Nombre d’institutions, de lobbies, de courants de pensée, de formations politiques et de médias s’ingénient, depuis une dizaine d’années, à évoquer régulièrement un retour de la guerre froide entre la Russie et «l’Occident».
Tous soulignent, régulièrement, les efforts consentis par les autorités russes pour moderniser leur outil de dissuasion nucléaire, qualifiant cette politique de «nouvelle course aux armements».
Avec 348 milliards de dollars d’investissements dans le nucléaire militaire entre 2015 et 2024, les Etats-Unis peuvent difficilement donner des leçons
Tous oublient de préciser que les investissements russes visent à remplacer des armements obsolètes, en fin de vie, non à muscler un dispositif déjà performant.
Tous se gardent bien de rappeler que les «Occidentaux» conduisent d’onéreux programmes de modernisation analogues, qu’il s’agisse des Américains, des Britanniques, ou des Français. Il est vrai qu’avec une enveloppe de 348 milliards de dollars d’investissements prévus dans le nucléaire militaire entre 2015 et 2024, les Etats-Unis, notamment, peuvent difficilement donner des leçons.
Tous ignorent, ou feignent d’ignorer, que le nombre d’armes nucléaires n’a cessé de décroître depuis la fin de la guerre froide, avec une nouvelle étape en 2010, le traité New START, conclu entre Russes et Américains, limitant encore le plafond de têtes nucléaires opérationnelles autorisé.
Tous, enfin, semblent tenir pour quantité négligeable la course aux armements réellement engagée, elle, la plus inquiétante, autour des technologies de défense antimissiles balistiques (DAMB).
La technologie de DAMB a une forte signification politique. Elle souligne et renforce un climat de méfiance réciproque
Celle-ci, comme l’arme nucléaire, est, dans une certaine mesure, une arme de non-emploi. Le nucléaire dissuade du nucléaire (entre autres) : le schéma est défensif. Celui de la défense antimissiles est analogue : pas d’agression, pas d’usage. Sauf que le développement d’une technologie de DAMB a, elle aussi, une forte portée politique.
Elle souligne et renforce, en premier lieu, un climat de méfiance réciproque.
Elle peut aussi indiquer que l’une des parties d'un éventuel conflit conçoit l’échange de missiles balistiques comme une bataille qui peut être gagnée. Cela peut se comprendre dans le cas d’un conflit asymétrique opposant un Etat doté d’armes modernes, couplées à une DAMB performante, à un autre Etat doté de missiles balistiques rustiques. C’est le cas d’Israël vis-à-vis de ses voisins du Proche et Moyen-Orient. Mais cela ne peut se concevoir dans le cadre d’une confrontation entre deux nations dotées d’armes nucléaires performantes, affrontement qui ne saurait dégager un «vainqueur».
A cette aulne, on peut considérer que la Russie, les Etats-Unis et leurs alliés n’ont aucune raison de s’alarmer des investissements consentis en matière de DAMB par les uns et les autres. Le mécanisme de la destruction mutuelle assurée, le fameux MAD, suffit à interdire tout risque de guerre compte tenu de la modernisation constante des arsenaux, rendant caduque toute défense antimissiles. Pourtant les dispositifs de DAMB, aussi incapables soient-ils d’arrêter des missiles intercontinentaux performants, ne peuvent pas être ignorés par les puissances nucléaires majeures.
En premier lieu parce qu’elles obligent celles-ci à maintenir une veille pour s’assurer qu’aucune rupture technologique n’est susceptible de remettre en question l’équilibre de la terreur. Ensuite, parce qu’elles choisissent systématiquement de conjurer un tel scenario-catastrophe en investissant sans cesse davantage dans des vecteurs de plus en plus performants. Enfin, parce que les programmes de défense antimissiles ne visent pas seulement à se prémunir de quelque dictateur fou doté d’une poignée de SCUD améliorés. Ils ont surtout un objectif politique : celui de fédérer autour de la puissance détenant les technologies antimissiles les plus performantes les alliés les plus faibles, ne disposant pas des moyens de dissuader une frappe de missiles ennemis.
Washington sait parfaitement qu’aucune des armes antimissiles de son arsenal n’est en mesure d’intercepter un ICBM russe ou de s’opposer à une vague de fusées chinoises
Or c’est précisément ce que les Etats-Unis souhaitent, dans le Pacifique, en Europe ou au Moyen-Orient. Washington sait parfaitement qu’aucune des armes antimissiles de son arsenal n’est en mesure d’intercepter un ICBM (Missile ballistique intercontinental) russe ou de s’opposer à une vague de fusées chinoises. Mais en instrumentalisant ses missiles SM-3, ou THAAD vis-à-vis de la Corée du Nord, ou de l’Iran, la Maison-Blanche se constitue de fait une clientèle de vassaux en Asie (Japon, Corée du Sud, Taïwan), au Proche et Moyen-Orient (Israël, Emirats arabes unis, Arabie saoudite, Qatar) et en Europe (OTAN), dont la plupart ne songent nullement à la menace iranienne ou nord-coréenne, mais bien davantage à s’assurer de l’alliance américaine vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Ce que Moscou et Pékin considèrent naturellement comme une politique américaine visant à tisser un cordon sanitaire d’Etats hostiles à leur frontière, nouvelle mouture du Containment de George Kennan.
Les succès enregistrés par Israël, première nation au monde à disposer de tous les outils d’un système de défense antimissiles multicouches, avec l’entrée en service du Arrow-3 il y une semaine, ou l’essai d’interception réussi du SM-3 Block IIA nippo-américain, le 3 février dernier, doivent être mis en perspective dans ce cadre. Au-delà de la performance technologique et des retombées industrielles et financières qui feront la joie de leurs fabricants, ils participent à une montée des tensions aussi dangereuse que coûteuse.
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