Pendant que la classe politique européenne et américaine se demande comment Donald Trump a pu remporter la présidence des Etats-Unis, deux anciens secrétaires généraux de l'OTAN viennent de fournir, involontairement, la réponse à cette question.
Anders Fogh Rasmussen et Jaap de Hoop Scheffer ont proposé un sommet extraordinaire de l'OTAN afin d'empêcher le nouveau président américain de conclure un accord avec la Russie qui inclurait une reconnaissance du rattachement de la Crimée.
Faire un sommet, c'est le reflexe pavlovien de tous les dirigeants occidentaux à tous les événements, quels qu'ils soient. Pour ces gens, un après-midi pluvieux à Bruxelles peut être un prétexte pour une réunion internationale. Mais ce qui frappe ici, c'est la raison donnée pour ce sommet extraordinaire. Selon de Hoop Scheffer, une reconnaissance de la Crimée signifierait la fin de l'ordre international, car le rattachement de la Crimée est «la première fois depuis la Seconde Guerre Mondiale que les frontières ont été changées par la force pure».
Cette affirmation n'est pas neuve. Elle constitue, au contraire, une idée reçue chez tous les dirigeants européens, comme chez beaucoup d'Américains, qui la répètent souvent. Ce qui est préoccupant - et ce qui explique en grande partie l'immense déception des électeurs devant leurs politiciens - c'est qu'elle est totalement fausse.
On pense à la décolonisation, énorme processus historique entamé, avec l'encouragement des Etats-Unis, dans les années et décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans presque tous les cas, cette décolonisation a été violente ou très violente. On pense à la partition de l'Inde avec la création du Pakistan et du Bangladesh (bilan : jusqu'à 2 millions de morts avec 14 millions de réfugiés). On pense aux différents soulèvements contre les colons britannique et autres, au Kenya ou en Algérie, la révolte des Mau-Mau faisant par exemple 12 000 morts. Il serait fastidieux d'énumérer tous les exemples, tellement est énorme le propos selon lequel il n'y aurait pas eu de changement de frontières par la force depuis 1945.
Et que dire de l'annexion de Jérusalem Est en 1967 par Israël ? L'OTAN a-t-elle imposée des sanctions contre l'Etat hébreu pour cela ?
Peut-être Monsieur de Hoop Scheffer parlait-il de la seule Europe. Soit. A-t-il oublié la création de la République fédérale allemande et de la République démocratique allemande en 1949 ? Cette création d'une frontière intra-allemande n'était pas inévitable après la fin de la guerre. Elle était, au contraire, la conséquence de l'affrontement entre les anciens alliés devenus ennemis dans la guerre froide. Qui peut affirmer aujourd'hui que cette division de l'Allemagne a été voulue par les Allemands, et qu'elle n'était pas précisément la conséquence de la «force pure» que les deux blocs opposaient l'un à l'autre ?
Peut-être Monsieur de Hoop Scheffer considère-t-il que tout cela, fondamentalement, appartient à l'histoire longue de la guerre de 1939 - 1945. Soit. Mais que dit-il de l'invasion turque de Chypre en 1974 et de la création d'une frontière intra-chypriote avec celle de la République turque de Chypre Nord ? La guerre d'invasion a coûté la vie à mille personnes ; plusieurs milliers ont été blessées ; un très grand nombre de personnes on été chassées de leurs foyers. L'OTAN considère-t-elle que cette invasion turque menace le droit international ? Il serait difficile de l'affirmer, car la Turquie est un pays membre de l'Alliance atlantique et son armée la plus grande de l'OTAN après celle des Etats-Unis.
Et que dire de l'annexion de Jérusalem Est en 1967 par Israël ? Les frontières de la ville, et donc du pays, ont été changées, de facto et de jure si on en croit les Israéliens ? L'OTAN a-t-elle imposée des sanctions contre l'Etat hébreu pour cela ? Pendant son mandat, Jaap de Hoop Scheffer a au contraire milité pour la création du partenariat entre Israel et l'OTAN : il a été le premier secrétaire général de l'OTAN à se rendre en Israël, en 2005.
Monsieur de Hoop Scheffer, ancien ministre des affaires étrangères des Pays-Bas et ancien président du Parti chrétien-démocrate, est un homme expérimenté. Sans doute répondrait-il que ces annexions n'ont pas été reconnues par la communauté internationale. Il les rangerait donc avec les autres changements de frontières non reconnues qui sont la création de la République du Haut-Karabakh sur le territoire azéri, de la création de la République de Transnistrie sur le territoire moldave, et la création de Républiques sud-ossète et abkhaze sur le territoire géorgien. Il ferait donc abstraction des milliers d'hommes qui sont tombés sur les champs d'honneur dans ces différentes batailles. L'Arménie est-elle pour autant exclue ou sanctionnée par l'Union européenne ? Non. Le président arménien, Serge Sarkissian, un des commandants pendant la guerre du Haut-Karabagh, et un ancien président du conseil de défense de cette République autoproclamée (et de fait rattachée à l'Arménie) est souvent l'invité des dirigeants européens, son parti étant affilié au Parti Populaire Européen, c'est-à-dire du groupe des chrétiens démocrates de Monsieur de Hoop Scheffer.
Dire que le rattachement de la Crimée menacerait l'ordre international c'est tout simplement un mensonge
L'ancien secrétaire général trouverait sans doute une astuce pour vous expliquer son positionnement vis-à-vis de ces conflits gelés. Mais que dit-il des guerres en ex-Yougoslavie? Il est impossible de nier que les frontières yougoslaves ont été changées, entre 1991 et 1995, et ensuite en 2008, par la force. En outre, ces changements de frontières ont été immédiatement reconnus et même encouragés par les pays de l'Union européenne. C'est d'ailleurs l'annonce faite par l'Allemagne au sommet de Maastricht en décembre 1991 qu'elle reconnaîtrait la Croatie et la Slovénie qui a encouragé ces deux pays à se battre contre Belgrade, se sachant soutenus par l'Europe. Et que dire des frontières internes de la Bosnie-Herzégovine, où la République serbe à l'intérieur de celle-ci est reconnue par les accords de Dayton, qui constituent la loi fondamentale de la Bosnie et qui ont été parrainés par les Etats-Unis et leurs alliés de l'OTAN ?
Nous en arrivons au Kosovo, dont l'indépendance a été proclamée, sous impulsion européenne et américaine, en 2008, neuf ans après que l'OTAN avait pris le contrôle de cette province serbe suite à une guerre de 74 jours menée en toute illégalité contre la République fédérale de Yougoslavie. Qui peut affirmer que la force n'a pas été déterminante dans ce changement de frontières ? Seul un homme politique totalement déconnecté de la réalité, et incapable de la regarder en face, comme la quasi-totalité de la classe politique européenne, peut proférer des énormités pareilles.
Le comble, c'est que l'expression «la force pure» pour expliquer le rattachement de la Crimée est très déplacée, vu le fait qu'aucun coup n'a été tiré en Crimée entre le renversement de Yanoukovitch le 22 février 2014 et le rattachement à la Russie le 18 mars. Cet événement s'est déroulé dans le calme le plus absolu, alors que la situation avait été très tendue pendant le Maïdan, avec un grand nombre de civils armés, et qu'elle aurait très bien pu dégénérer en violence. Dire que «la force pure» explique cet événement, et que le rattachement de la Crimée menacerait l'ordre international, alors qu'il correspond très clairement à la volonté de la majorité de la population et donc au même principe d'auto-détermination invoqué dans tous les autres conflits mentionnés ci-dessus, c'est tout simplement un mensonge.
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