RT France : Le 10 mars dernier, Justin Trudeau était le premier dirigeant canadien à se rendre en visite officielle à Washington en 19 ans. Quelle était l’importance de cette rencontre ?
Michel Duval : La première visite de monsieur Trudeau aux Etats-Unis est un témoignage de l’amitié entre les deux pays mais aussi de la sympathie personnelle des deux chefs d’Etat. La campagne électorale aux Etats-Unis bat son plein, les choses pourraient changer mais je pense que le fond du problème ne va pas bouger. Les questions qui ont été discutées, à savoir le commerce et les investissements, une frontière plus perméable pour permettre ces échanges, sont des questions très importantes. La frontière est un problème car depuis les attentats de New York, les Américains ont pris de très sévères dispositions sur l’ensemble de leurs frontières y compris celle du Canada. Ensuite, dans le domaine de l’énergie, il y a des questions très importantes concernant la stabilité de l’approvisionnement et l’exploitation responsable des ressources. En ce qui concerne l’environnement, nous avons des milliers de kilomètres de frontière avec les Etats-Unis, certaines passent par les Grands Lacs et l’océan Arctique. Il y a donc énormément de problématiques environnementales pour conserver tous ces écosystèmes.
RT France : Justin Trudeau a récemment rappelé les avions canadiens de la coalition internationale contre l’Etat Islamique. Que cela signifie-t-il pour l’avenir des relations entre les Etats-Unis et le Canada ?
M.D. : Il y avait six chasseurs bombardiers ainsi qu’un ravitailleur et des avions de reconnaissance. Le retrait ne vise que les chasseurs bombardiers. Le gouvernement a réorienté les efforts canadiens dans la coalition pour avoir plus de forces militaires au sol afin de fournir un soutien aux forces irakiennes dans des domaines comme le renseignement, le ciblage, le commandement et le contrôle. Il y a un changement dans la configuration mais ce n’est pas un retrait aussi radical qu’on aurait pu le croire. Le retrait de nos avions est d’abord une promesse qui avait été faite pendant la campagne électorale et qui répondait à une attente des Canadiens. Cela répond aussi à la pression publique pour la lutte contre Daesh et le terrorisme en général suite aux attentats de Paris et divers accidents. Dans cette décision, le gouvernement a pris en compte ces deux dimensions, plus la dimension humanitaire où le gouvernement précédent était modérément enthousiaste. Je pense que cette décision-là a été très bien accueillie par nos partenaires américains. Bien entendu, ils n’ont pas applaudi au retrait des avions de combat, mais la formule qui a été trouvée répond finalement aux besoins de la coalition sur le terrain.
RT France : Le Premier ministre a déclaré que le Canada allait rester un partenaire fort de la coalition internationale mais le 20 janvier 2016, la coalition s’est réunie à Paris pour discuter des frappes contre l’Etat islamique et le Canada n’y était pas invité. Pensez-vous que le Canada reste un «partenaire fort» de la coalition ?
M.D. : Cette conférence réunissait un nombre limité de ministres des Affaires étrangères. On n’avait pas vraiment à y être, étant donné qu’on retirait nos avions. Pour ce qui est de la présence terrestre, je pense qu’elle répond à un véritable besoin parce que les attaques des chasseurs bombardiers doivent être ciblées et ça ne peut pas se faire sans présence sur le terrain. Cette partie renseignement était déjà présente et c’est cette partie-là qui a été renforcée. Donc oui, nous restons un partenaire fort de la coalition et je pourrais dire que ça n’a pas du tout affecté notre relation de Défense avec les Etats-Unis.
RT France : Justin Trudeau a accusé le gouvernement de Stephen Harper d’avoir détérioré les relations diplomatiques avec les Etats-Unis en imposant ses conditions, notamment dans le dossier de l’oléoduc Keystone XL. Justin Trudeau en a accepté le rejet par Barak Obama sans insister. Le réchauffement diplomatique consiste-t-il donc à laisser les Etats-Unis imposer leur volonté ?
M.D. : Non, ça n’a jamais été la politique canadienne. La relation avec les Etats-Unis est compliquée, c’est notre plus grand voisin et un des pays les plus puissants de la planète. On a des milliers de kilomètres de frontière au nord et au sud de notre pays, les échanges entre le Canada et les Etats-Unis atteignent 800 milliards de dollars chaque année, nous sommes toujours le premier exportateur de biens vers les Etats-Unis. Ça concerne 75% de nos exportations. Les Canadiens sont des Nord-Américains, comme les citoyens des Etats-Unis. Une bonne partie de la population partage la même langue. Il y a des différences entre les Canadiens et les Américains qui sont très grandes, mais sur le plan de la culture matérielle nous sommes très proches. Obama et Harper n’avaient pas de très bonnes relations interpersonnelles mais cela n’a pas affecté les relations des deux pays. La question de l’oléoduc Keystone XL est particulière. Les Américains ont bloqué ce projet pour plusieurs raisons, la plus noble étant la lutte contre la pollution, mais il y a d’autres raisons qui sont moins nobles. Le Canada demeure quand même un exportateur d’énergie très important vers les Etats-Unis.
Lire aussi : Canada : trois banques québécoises s'associent pour lutter contre la cybercriminalité
RT France : Le Canada peut-il mener une politique étrangère complètement libre et indépendante des intérêts des Etats-Unis ?
M.D. : Oui, c’est ce qu’on a fait pendant des années. Le Canada et les Etats-Unis sont de solides alliés. Ce sont des partenaires de la Défense de l’Amérique du Nord, un très grand et un plus petit. Il y a tout un appareil de consultations, de suivi et d’accords qui encadrent cette coopération de Défense. Dans le domaine de la sécurité des frontières, nos intérêts sont très rapprochés mais cela ne nous a pas engagé à faire la guerre au Vietnam ni à faire la guerre en Irak. Nous avons eu une politique étrangère dans ces domaines-là très différente de celle des Etats-Unis. On a beaucoup plus misé sur les Nations unies pour la résolution pacifique des conflits. Là, la seule problématique qu’on pourrait voir à l’horizon, c’est le recul sur la position interventionniste qu’avait pris le gouvernement précédent qui avait agi en Libye, qui avait été très tenté de rejoindre n’importe quelle coalition pour aller en Syrie et qui s’est déployé dans la lutte contre Daesh. Il y a un changement dans la politique du nouveau gouvernement, on retourne à cette position où il n’y a pas un accord automatique du Canada à la demande des Etats-Unis. Il y a une grande symbiose sur le plan économique et la Défense dont il faut tenir compte. C’est une réalité, mais elle ne va pas nous engager dans des domaines où on ne veut pas aller.