L’attentat de Nice nous confronte à une réalité effroyable : un homme seul, ou du moins bénéficiant de très peu d’aide, est à même de commettre un massacre de masse. Négligeons, pour l’instant, l’idéologie assassine, celle du djihadisme, qui a armé son bras. Non qu’elle soit négligeable. Diverses organisations, dont l’EI ou Al-Qaeda, appellent sur divers réseaux sociaux leurs admirateurs à commettre de tels crimes de masse. Ils le font à travers divers médias qui touchent aujourd’hui une fraction de la population de plus en plus grande. Ces appels entrent en résonnance avec les prêches haineux de certains prédicateurs qui constituent le contexte idéologique de ce que l’on appelle la «radicalisation». Cette notion de contexte est importante (je l’utilise pour déconstruire l’individualisme méthodologique dans Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, éditions Michalon, Paris, 2016, p. 75 et 169-174s). C’est elle qui permet de comprendre comment des idées individuelles peuvent être déterminées à l’insu même de l’individu par une production collective. C’est ce qui fait qu’un individu notoirement perturbé se mue en un meurtrier de masse au nom d’une idéologie. Ceci est connu et appelle des réponses fortes contre la propagation de l’idéologie Jihadiste qui ont été détaillées dans ce carnet. Mais cela ne sera possible que si nous sommes enfin capables de désigner clairement l’ennemi.
Mais ce n’est pas sur cet aspect qu’il faut aujourd’hui s’attarder. Que ceci soit possible, que l’on puisse avec des moyens réduits, provoquer de tels massacres, est un fait sur lequel il convient de réfléchir. Car, l’organisation nécessaire à l’attentat de Nice ne se compare nullement à celle des actions du 13 novembre. Alors, nous étions confrontés à une organisation complexe, impliquant de multiples cellules, avec des militants aguerris, revenus de Syrie. Rien de tel dans le cas de Nice. Le seul point commun est justement l’idéologie. Il faut donc en tenir compte. Il faut lutter contre cette idéologie, ses vecteurs et ses apologistes. Mais, cela implique aussi de comprendre comment un homme seul a pu commettre des meurtres sur une même échelle que ce qu’ont commis une quinzaines d’hommes. Il nous faut donc réfléchir à ce qui a rendu ceci possible et aux conséquences qu’il nous faut tirer de cet état de fait.
Cette fonction de densité peut se traduire alors par une fonction de vulnérabilité des sociétés
Densité sociale et vulnérabilité
Pour comprendre cet état de fait des sociétés moderne il faut revenir au principe de densité sociale. Le principe de densité sociale constitue un principe fondamental. Il a été mis à jour par Emile Durkheim qui analyse l’existence et les conséquences de ce qu’il appelle la densité matérielle et la densité dynamique des sociétés (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,PUF, coll. Quadriges, Paris, 1999 (première édition, Paris, 1937), pp. 112-115). Ce principe a cependant été redécouvert par les économistes de manière séparée. Il provient de la constatation que dans une société où les d’acteurs sont à la fois séparés et interdépendants, toute action initiée individuellement peut avoir des effets non intentionnels sur autrui. Il faut souligner que cette constatation fut tout à la fois celle du socialiste Otto Neurath (Neurath, O., « Personal life and class struggle » republié in O. Neurath, Empiricism and Sociology, Cluwer Publishers, Dordrecht, 1973.) et du libéral F. Hayek (F.A. Hayek, The Constitution of Liberty, Chicago University Press, Chicago, 1960). On appellera donc dense tout système où toute action d’un membre peut avoir au moins un effet non-intentionnel sur au moins un autre membre. La fonction de densité d’une société traduit donc le degré de probabilité pour qu’un nombre croissant de ses membres puisse être affectés par un effet non-intentionnel d’un autre membre. Ceci est encore plus vrai dans le cas d’actes intentionnels comme ceux des attentats du 13 novembre 2015 et bien plus encore du 14 juillet 2016 à Nice. Cette fonction de densité est le produit de la montée en puissance des moyens techniques, de ce que les marxistes appellent les «forces productives», mais aussi dans la mobilisation des moyens de communication de masse qui donnent un écho d’emblée global à un acte ou à l’effet de cet acte. Cette fonction de densité peut se traduire alors par une fonction de vulnérabilité des sociétés. Elle implique des formes de réaction qui ne peuvent être les mêmes que dans des sociétés ou la fonction de densité est faible. Elle conduit à mettre en avant des principes politiques particuliers et spécifiques aux sociétés qui se caractérisent par une fonction de densité particulièrement élevée.
Qu’est-ce que la densité sociale ?
La notion de densité articule une double lecture, celle de Durkheim et de Hayek. Ce dernier insiste sur l’impact des effets non intentionnels de nos actes sur autrui comme l’un des raisons rendant nécessaire la présence de règles enserrant nos actions. La plus ou moins grande probabilité qu’une de nos actions peut avoir des effets non intentionnels sur un ou plus d’un autre acteur, constitue une définition implicite d’une densité économique. Hayek n’a fait ici que retrouver une idée de Durkheim qui articule, dans son ouvrage Les règles de la méthode sociologique la notion de densité dynamique et de densité matérielle de la société (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937). La densité dynamique correspond aux nombres de relations qui existent entre les unités d’une société donnée: «La densité dynamique peut se définir, à volume égal, en fonction du nombre des individus qui sont effectivement en relations non pas seulement commerciales mais morales; c’est-à-dire, qui non seulement échangent des services ou se font concurrence, mais vivent d’une vie commune» (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937, pp. 112-113). La densité matérielle correspond quant à elle à la densité démographique, mais aussi au développement des voies de communication et de transmission. Pour Durkheim, ces deux densités sont nécessairement liées: «Quant à la densité matérielle (…) elle marche d’ordinaire du même pas que la densité dynamique et en général peut servir à la mesurer» (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937, p. 113).
Cette densité sociale exprime les relations intentionnelles et non-intentionnelles qui se mettent en place entre deux acteurs économiques, dans le cadre de leurs activités économiques ou sociales
Cependant, Durkheim met son lecteur en garde contre une assimilation trop directe de la densité dynamique à la densité matérielle, tout en indiquant qu’il est néanmoins légitime de présenter la densité matérielle comme expression exacte de la densité dynamique en ce qui concerne les relations économiques (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937, p. 113). On retrouve chez Durkheim l’idée qu’il faut à la fois distinguer et articuler l’intensité des relations entre individus des conditions matérielles qui les engendrent, qu’il s’agisse de la démographie ou des moyens matériels permettant à ces relations de s’établir. C’est par un raisonnement assez similaire que l’on peut analyser la notion de densité économique avec les implications de la montée des «forces productives» qui permettent aujourd’hui à un homme seul de mettre en péril la vie de dizaines de ses semblables.
Cette densité sociale exprime les relations intentionnelles et non-intentionnelles qui se mettent en place entre deux acteurs économiques, dans le cadre de leurs activités économiques ou sociales. Ceci inclut les relations commerciales que Durkheim mentionne, mais aussi les effets non intentionnels. L’importance de ces relations se mesure à la fois dans celle des effets et dans le nombre des acteurs concernés. Une économie où chaque action de l’acteur (x) aurait un effet brutal sur son voisin immédiat et seulement sur celui-là, serait aussi dense qu’une économie où l’action de ce même (x) se répercuterait sur un nombre important de ses voisins, mais de manière infime.
La constitution de la densité économique en réalité économique et sociale provient, pour partie, de la densité démographique. Mais ce serait une erreur de réduire la première à la seconde. L’emploi de moyens matériels de production de plus en plus puissants, ainsi que des formes sociales qui accompagnent ces moyens – ce qu’en langage marxiste on appellerait des forces productives – peut accroître la densité économique sans que se modifie la densité démographique. L’une des conséquences ignorées de cette situation est d’accroître la vulnérabilité de la société soit à des actes non-intentionnels (que l’on pense aux effets des pollutions) soit à des actes intentionnels comme dans le cas des actes terroristes. Il faut donc penser les règles des sociétés « denses » car elles sont vulnérables tant aux actes non intentionnels qu’aux actes intentionnels.
La lutte contre les discriminations fondées sur le sexe, l’origine ethnique, la langue ou tout autre élément de l’être d’un individu, est l’expression la plus achevée d’une démarche sociale
Les conditions pour une vie pacifique dans une société dense
Le fait de vivre dans des sociétés «denses» implique de prendre conscience des risques qui découlent de la mise entre toutes les mains de moyens techniques issus du développement des forces productives qui peuvent se transformer en outils de destruction. La vie dans ces sociétés soulève alors en réalité bien des problèmes que la tradition libérale ne prend pas en compte et ne peut donc gérer. Les organisations et la production de réglementations sont les solutions au problème du passage du local au général. Cela a des conséquences politiques d’autant plus importantes que nous vivons dans un espace dominé par le néolibéralisme, et que les institutions de l’Etat sont soumises de plus en plus à cette logique du néolibéralisme. Il en est donc ainsi parce que la tradition libérale ignore superbement le principe de densité que l’on a évoqué antérieurement.
On comprend alors pourquoi l’idéologie devient si importante, et la notion de contexte idéologique absolument capitale. Voilà pourquoi la suppression de l’idéologie Jihadiste, de ses vecteurs et de ses propagandistes, est aujourd’hui une priorité. Au-delà, ce sont les sources même de cette idéologie qui doivent être combattues, et en particulier le discours prônant l’invisibilité des femmes dans la société, ou des discriminations particulières, parce que nous pensons qu’il y a une radicale distinction entre l’être et le faire («Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune« , cité d’après M. Duverger,Constitutions et Documents Politiques, PUF, coll. Thèmis, Paris, 1971, p. 9). Ce discours doit être combattu et ces symboles interdits, ou à tout le moins strictement encadrés par des réglementations et des formes d’organisation.
C’est la condition nécessaire à notre vie en société.
C’est parce que notre action doit nécessairement s’inscrire dans le cadre d’une collectivité impliquant des interdépendances de décision, que doit nous être reconnu un statut d’égal. Voilà pourquoi les sociétés, ou les groupes, qui ne respectent pas le principe de non-discrimination, parce qu’elles prédéterminent la coordination des actions futures, limiteront toujours l’expression des pleines potentialités de l’action humaine. Voilà aussi pourquoi la lutte contre les discriminations fondées sur le sexe, l’origine ethnique, la langue ou tout autre élément de l’être d’un individu, n’est pas simplement une démarche morale mais est au contraire l’expression la plus achevée d’une démarche sociale.