a insisté sur «notre responsabilité commune en matière de politique étrangère» et sur l’action en matière de politique de développement, particulièrement en Afrique.
Aux termes du traité, la coopération diplomatique et militaire devrait donc être renforcée, que ce soit en matière capacitaire (armements) ou d’interventions à l’extérieur. Côté allemand, les marchands de canons rêvent d’effacer les quelques garde-fous en matière d’exportations d’armement qui prévalent chez eux, alors que les contrôles sont fort accommodants en France. De même, une «harmonisation» avec la France serait saluée par ceux qui s’agacent que les militaires allemands ne puissent être projetés sur des terrains extérieurs sans le consentement du Bundestag, là où l’Assemblée nationale française n’a pas son mot à dire.
Le processus est connu pour promouvoir un effacement rampant des frontières et donc une intégration européenne à bas bruit
Par ailleurs sont encouragées l’«harmonisation» des législations «par exemple dans le droit des affaires», et plus généralement la «convergence» en matière économique, fiscale et sociale. Un souhait exprimé de longue date par les organisations patronales des deux côtés du Rhin, dans la perspective de diminuer les «charges» et d’accroître la «compétitivité» des grandes entreprises.
Enfin, est affirmée la volonté de renforcer les prérogatives des «entités transfrontalières» qui pourront se voir accorder des «compétences appropriées» moyennant des dispositions législatives dérogatoires pour les régions frontalières. Le processus est connu pour promouvoir un effacement rampant des frontières et donc une intégration européenne à bas bruit, contradictoire avec la souveraineté nationale. Angela Merkel n’a pas manqué de se réjouir de cette évolution de la culture politique française – historiquement attachée à l’égalité de la loi pour tous – là où l’Allemagne fonctionne selon un mode fédéral laissant aux régions une large marge de manœuvre. Que le traité se sente obligé de préciser que ces dispositions doivent respecter les constitutions des deux pays constitue un aveu en creux de ce qui se joue sur ce terrain.
On ne va tout de même pas laisser le peuple débattre de ces détails...
Il reste que ces embrassades au sommet adviennent au moment où la chancelière allemande est très affaiblie dans son propre pays et où son homologue français est honni dans l’Hexagone.
Et au moment où ce dernier prétend mener un «grand débat» pour s’enquérir des vœux de ces concitoyens… mais s’est bien gardé de soumettre le traité d’Aix-la-Chapelle à ces derniers. Souveraineté, cadre des évolutions économiques et sociales, perspective de convergence diplomatico-militaire, Union européenne : on ne va tout de même pas laisser le peuple débattre de ces détails...
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