Il est difficile d'exagérer l'importance de l'annonce faite dimanche soir de manière on ne peut plus médiatisée par le maire de Londres, Boris Johnson, qu'il fera campagne pour la sortie du Royaume-Uni de l'UE.
Johnson est de loin, avec le Premier ministre, David Cameron, le politicien le plus connu du Royaume-Uni. Mais c'est un personnage beaucoup plus haut en couleur que son ancien camarade d'Eton et Oxford. Drôle, brillant, peu conformiste voir carrément rebelle, et dote d'une grande éloquence, Boris Johnson, que tout le monde en Angleterre appelle par son prénom, a le profil parfait pour participer à une campagne nationale de grande envergure où la voix du peuple se fera entendre. Son annonce a eu un effet immédiat sur le cours de la livre qui a chute, les marchés des changes estimant qu'une sortie de l'Union européenne est désormais bien plus probable qu'avant.
Boris Johnson est beaucoup plus intelligent et cultivé que le Premier ministre David Cameron
Tout comme le Lord Chancellor, c'est-à-dire le ministre de la Justice, Michael Gove, qui lui aussi fera campagne pour le Brexit, Johnson a commencé sa vie professionnelle comme journaliste. Ce ne sont pas des politiciens de carrière, à la différence de David Cameron qui n'a jamais pratiqué d'autre métier qu'homme politique. Malgré le numéro de chien égaré que le clown Johnson joue en permanence, il est, tout comme Gove, beaucoup plus intelligent et cultivé que le Premier ministre. Et contrairement à Cameron, qui vient d'une famille on ne peut plus aisée, Johnson était boursier à Eton, un peu comme Gove qui, enfant adopté et élevé dans un milieu modeste à Glasgow, a fait sa scolarité dans une école publique.
Bien que très différents, les deux partisans du Brexit incarneront donc la revanche des couches inférieures de la société contre un establishment perçu comme distant et hautain ; mais ils incarnent aussi le rejet intelligent des slogans politiques dépourvus de sens, comme ceux proférés par Cameron pour créer l'illusion qu'il aurait obtenu une vraie réforme de l'Union européenne. Tous les deux membres du «cabinet» (le conseil des ministres), Gove et Johnson sont complémentaires. Avec son allure grave de médecin légiste, Gove prêtera un grand air de sérieux à une campagne que Boris rendra ensuite compréhensible et attachante pour le grand public. Dans la mesure où l'émotion joue pour beaucoup en politique, le ralliement d'un homme profondément sympathique à la cause souverainiste est incontestablement un atout.
Les Etats-Unis sont le principal moteur de l'intégration européenne, aussi puissants que discrets
Les deux hommes ont, pourtant, un angle mort qui met à mal la totalité des arguments eurosceptiques outre-manche. Cet angle mort, c'est les Etats-Unis et son rôle dans l'intégration européenne. Naturellement pro-américains (Boris Johnson est né à New York et garde la double nationalité), et tous les deux partisans de la guerre en Irak (Gove est lié aux cercles néo-conservateurs américains les plus radicaux) les deux risquent de se retrouver en porte-à-faux dans la mesure où le gouvernement américain fera très clairement campagne pour que le Royaume-Uni reste membre de l'UE. Divers membres du gouvernement américain se sont déjà exprimés en faveur du maintien du status quo : le président Obama a dit en juillet dernier que l'adhésion britannique à l'UE «renforcerait notre confiance en l'union transatlantique».
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En effet, depuis l'annonce en 1948 du Plan Marshall qui faisait de l'intégration européenne une condition pour recevoir l'aide américaine, les Etats-Unis sont le principal moteur de l'intégration européenne, aussi puissants que discrets. C'est notamment grâce aux millions de dollars dont le Mouvement européen était arrosé pendant plus d'une décennie par le Comité américain pour une Europe unie (officine occulte fondée en 1948 par le futur Directeur de la CIA, Allen Dulles, et présidée par l'ancien Directeur de l'OSS, prédécesseur de la CIA, Bill Donovan) que l'illusion a pu être créée d'un grand soutien populaire au projet européen. C'est aussi grâce à la pression et au financement américains que le projet britannique de construction européenne, parrainé par Churchill et qui a très vite abouti à la création du Conseil de l'Europe en 1949, a été fatalement marginalisé l'année suivante par la déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui annonçait la création de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier.
Cette CECA, qui selon Robert Schuman, représentait «le premier pas vers la fédération européenne», avait pour but d'exclure le Royaume-Uni, qui était pourtant le plus grand producteur de charbon et de l'acier en Europe à l'époque mais dont l'hostilité au fédéralisme était notoire. Aujourd'hui encore, l'Union européenne fête le 9 mai comme le jour de sa fondation, et non pas le 5 mai qui était, en 1949, la date de la création du Conseil de l'Europe qui est essentiellement une légère structure intergouvernementale. La CECA était aussi la façon dont les Américains voulaient réconcilier les Français à la perspective d'un réarmement allemand cinq ans après la fin de la guerre. Le projet d'intégration européenne de type fédéraliste et supranational n'est donc aucunement un instrument de la paix, comme on nous le répète depuis 60 ans: il est, au contraire, un instrument de guerre, en l'occurrence de la guerre froide.
L'UE et l'OTAN sont des frères siamois issus de la volonté américaine d'avoir une tête de pont sur le continent eurasiatique en vue de le dominer
Mais depuis la fin de la guerre froide le rôle américain dans la construction européenne n'a été que renforcé. Confrontés au désarmement unilatéral du bloc de l'Est - le Pacte de Varsovie s'est dissout en 1991 - les pays européens et les Etats-Unis ont décidé de se réarmer politiquement et militairement : politiquement en profilant la «communauté transatlantique» comme seul dépositaire et garant des valeurs démocratiques, militairement avec l'élargissement géographique et opérationnel de l'OTAN qui s'est déclaré gendarme du monde, de la Yougoslavie à l'Afghanistan. La création de l'euro au sommet de Maastricht en décembre 1991, et la décision prise au même sommet de démanteler la Yougoslavie en reconnaissant la Croatie et la Slovénie, a fait de l'Union européenne et de l'OTAN, agissant ensemble, le nouveau hégémon géopolitique en Europe centrale et orientale. Désormais, l'UE était appelée à devenir un véritable centre de gravité pour le continent tout entier.
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Très peu d'eurosceptiques britanniques comprennent les motivations géopolitiques derrière la construction européenne des 25 dernières années. Très peu de libéraux en économie comprennent que les accords commerciaux, comme le marché unique européen ou le Traité transatlantique, ne sont jamais politiquement neutres. Cette incapacité, qui est très typique du Parti conservateur, à critiquer les Américains où à s'interroger sur l'opportunité d'approfondir encore davantage l'alliance atlantique, affaiblira les arguments proposés par Gove et Johnson, d'autant plus que l'opinion publique britannique est, elle, plutôt anti-américaine.
Les deux poids lourds de la campagne pour le Brexit risquent donc de se retrouver à court d'arguments quand leurs adversaires secoueront l'épouvantail de Monsieur Poutine pour encourager les électeurs à voter en faveur de l'UE, tant celle-ci est liée à l'OTAN par le traité de Lisbonne ainsi que par plus de deux décennies d'opérations communes. L'UE et l'OTAN ne sont pas, comme voudraient nous faire croire les eurosceptiques conservateurs, deux organisations différentes ; elles sont, au contraire, des frères siamois issus de la volonté américaine d'avoir une tête de pont sur le continent eurasiatique en vue de le dominer. Aimer l'un en détestant l'autre n'est pas sérieux.