RT : Daesh a franchi un niveau de terreur sans précédent – les exécutions barbares, les décapitations et l'utilisation d’enfants, filmées, mises en ligne, partout dans les médias. Pourquoi est-il si important pour l'Etat islamique de faire un spectacle de ces monstruosités ?
Scott Atran (S. A.) : Le spectacle est le théâtre du sublime, comme Edmund Burke l’appelait : il fait appel aux émotions des gens. Il lie les gens, bien que dans notre monde de démocratie libérale et de justice distributive, l'idée est que cette brutalité est au-delà des normes du comportement humain, mais en fait, presque tout au long de l'histoire humaine, elle était la norme. Elle lie les gens et effraie les ennemis. Quand je suis allé sur la ligne de front près de Mossoul, j’ai parlé à des soldats irakiens qui ont dit qu'ils ne voulaient pas qu’on leur coupe la tête, et ils se sont enfuis. Donc, 350 [combattants] de Daesh ont fait fuir 2 000 Irakiens en l’espace de quelques heures.
RT : On pourrait penser que ces horreurs repousseraient plutôt les gens, non ? Mais en réalité elles aident Daesh à gagner des partisans. Daesh fait-il appel à des gens malades et perturbés plutôt qu’à des gens normaux ?
Même si Daesh est chassé de Syrie et d'Irak, il prend racine dans d'autres endroits, en particulier en Afrique
S. A. : Non, il fait appel à des personnes ordinaires. C’est comme tout mouvement révolutionnaire. Voilà pourquoi je pense que même le qualifier de terroriste ou tout simplement d'extrémiste est inacceptable. Du point de vue de l'évolution, tout ce qui est nouveau est extrême, et c’est très semblable à la révolution française, ou même la révolution bolchevique, ou même la révolution nationale-socialiste... Regardez la révolution française : ils se mangeaient les uns les autres, tout comme Al-Nosra, Daesh et d'autres groupes qui sont en train de se manger les uns les autres. Ils ont été envahis par une coalition de grandes puissances, et pourtant non seulement ils ont survécu, mais ils ont perduré et ils ont introduit la notion de terreur elle-même, une «mesure extrême» comme ils l'appelaient, «pour la préservation de la démocratie». Chaque véritable révolution, depuis lors, a fait à peu près la même chose et cela a été plus ou moins un succès. Donc, Daesh n’est pas une exception.
Dans tout type de mouvement véritablement révolutionnaire il y a un sentiment d'invincibilité
RT :Voulez-vous dire que Daesh a une chance de réussir et de réellement créer quelque chose de viable ?
S. A. : Oui. Si vous regardez le discours de Abu-Bakr Al-Baghdadi de l’an dernier ou le discours «Volcans du Jihad» de novembre, il développe un «archipel» mondial. Même si Daesh est chassé de Syrie et d'Irak, il prend racine dans d'autres endroits, en particulier en Afrique. Je veux dire, leur «Bible» est appelé «Idarat au-Tawahhus» qui signifie «la gestion de la sauvagerie», ou du «chaos», et leur plan est d'aller s’enraciner là dans le monde où il y a l'instabilité et le chaos, et bien sûr l'Afrique est un continent entièrement plongé dans le chaos, ainsi qu’une grande partie de l'Asie centrale. Et c'est vers là qu’il se dirigent.
RT : Beaucoup de personnes rejoignent Daesh, des quatre coins du monde. Mais, en même temps, la brutalité qu’affiche Daesh pousse les gouvernements à s’allier dans la lutte contre le groupe terroriste. Est-ce que Daesh se moque de provoquer une campagne de bombardement international ?
Alors que l’union des étudiants d’Oxford jurait à ce moment de ne plus jamais combattre, 80 millions de personnes sont tombés aux pieds de Monsieur Hitler
S. A. : Ah mais c’est en réalité ce qu’ils veulent ! Une fois de plus : si vous avez lu leur sorte de Bible, «la gestion de la sauvagerie», ils veulent provoquer l'intervention des grandes puissances comme les Etats-Unis et la Russie, c’est leur plan. Leur plan est de créer une sorte de scénario apocalyptique, créer autant de chaos que possible, dans lequel ils peuvent s’enraciner et offrir leur alternative.
RT : N’ont-ils pas peur d’être vaincus, si tous ces pays frappent de cocnert ?
S. A. : Non. Dans tout type de mouvement véritablement révolutionnaire, il y a un sentiment d'invincibilité une fois que vous vous êtes unis avec vos camarades dans votre cause. L'idée est que l’histoire est de leur côté. Donc, même si on leur inflige des défaites sur le champ de bataille, ils ne vont pas du tout considérer cela comme des défaites.
Dans son analyse de Mein Kampf d’Adolf Hitler, en 1939, George Orwell a décrit la nature du problème. Il a dit : «Monsieur Hitler a découvert que les êtres humains ne voulaient pas uniquement la paix, la sécurité, le confort et l'abri du besoin. Ils veulent l'aventure, la gloire et le sacrifice de soi, et Monsieur Hitler a fait appel à cela. Et alors que l’union des étudiants d’Oxford jurait à ce moment de ne plus jamais combattre, 80 millions de personnes sont tombés aux pieds de Monsieur Hitler dans l'un des pays les plus avancés dans le monde.» Comment cela arrive-t-il ? Daesh fait appel, une fois de plus, au même genre de sentiments, auxquels on fait appel à travers toute l'histoire humaine...
Et non, je ne pense pas que nous ayons tiré beaucoup de leçons de l'Histoire à ce sujet.
Lire aussi : Un cimetière de djihadistes découvert près de Falloujah