RT France : Avec votre collectif Clap, vous organisez des mobilisations pour dénoncer le changement de rémunération des livreurs de la plate-forme de livraison de plats cuisinés Deliveroo. Pourquoi contestez-vous ces nouveaux contrats ?
Jérôme Pimot (J. P.) : Comme toutes les plateformes de ce type, Deliveroo s'est imposé sur les différents territoires français et européens avec des tarifications pour les livreurs relativement confortables en terme de revenus net, de pouvoir d'achat – aujourd'hui avec le statut d'auto-entrepreneur on ne parle plus en terme de salaire mais de pouvoir d'achat. Nous étions rémunérés à l'heure avec une prime à la course. Ces tarifs permettaient aux livreurs de gagner relativement bien leur vie.
Au fur et à mesure, ces rémunérations ont fondu comme neige au soleil. Déjà l'année dernière, en août, Deliveroo avait décidé que tout nouveau contrat ne serait désormais plus rémunéré sur la base de la tarification horaire mais à la course. Les anciens livreurs avaient, quant à eux, été assurés que leur rémunération horaire demeurerait. La tarification ne changeait donc que pour les nouveaux arrivés, qui évidemment n'avaient pas d'éléments ou d'instruments de comparaison. Si au début, personne n'a trop élevé la voix, c'est parce que Deliveroo avait mis en place pour les nouveaux contrat un système de minimum garanti. Les nouveaux livreurs bénéficiaient d'un minimum de courses garanties et payées qu'elles soient faites ou non. Ces assurances permettaient de donner des conditions de rémunération aux nouveaux proches de celles des anciens. Il faut aussi comprendre qu'au moment où Deliveroo a mis en place ce nouveau système de paiement, Take eat easy venait de faire faillite. Cela a été vécu comme un véritable traumatisme dans le milieu des coursiers et livreurs à vélo. Ce contexte a fait que ce nouveau contrat est passé sans encombre.
Deliveroo a mis en place un système avec un certain confort et une certaine sécurité pour leurs livreurs et retire aujourd'hui toutes les protections et garanties
Puis, mois après mois, petit à petit, les minima garantis assurés par Deliveroo ont disparu. Ils ont commencé par les supprimer pour les livraisons du midi, puis de certains soirs en semaine, dans certaines villes etc. C'était assez simple pour eux, car ces minima représentaient la part non contractuelle de la rémunération – la part contractuelle étant les cinq euros la course. Face à ce rabotage constant de cette part non-contractuelle, des livreurs ont commencé à se mobiliser comme en mai dernier à Marseille où ils ont décidé de faire les piquets de grève devant les restaurants.
Enfin, le 27 juillet dernier, Deliveroo a décidé de passer à l'étape encore d'après : transformer tous les anciens contrats horaire en contrat à la course. Les anciens ont jusqu'au 28 août pour choisir entre accepter ce contrat et prendre la porte. Bien sûr, pour eux, on passe de tout à rien : plus de minimum garanti, plus de tarif horaire. C'est cinq euros la course, et ce n'est pas négociable. A ce moment-là, on a été assez nombreux à Paris, à Bordeaux ou à Lyon à se dire qu'on voyait désormais le vrai visage de Deliveroo. Ils ont mis en place un système avec un certain confort et une certaine sécurité pour leurs livreurs et aujourd'hui ils retirent toutes protections et garanties.
Le but de Deliveroo est de faire baisser en continu les prix de la livraison afin d'être compétitifs, d'être toujours séduisants auprès des investisseurs pour continuer à lever des millions
RT France : Quelles sont vos revendications ?
J. P. : Ce qu'on veut c'est quelque part le modèle des débuts. Nous partons du principe que Deliveroo nous a séduits avec ses rémunérations initiales. Il faut dire qu'ils pouvaient se permettre de bien nous payer puisqu'ils avaient obtenu plusieurs millions via leur levée de fonds.
En réalité, ces levées de fonds étaient surtout faites pour que Deliveroo ait les moyens, à terme, de baisser drastiquement le prix de la livraison. C'est leur objectif, leur travail. Ils le disent eux-mêmes que leur mission n'est pas de livrer des burgers. Ils sont là pour faire de la «mise en relation», pas de la livraison. Le but de Deliveroo est de faire baisser en continu les prix de la livraison afin d'être compétitifs, d'être toujours séduisants auprès des investisseurs pour continuer à lever des millions.
La vérité est qu'aucune de ces sociétés, de ces plate-formes ne gagne d'argent.
RT France : L'enjeu de Deliveroo est donc avant tout d'attirer des investisseurs plus que de permettre l'accès à un service de qualité à leurs utilisateurs et clients ?
J. P. : Oui tout à fait. Toute l'ubérisation de la livraison se base là dessus, tout comme l'économie des VTC d'ailleurs. Ils ont créé un marché artificiel grâce à des millions qui leur ont été prêtés. Cet argent prêté ou levé leur a permis de mettre en place un système de service peu coûteux et imbattable. «Faites vous livrer pour trois-quatre personnes dans la demi-heure pour 2,50 euros !» Qui ne le ferait pas ? Même Pizza Hut est plus cher...
Ce système n'existe que parce qu'il a été subventionné à coup de millions d'euros par des investisseurs. Or, cet argent n'était pas là pour créer un service mais une servitude. La valeur de Deliveroo, ce n'est pas son prix ou son chiffre d'affaires mais son flux. Cette plate-forme, grâce à ses prix très bas, créée constamment du flux. Sur quoi communique-t-elle ? Sur les millions de commandes passées à travers l'Europe. Par contre, vous ne l'entendez pas communiquer sur son chiffre d'affaire ou encore moins sa rentabilité. La vérité est qu'aucune de ces sociétés, de ces plate-formes ne gagne d'argent. Elles en gagneront peut-être à terme si elles réussissent à manger les autres et à ainsi obtenir une position quasi monopolistique. Là, elles seront en capacité d'imposer leurs tarifs. C'est-à-dire augmenter les tarifs pour les clients qui seront pris en otage par leur situation de monopole, augmenter la part qu'elles prennent aux restaurants tout en continuant, bien sûr, à faire baisser le coût du livreur. Tout ce qui compte pour ce genre d'entreprise est uniquement de créer du flux, toujours du flux, encore plus de flux afin de maintenir leur vie économique artificielle.
On risque de viabiliser politiquement et idéologiquement un système qui force nos jeunes à risquer leur vie pour de moins en moins cher
RT France : Craignez-vous qu'à l'instar des taxis face aux VTC, les plate-formes comme Deliveroo entraînent la précarisation de l'ensemble de l'activité des coursiers à vélo ?
J. P. : Bien sûr ! C'est ce que j'explique aux livreurs. Si Deliveroo arrive à payer de moins en moins cher des gens, a fortiori des jeunes, les autres suivront ce modèle. D'autant plus que ce modèle pousse tous ces jeunes à vélo au cœur du trafic urbain à prendre de plus en plus de risques toute la journée. En fin de compte, ils sont invités implicitement à griller chaque feu rouge pour aller le plus vite possible, pour enchaîner le plus de courses possibles. On risque de viabiliser politiquement et idéologiquement un système qui force nos jeunes à risquer leur vie pour de moins en moins cher. Cette voie vers l'ubérisation va s'étendre à tout un tas de métiers, certes moins risqués physiquement mais éreintant également. On le voit déjà avec des nounous, des femmes de ménages... Tout est fait pour que ces sociétés et ces plateformes-là fassent baisser la valeur du travail tout en poussant le plus grand nombre à consommer ces services en leur masquant le fait que celui qui paye réellement pour son travail, c'est celui qui livre, qui conduit ou qui rend le service commandé. Notre statut d'indépendant, d'auto-entrepreneur permet à ces plateformes de nous presser le plus possible. Quand nous aurons été pressés jusqu'au bout, elles presseront les restaurants puis les clients en augmentant les prix.
On a fait de nous une espèce de première ligne de mercenaires, et les lignes que nous étions censés tailler, c'était le salariat. On a divisé en un claquement de doigt la valeur du travail par deux !
Pour l'instant le client est complice, les restaurateurs le sont encore dans une certaine mesure. Le fusible, le consommable pressurable et jetable pour l'instant, c'est nous et beaucoup d'entre nous ne s'en rendent pas compte, s'en moquent ou l'ignorent. Nous sommes quelques anciens livreurs à avoir connu l'âge d'or de ces plate-formes et à avoir pris le recul nécessaire pour voir quel était le vrai visage de ces sociétés et leurs véritables objectifs. Voilà pourquoi nous sommes aujourd’hui là pour sensibiliser les livreurs, les restaurants et les clients mais aussi pour alerter les médias, les politiques et les associations. Je dis souvent qu'on a fait de nous une espèce de première ligne de mercenaires ; que les lignes que nous étions censés tailler c'était le salariat. On a divisé en un claquement de doigt la valeur du travail par deux ! Nous ne sommes quasiment plus payés qu'en net. Toute la valeur redistributive et sociale du salaire, qui relève majoritairement des cotisations patronales, a disparu du jour au lendemain avec ce nouveau marché, ces nouveaux statuts. En tant qu'auto-entrepreneur, nous sommes en quelque sorte obligés de racheter avec notre rémunération net du salaire brut en nous protégeant nous-même avec des assurances privées, des cotisations de retraites privées. En réalité, c'est une arnaque.
Ce modèle peut se développer dans n'importe quel secteur d'activité, notamment ceux de services
RT France : La création du statut d'auto-entrepreneur sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy a-t-il selon vous entraîné une précarisation accrue de ce secteur d'activité ?
J. P. : Oui, mais cette précarisation s'est faite doucement, sans le dire. Ce type de statut et de contrat joue sur le net. Cela donne l'illusion de faire augmenter le pouvoir d'achat en éliminant le brut et notamment la part patronale. Or cet argent, on ne le voit jamais, il est redistribué sans qu'on y touche. Quand on vous dit : «Aujourd'hui vous êtes salarié, demain vous serez auto-entrepreneur. Au lieu de vous payer 1200 euros, je vous payerai 1600 mais il n'y aura plus de cotisations patronales», évidemment que de nombreuses personnes se diront «pourquoi pas, après tout ?». Sauf que les cotisations patronales servent aux hôpitaux, à financer le chômage, les retraites...
Au début, on était cinquante livreurs sous ce statut et cela me posait déjà un souci idéologique. Aujourd'hui, on est 10 000 chez les vélos, 30 000 chez les VTC. Et ce modèle peut se développer dans n'importe quel secteur d'activité, notamment celui des services. Nous sommes une première ligne de mercenaires qui taillent dans le salariat. D'autant plus que tout un tas de gens vont se faire virer ces prochains mois, parce qu'on aura facilité les licenciements. Les employeurs leur diront : «Mettez-vous auto-entrepreneur, vous gagnerez plus qu'avant.» Mais personne ne leur dira que s'ils gagneront peut-être plus en pouvoir d'achat, ils perdront en salaire car ils n'auront plus le droit à tout un tas de cotisations.
Bien malgré elles, ces plateformes sont en train de nous offrir L'Internationale, puisque cette problématique est globale dans les pays européens occidentalisés [...] où la précarité arrive en mode Panzer
RT France : Ces plate-formes de livraison, de VTC, d'externalisation de services sont aujourd'hui globalisées. Deliveroo, Uber, AirBnB sont présents dans la plupart des pays européens et occidentaux. La seule manière de combattre de tels mastodontes pourrait-il être de rallier les contractuels d'autres pays à votre mouvement ?
J. P. : J'ai lancé cette idée il y a deux semaines. Nous avons contacté des mouvements à Berlin, à Londres, à Milan, à Turin et en Espagne. Il y a déjà eu des mobilisations à l'étranger, dont une grève l'année dernière au Royaume-Uni sous les bureaux de Deliveroo. Le PDG a été obligé de sortir et de venir négocier avec eux. Ils ont réussi, par la masse, à retarder des changements contractuels. Il y en a aussi eu en Italie, en Allemagne. Bien malgré elles, ces plateformes sont en fait en train de nous offrir L'Internationale, puisque cette problématique est globale dans les pays européens, occidentalisés et confortables socialement mais où la précarité arrive en mode Panzer.
Si tout le monde accepte de travailler juste pour du pouvoir d'achat, ce sont tous les modèles sociaux occidentaux et européens qui vont s'écrouler
Il faut lutter contre ce phénomène et créer un vrai front de lutte. On a l'Union européenne, la Commission, le Parlement... Il est temps d'avoir aussi un front européen. Nous n'avons d'ailleurs pas le choix, car sinon nous nous ferons dévorer petit à petit. Si tout le monde accepte de travailler juste pour du pouvoir d'achat, ce sont tous les modèles sociaux occidentaux et européens qui vont s'écrouler.
Si Uber s'est autant développé en France, ce n'est pas un hasard. Dans un pays où le chômage est haut, si on propose à tous un tas de gens, notamment des jeunes de quartiers sans travail de gagner de l'argent via l'auto-entrepreneuriat, bien sûr qu'ils l'accepteront. En fait, l'auto-entrepreneuriat que Nicolas Sarkozy et François Fillon ont créé, c'est l'Amérique. Or les Etats-Unis, c'est 30-35% de travailleurs indépendants. On sait très bien à quoi ressemble le modèle social américain et il n'est franchement pas à imiter.
Tous ces jeunes risquent leur vie à chaque feu rouge grillé, mais ce qui leur fait véritablement peur est de ne plus avoir la possibilité de pouvoir risquer leur vie à un feu rouge pour cinq euros la course
RT France : Vous mentionniez toute à l'heure la réforme du code du travail. De grandes manifestations sont prévues en septembre pour la dénoncer. Votre mouvement en prendra-t-il part ?
J. P. : Oui, bien sûr. Nous serons partout. Nous sommes déjà dans la rue toute la journée, car c'est notre lieu de travail. Ce n'est donc pas grand chose pour nous de nous mobiliser. D'autant plus qu'on nous utilise comme une première ligne de coupeurs de gorge des salariés, il faut que nous soyons là pour dire que ce n'est pas possible. Nous devons être en première ligne avec nos vélos. D'autant plus que nos petites mobilisations sont très médiatisées, il y a un coup de projecteur depuis deux semaines sur nous qu'il faut mettre en pratique au sein des grandes manifestations, de la CGT, du Front social et certainement aussi de la France insoumise car, quelque part, il n'y a que Jean-Luc Mélenchon qui a un peu parlé de la problématique de l'ubérisation. Nous sommes nés presque ex-nihilo de cette économie collaborative, de cette volonté politique de changer les modèles du travail. Nous devons aujourd’hui entrer en résistance et cela se fait petit à petit.
Le problème dans ce milieu, c'est qu'il y a une partie des livreurs qui se moquent de ces questions-là et surtout il y a ceux qui ont peur de perdre leurs contrats. Lors de nos premières mobilisations, les jeunes du Clap défilaient masqués parce que si ils se faisaient repérer en manifestations, ils pouvaient très rapidement se faire éjecter. Il y a là un vrai paradoxe. Tous ces jeunes risquent leur vie à chaque feu rouge grillé, mais ce qui leur fait véritablement peur est de ne plus avoir la possibilité de risquer leur vie à un feu rouge pour cinq euros la course. On en est là.
C'est ce qui est arrivé à Take eat easy, cela peut arriver à Deliveroo à tout moment. Ce ne sont que des colosses aux pieds d'argile
RT France : Votre mouvement remporte-t-il l'adhésion du grand public et des clients ?
J. P. : Non, pas encore. Les médias nous suivent et c'est déjà beaucoup. J'ai vu en deux ans comment le discours médiatique autour de ces plateformes a évolué. Il y a deux ans, on lisait dans la presse «C'est super ! Faites vous livrer : c'est pas cher, ce sont des jeunes qui travaillent, ils sont beaux, ils sont sportifs. C'est hype, c'est fun». C'était grosso modo le discours même des plateformes. Puis, il y a un an, j'ai commencé à faire une première interview, une première émission – je dis «je», car j'ai vraiment commencé seul, je l'étais aussi aux manifestations contre la loi Travail. Plusieurs articles se sont enchaînés et ont commencé à lever un coin du voile de cette nouvelle économie, présentée jusqu'alors comme si séduisante. Les VTC aussi ont beaucoup œuvré pour dénoncer la précarisation de ces emplois. La faillite de Take eat easy a aussi mis en lumière les finalités de l'ubérisation : une sorte bulle spéculative alimentée par des flux, qui attire des capitaux pour créer toujours plus de flux mais tout cela ne repose sur rien et un jour cela peut exploser. C'est ce qui est arrivé à Take eat easy, cela peut arriver à Deliveroo à tout moment. Ce ne sont que des colosses aux pieds d'argile. Les médias commencent à parler de tout cela.
Du côté des commerçants, on obtient petit à petit leur soutien. On doit faire auprès d'eux un travail de sensibilisation. C'est aussi l'objectif de nos rassemblements. On va d'abord se réunir place de la République, avant d'aller faire le piquet de grève devant les restaurants emblématiques où l'on trouve les plus gros consommateurs. L'idée est de leur dire qu'ils vont recevoir des commandes sur leurs tablettes mais que les livreurs n'iront pas distribuer. Très rapidement, ils débrancheront leurs tablettes pour ne pas faire de commandes pour rien. C'est ce qui s'est passé en mai dernier à Marseille et cela a très bien marché.
Quant aux clients, c'est plus compliqué. D'abord, il y a les gens qui sont contre ce type de consommation et qui préfèrent aller chercher eux-mêmes dans la rue. Nous avons bien sûr leur soutien, mais ce ne sont pas eux qui perpétuent ce modèle. Ensuite, il y a les gens qui consomment et qui pensent ne pas avoir d'autres alternatives tellement le service est peu cher. Et enfin, il y a de nombreuses personne qui pensent – et l'écrivent tous les jours sur les réseaux sociaux – que si les livreurs ne sont pas contents, ils n'ont qu'à faire autre chose puisque, après tout, ils sont indépendants. Comment si cela était aussi simple...
Il faut que Deliveroo devienne à terme un mot aussi péjoratif qu'Uber
On obtiendra en définitive le soutien des clients par la médiatisation, par la pédagogie, par des campagnes de boycott et de dénigrement. C’est un peu la même méthode que celle que l'on suit avec les livreurs. Il faut que Deliveroo devienne à terme un mot aussi péjoratif qu'Uber. Je dis Deliveroo, mais c'est pareil avec des plateforme comme Foodora, Stuart ou Ubereats – la nouvelle activité de livraison de repas de l'application. Il faut faire du bashing contre ces sociétés, contre les modèles qu'elles prônent. En soi, c'est une bonne idée de se faire livrer de la nourriture chez soi. Il s'agit d'un métier de service qui a son intérêt mais il faut qu'il puisse dégager la valeur qui lui est nécessaire. Il faut pouvoir en vivre, car un métier dont on ne peut pas vivre ne peut pas être appelé comme tel.
C'est bien pour cela que ce métier existait dans les années 1920-1930 et qu'il a disparu après. Je suis tombé sur un article du Figaro qui racontait que Romain Gary avait été livreur à vélo de plats cuisinés dans les années 1930. Pourquoi ce métier a-t-il disparu ? Simplement parce qu'il n'était pas possible d'en vivre. Avec les normes salariales qui ont été mises en place, ce n'était pas rentable pour une entreprise d'embaucher des personnes qui iraient livrer des repas de restaurants. Ce marché est trop volatile et ses clients trop versatiles. Cela ne marche pas.
Si vraiment il y a de l'argent à se faire autour de ce secteur, on va essayer de le faire de manière coopérative et non pas avec une vocation spéculative et capitalistique
RT France : Vous avez également comme projet de lancer des coopératives de livreurs à vélo. Dans quelle mesure cela peut-il permettre de lutter contre la précarisation de cette profession ?
J. P. : J'essaie de mettre en place des coopératives locales de livreurs à vélo, avec un outil et un algorithme que nous développons, afin que les collectivités territoriales s'emparent de ce marché. Je pense qu'il y a du travail à donner à des jeunes qui n'en ont pas, qui ont peu de qualifications mais il faut que ce travail soit normé. C'est-à-dire où les gens ne soient pas payés à aller toujours plus vite, mais à rendre un service. Aujourd'hui, ce sont les collectivités territoriales qui ont les moyens d'investir là-dedans, ainsi que les institutions et acteurs du mouvement de l'économie sociale et solidaire (ESS). Si vraiment il y a de l'argent à se faire autour de ce secteur, on va essayer de le faire de manière coopérative et non pas avec une vocation spéculative et capitalistique. Comme cette activité ne permet pas de dégager de bénéfice, aucune entreprise ne peut se former ex-nihilo, le partenariat avec des collectivités territoriales, des mairies, des communautés d'agglomération est nécessaire. Elles ont encore du mal à le comprendre et à voir ce qu'elles peuvent potentiellement en tirer. Il n'y aura jamais d'argent à gagner mais cela pourrait devenir un véritable service public où l'on ne ne se cantonnera pas uniquement à la nourriture mais à tout un tas de produits.
La livraison à vélo est un enjeu de logistique globale pour ces trente prochaines années
Après tout, l'enjeu logistique de ces trente prochaines années c'est ce qu'on appelle «le dernier kilomètre». On sait qu'en milieu urbain ce dernier kilomètre ne pourra plus être motorisé. Cela veut dire que la livraison à vélo est un enjeu de logistique globale. Il faut faire en sorte qu'on puisse en vivre. Je prend souvent l'exemple de la navette spatiale qui a besoin, pour quitter l'orbite terrestre, de son gros booster qui consomme énormément, qui fait beaucoup de fumée, de bruit et qui est très polluant. Seulement, quand la navette est arrivée dans l'espace, elle quitte ce booster, plane et continue seule son voyage. Pour moi, le booster c'est l'économie collaborative, les start-up, l'ubérisation qui ont été très polluants mais qui ont lancé l'idée de se faire livrer à vélo. Il est temps de quitter le booster et de travailler sur des modèles économiques, éthiques et sociaux.