EXCLUSIF : Patriarche Cyrille parle à RT suite à sa rencontre avec le Pape François

L’importance de la rencontre avec le pape François ? Comment vaincre le terrorisme ? L'union des chrétiens peut-elle faire fondre la glace entre la Russie et l'Occident ? RT a réalisé l’interview exclusive du primat de l'Eglise Orthodoxe russe.

RT : Votre Sainteté, la dimension historique de la rencontre d’hier est évidente. Comment les chrétiens du monde entier doivent-ils percevoir cette avancée, doivent-ils y voir là une nouvelle époque pour la foi chrétienne, une nouvelle voie à suivre ? Pouvez-vous nous en parler ?

Patriarche Cyrille : Cette rencontre a, bien sûr, une grande importance. Il s’agit d’une tentative, au plus haut niveau, d’arriver à une compréhension commune, d’appréhender où nous en sommes et dans quelle direction nous avançons – en tant que famille chrétienne, d’abord, mais aussi en tant qu’une civilisation humaine.

RT : Que cette rencontre se déroule ici, à Cuba, quelle importance cela a-t-il ?

Patriarche Cyrille : L’organisation d’une telle rencontre est très significative, pour Cuba bien sûr, mais pour nous aussi. Cuba était un lieu très approprié, car d’un côté c’est un pays de tradition catholique, mais sa réalité est celle d’un pays laïque avec une idéologie communiste. La Russie est un pays traditionnellement orthodoxe, mais nous sommes issus du même contexte idéologique et politique. C’est pourquoi, pour moi comme pour toute personne née en URSS, Cuba est quelque chose de très intelligible.

Ce qui s’est passé en Russie dans les années 1990 et 2000, et ce qui se passe actuellement avec ce renouveau de la foi, je ne peux le décrire que par un seul mot : « miracle »

Un autre élément qui a peut-être été décisif dans le choix de ce lieu  : Cuba donne l’occasion de prendre du recul par rapport à nos divisions historiques et aux conflits qui ont eu lieu dans le cadre européen.

En choisissant Cuba en tant que lieu de rencontre, nous voulions dire que nous avions conscience de notre difficile passé mais qu’il était désormais mis de côté, notre objectif principal étant de regarder ensemble vers l’avenir. C’est pourquoi nous avons choisi Cuba.

RT : Votre Sainteté, le christianisme est en essor en Russie. Et je pense que de nombreux Américains ne sont pas au courant de cette renaissance du christianisme. Pourquoi cela arrive-t-il ?

Patriarche Cyrille : Ce qui s’est passé en Russie dans les années 1990 et 2000, et ce qui se passe actuellement avec ce renouveau de la foi, je ne peux le décrire que par un seul mot : « miracle ». Car après des décennies de domination d’un régime athée, c’est une véritable renaissance de la foi qui s’est faite dans la population. Elle a touché toutes les couches de la société : des gens simples aux plus éduqués, des intellectuels aux hommes d’affaires et aux politiques – nombreux sont ceux aujourd’hui qui sont en contact avec l’Eglise et nous voyons que, très souvent, les gens adaptent leurs comportements aux principes chrétiens. C’est pourquoi nous avons noté, dans la déclaration commune avec le pape François, que des changements spectaculaires ont eu lieu en Europe de l’Est pendant cette période. Peut-être ces changements avaient-ils préparés la rencontre qui s’est tenue ici. Car désormais l’Eglise russe et l’Eglise catholique sont capables d’avoir une vision globale des évènements et de discuter ensemble des problèmes auxquels font face les chrétiens et tout le genre humain.

RT : Votre Sainteté, les attaques contre les chrétiens et leur extermination au Moyen-Orient et en Afrique du nord sont indéniables. Hier, ces évènements ont pris encore plus d’importance quand le Pape et vous-même avez fait une déclaration les évoquant, appelant les chrétiens du monde entier à prendre conscience de l’ampleur du drame. Que doit-on faire pour l’arrêter, quel est le devoir moral du monde pour s’assurer que ces persécutions cessent ?

On ne peut pas négocier avec les terroristes par de simples dialogues et exhortations verbales - c’est la force qu’il faut employer

Patriarche Cyrille : Ce qui se passe au Moyen-Orient est une tragédie. C’est là où est né le christianisme. Aujourd’hui, à cause des opérations militaires et des activités terroristes, nous voyons la population chrétienne se réduire dramatiquement. Il s’agit donc de réunir les efforts, des églises comme de toute personne pouvant œuvrer pour le bien afin d’arrêter ce processus. Nous devons préserver la présence chrétienne au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Mais nous devons faire plus : je suis profondément persuadé, que grâce à nos efforts conjugués, nous devons empêcher la déchristianisation de la société moderne. Car sous la pression de la laïcité, qui devient agressive dans certains pays, les chrétiens sont sortis de la vie en société. Dans un sens, nous pouvons dire que dans de nombreux pays développés les chrétiens ne sont pas à l’aise. Ils subissent une certaine pression, destinée surtout à empêcher toute affirmation de religiosité dans l’espace public. Tout cela indique bien qu’une crise, que des phénomènes dangereux pèsent sur la chrétienté. Je pense que nous nous sommes rencontrés, avec le pape François, au moment adéquat pour discuter de cette problèmatique de façon profonde et détaillée, et pouvoir procéder à des réflexions et affirmations conjointes, telles que dans notre déclaration commune.

RT :Votre Sainteté, les superpuissances devraient-elles aider, intervenir et protéger les chrétiens ? Aux Etats-Unis, il y a beaucoup de chrétiens qui pensent que nous avons le devoir moral de déployer notre armée afin de protéger les chrétiens. Est-ce une option ? Comment l’imagineriez-vous, si cela devait être fait ?

Patriarche Cyrille :La situation dans laquelle se trouvent actuellement les chrétiens au Moyen-Orient nécessite bien sûr les efforts conjugués de tous ceux qui sont prêts à les défendre. Il est évident qu’on ne peut pas négocier avec les terroristes par de simples dialogues et exhortations verbales - c’est la force qu’il faut employer. Car ce sont les terroristes qui détruisent les habitations des chrétiens, les forcent à quitter leurs terres, détruisent les églises, les monastères, anéantissent les sanctuaires et les monuments historiques. Quand ils utilisent la force, la réponse de la part de tous ceux qui sont intéressés par la préservation non seulement de la présence chrétienne, mais également de la paix là-bas, doit être donnée avec l’utilisation de la force. Voilà pourquoi il est important, maintenant, avec les efforts de la Russie, des Etats-Unis, d’autres pays d’Europe de l’Ouest et aussi de certains pays arabes, de parvenir à atteindre un objectif bien précis : la fin de la guerre, l’anéantissement du terrorisme et, bien sûr, la garantie de la libre manifestation de la volonté des gens ; que ce soit en Syrie ou en Irak, pour que ces pays puissent vivre en paix et que les groupes de toutes confessions, chrétiennes comme musulmanes, puissent coexister. Et ce sera la garantie de la paix au Moyen-Orient en général.

On peut aider un affamé soit en lui donnant un poisson soit en lui donnant la canne à pêche avec laquelle il va pêcher ce poisson

RT : A cause de l’intervention qui a eu lieu au Moyen-Orient il y a un peu plus de dix ans, et à cause de l’état des économies mondiales – l’écart entre les riches et les pauvres se creuse – nous avons vu l’apparition d’un vrai débat sur l’immigration et de ce qu’on devrait faire à ce propos. Maintenant ce débat est passé en Europe, où un système a même été introduit : si les migrants arrivent, ils doivent payer pour rester. L’immigration et cette question des migrants, comment devraient-elles être réglées ? D’un point de vue chrétien, quel est le devoir des pays qui font face à ces questions ?

Patriarche Cyrille : D’un point de vue humanitaire, d’un point de vue humain et chrétien, il faut bien évidemment  aider ceux qui souffrent. Cependant, l’aide peut prendre plusieurs formes. On peut sortir de l’argent de sa poche et en donner, mais il est bien connu qu’on peut aider un affamé soit en lui donnant un poisson soit en lui donnant la canne à pêche avec laquelle il va pêcher ce poisson. Il ne s’agit pas simplement d’aider, de soutenir, mais tout d’abord d’éliminer la cause de cet immense afflux de réfugiés dans les pays européens. Et la cause en est bien évidemment la déstabilisation de la situation politique au Moyen-Orient. C’est pourquoi tous les efforts doivent être destinés à la liquidation la plus rapide possible des conflits existants.

Il faut tout faire pour changer de manière radicale et pour le meilleur les relations entre la Russie et les Etats-Unis

Et je voudrais insister sur le fait, que pour l’atteindre, il y a besoin en premier lieu d’un travail coordonné, des Etats-Unis, de la Russie, de l’Union Européenne et des pays arabes. Nous ne pouvons pas avoir plusieurs coalitions qui poursuivent, soi-disant, le même but, alors qu’en réalité on ne comprend pas qui a quel but. Il faut que tout le monde définisse ensemble un objectif commun de façon claire. Si on y arrive, et si les pays qui sont aujourd’hui inquiets de la propagation du terrorisme arrivent à donner une réponse conjointe à ce terrorisme, cela stabilisera la situation au Moyen-Orient, mettra un terme à l’afflux de réfugiés – et je suis sûr qu’une grande partie d’entre eux va quittera l’Europe et rentrera [dans leur pays]. C’est la seule voie qui me semble réaliste aujourd’hui.

RT : Les relations entre la Russie et les Etats-Unis sont, aux yeux des Américains, encore plus mauvaises qu’elles ne l’étaient dans le passé. Espérez-vous que cette union dans la foi chrétienne entre l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe offre une voie afin que ces deux pays réalisent qu’ils risquent beaucoup trop s’ils n’arrivent pas à trouver un accord sur ces principaux enjeux.

Patriarche Cyrille : Il faut tout faire pour changer de manière radicale et pour le meilleur les relations entre la Russie et les Etats-Unis. Il faut clairement comprendre qu’il existe deux pays si puissants qu’ils peuvent anéantir l’un l’autre, qu’ils peuvent anéantir le monde avec le potentiel militaire dont ils disposent. En aucun cas on ne peut admettre qu’une grande guerre n’éclate. Tel était le sujet de notre conversation avec le pape François. Peut-être que Dieu en a ainsi décidé, que nous nous rencontrions au moment où des nuages terrifiants s’accumulent sur la Syrie, alors que surgit la menace d’un affrontement entre des Etats avec un immense potentiel destructeur. Il faut tout faire pour éviter la guerre. C’est ça le premier objectif, pour les Américains, pour les Russes, pour un grand nombre de gens qui sont capables d’avoir un regard lucide sur ce qui se passe. Quant aux relations russo-américaines, je me souviens des années difficiles de la Guerre froide, quand le monde était tout près d’une guerre «chaude». Mais les chrétiens des Etats-Unis et d’URSS trouvaient des occasions de se rencontrer et de collaborer pour un avenir meilleur. Nous coopérions de manière très intense avec la communauté chrétienne des Etats-Unis. Il y a eu des échanges de délégations, des conférences communes. Nous élaborions une approche chrétienne commune pour les problèmes qui divisaient l’Union Soviétique et les Etats-Unis. Pourquoi ne le pourrions nous pas aujourd’hui ? Pourquoi y a-t-il une telle distance entre nous maintenant ? En effet, la plupart des habitants des Etats-Unis sont chrétiens, ils partagent les mêmes valeurs et appartiennent à la même famille chrétienne. Rien que de ce fait nous devons nous servir pour construire des «ponts», pas pour agrandir le gouffre qui existe déjà. C’est en ce moment que le soutien populaire provenant d’«en-bas», des gens simples, des représentants des organisations religieuses, des Eglises, va former dans nos pays un climat capable d’influencer les décideurs de la politique internationale de nos Etats.

Pour battre le terrorisme, nous devons changer tous

RT : Votre Sainteté, vous êtes l’un des leaders religieux principaux de la planète. Que faudrait-il faire pour mettre fin au terrorisme auquel le monde est exposé en ce moment ? C’est une chose à laquelle l’humanité, avec tout la technologie employée contre d’autres humains, n’a jamais eu à faire face auparavant. Il semble que ce problème ne puisse être réglé en employant l’armée. Comment bat-on le terrorisme ?

Patriarche Cyrille : Il faut comprendre les raisons qui poussent d’honnêtes gens à devenir des terroristes. Je pense qu’il existe, bien sûr, des leaders terroristes qui se fixent des objectifs politiques et considèrent le terrorisme comme le moyen le plus facile pour atteindre ces objectifs. Tuer des gens honnêtes et innocents, créer la panique, déstabiliser – c’est bien évidemment ce qu’on appelle la tactique et la stratégie du terrorisme. Mais ce sont des gens simples qui tuent des gens honnêtes, qu’on recrute pour des actions terroristes. C’est là que la question se pose : comment peut-on recruter quelqu’un – souvent quelqu’un d’honnête – et en faire un terroriste ? J’ai étudié cette question et je suis arrivé à la conclusion qu’on recrutait des gens en utilisant des idées très élevées. Afin de pousser un homme à rencontrer sa mort alors qu’il en tue d’autres, il faut l’inspirer, le motiver. Et quelle est cette motivation ? Elle est, en deux mots, la suivante : «Le monde plonge dans le mal. La civilisation occidentale moderne est un mal. Là-bas on chasse Dieu, le monde devient athée, satanique. Et il n’y a que toi qui puisse, par ta prouesse, contribuer à ce que ce mal soit battu. C’est ton devoir religieux. Tu combats la force obscure, le diable. Tu es du côté de Dieu et de la lumière». C’est précisément ainsi que certains prêcheurs musulmans s’adressent à leurs fidèles après la prière du vendredi. Et même un homme qui n’avait peut-être même pas à l’esprit de tuer quelqu’un, s’inspire [de ces paroles] et commence à voir en lui-même quelqu’un qui lutte pour la vérité divine, contre ce monde horrible qui pourrait anéantir même l’Islam.

Pour battre le terrorisme, nous devons, nous, changer tous. Le terrorisme est avant tout un défi philosophique. Nous devons prendre conscience de ce qui se passe chez les gens qui prennent les armes pour se battre au nom de Dieu.

Je suis profondément persuadé que le développement de la civilisation humaine, incluant malheureusement en elle la renonciation à Dieu, à la loi divine et morale, est une dynamique qui provoque l’émergement du terrorisme.

Tous ensemble, nous devons essayer de construire une civilisation globale nouvelle sur la base d’un consensus moral commun

Il est très important pour nous de chercher et de parvenir à un consensus universel en matière de la moralité. En raison de quoi les gens peuvent-ils vivre ensemble ? En raison de certaines valeurs communes. Comment arriver à des valeurs communes quand il y a des partis politiques différents, des systèmes philosophiques variés et des religions distinctes ? Comment arriver à un certain consensus à l’échelle mondiale. Il n’y a qu’un seul moyen : il faut se baser sur le sens moral de l’être humain. Et c’est Dieu qui a mis en l’Homme ce sens moral. Dieu a fait en sorte que la morale soit présente dans l’âme humaine. Et pour un Américain que vous êtes, comme pour un Russe que je suis, les notions morales sont les mêmes. Si on arrive en Papouasie-Nouvelle-Guinée, on va voir que là-bas, au fond de leur âme, les gens ont les mêmes notions morales. Nous ne devons pas combattre ce sens moral, y compris, d’ailleurs, avec des lois qui sont destinées à la destruction de la moralité traditionnelle. Au contraire, nous devons nous mettre d’accord sur ces valeurs morales communes et, en se basant sur ce consensus, construire cette civilisation globale commune.

Nous ne pouvons pas vivre sur un seul petit globe, déchirés par des antagonismes en termes des valeurs

Dans une telle civilisation le terrorisme n’aura pas sa place. Si quelqu’un essaye, tout de même, d’utiliser des gens pour faire mal aux autres, ce sera difficile, car ces appels seront contraires à la vision du bien et du mal. Tous ensemble, nous devons essayer de construire une civilisation globale nouvelle sur la base d’un consensus moral commun.

Je crois que cela est possible. Ainsi comprise, notre rencontre avec le pape a été très importante. Les deux Eglises les plus grandes au monde, représentées par leurs primats respectifs, se sont rencontrées pour remettre les pendules à l’heure, pour discuter des mêmes problèmes, chacun avec son point de vue. Et nous avons constaté que nous pouvions atteindre une réponse commune, et – peut-être vais-je vous surprendre – l’atteindre facilement. Car les deux interlocuteurs avait ce consensus moral commun : la foi en le Seigneur Jésus-Christ, ses commandements et ses lois. Mais les mêmes commandements et lois existent dans le monde musulman et même dans l’humanisme laïque. En tout cas à une certaine étape de développement de l’humanisme laïque. La déclaration universelle des droits de l’Homme faisait référence à la morale humaine comme limites aux droits de l’homme. Aujourd’hui il n’y a plus de morale visant à limiter la liberté de l’homme. Alors, malheureusement, on s’éloigne de plus en plus de ce qui nous unissait le plus pronfondément d’un point de vue ontologique. Je pense que si cette division demeure, l’humanité fait face à une très mauvaise perspective. Nous ne pouvons pas vivre sur un seul petit globe, déchirés par des antagonismes en termes des valeurs.

Je pense que ma rencontre avec le pontife a été une contribution modeste à la formation de cet avenir, de ce consensus moral pour tous les peuples.

Je suis complétement ouvert à tout le monde

RT : Une dernière question : dans notre gouvernement, le président de la Chambre des représentants des États-Unis est un catholique. Le pape s’est adressé au Congrès américain. Voudriez-vous parler au Congrès ? Serait-ce utile ?

Patriarche Cyrille : Je suis prêt à m’adresser à tout groupe de personnes. Cela m’est déjà arrivé de parler dans des parlementaires et des membres de gouvernement. Je m’adresse à des gens simples tous les dimanches. Je suis ouvert à ce type de discussion, et serais ravi par une telle opportunité.

(en anglais) Je suis prêt à entrer en contact et discuter avec tous ceux qui sont ouverts à l’idée d’avoir une discussion avec moi. Je suis complétement ouvert à tout le monde.

RT : Pensez-vous que vous allez rencontrer le pape François à nouveau ?

Patriarche Cyrille : Je ne l’exclus pas, évidemment, c’est possible. Nous n’avons pas prévu de rencontre à l’avenir, mais comme la première a eu lieu, une deuxième et une troisième sont possibles.