Les partisans de l’Ukraine se révoltent devant un rapport factuel et neutre — pour une fois — sur les conséquences de l’invasion ukrainienne ratée de Koursk : les combattants du front informationnel occidental et ukrainien ont eu la vie trop facile pendant beaucoup trop longtemps. Explications de l'historien allemand Tarik Cyril Amar.
Il s’agit d’une banalité lorsqu’on dit que la guerre tue non seulement les gens mais aussi la vérité. Et comme toutes les banalités, cette affirmation est vraie, fade et trompeuse. Car elle omet les véritables meurtriers : en fait ce n’est pas la « guerre » qui tue réellement la vérité ; ce sont les gens qui tuent la vérité. La guerre les incite simplement à le faire, comme peuvent le faire certaines autres choses — recherche de l’emploi ou mariage. Le revers de la médaille, c’est qu’il est parfaitement possible de s’en tenir à la vérité — ou du moins d’essayer sincèrement de le faire — même en temps de guerre.
Cet effort est différent de l’envie de « bien faire les choses ». Pensez, par exemple, à « Hommage à la Catalogne » de George Orwell, son récit impudemment personnel de la guerre civile en Espagne. Il ne prétendait même pas être neutre car il s’est rangé du côté des trotskistes et à vrai dire il s’est même battu pour leur cause. Les historiens, comme toujours, estiment mieux connaître le contexte et les détails. Et, malgré le fait qu’avec les mains des médiocres conformistes, le grand public a tristement considéré Orwell comme un Saint après sa mort, « Hommage à la Catalogne » est, bien sûr, imparfait. Saint Orwell était faillible. Eh oui.
Mais « Hommage à la Catalogne » constituait une sincère tentative de découvrir et de dire la vérité sur une guerre et, surtout, faire découvrir la guerre de l’intérieur. Comment le savons-nous ? Surtout en le lisant, bien sûr. Mais au-delà de cela, il existe un autre critère : l’accueil du public qu’il a reçu après son apparition, à savoir défavorable.
Faisant aucune concession par rapport à ce que son public aurait préféré lire, Orwell a eu du mal à faire publier « Hommage à la Catalogne » et devinait à juste titre que cela était dû à sa position politique qui était à l’opposé de tous : sa propre tribu, la gauche autant que la droite. Orwell disait lui-même qu’à cause du « boycott organisé par la presse britannique », à peine plus d’un tiers de sa modeste première édition de 1 500 exemplaires a été vendu. « Hommage à la Catalogne » est aujourd’hui un classique moderne. Mais à sa sortie en 1938 et jusqu’à la mort d’Orwell en 1950, c’était un échec. C’est essentiellement dû au fait qu’il était trop honnête.
Sans pousser la comparaison trop loin, il est juste de dire que nous avons récemment observé le même principe à l’œuvre, lorsque le New York Times a publié un article de la photographe et correspondante Nanna Heitmann.
Intitulé « Paysage de mort: ce qui reste de l’invasion ukrainienne de la Russie », le récit raffiné de Heitmann s’appuie sur sa propre visite de six jours dans la ville russe de Soudja et ses environs. Soudja est située dans la région de Koursk, frontalière avec l’Ukraine, où l’armée de Kiev a mené une incursion de grande ampleur qui a provoqué d’importantes destructions, de combats féroces et s’est soldée par un fiasco — prévisible — pour l’Ukraine.
Comme son titre l’indique, l’article de Heitmann accorde une large place aux ravages et aux souffrances causés par les combats. Elle décrit également une offensive surprise de l’armée russe à travers un gazoduc désaffecté. Tout au long de l’article, elle laisse la parole à des personnes aux expériences et aux points de vue différents, civils et militaires, et prend soin de citer les déclarations officielles des deux camps, l’Ukraine et la Russie.
Pour tout lecteur honnête il est évident qu’aucune préférence n’est accordée à la Russie. Heitmann, par exemple, s’étend sur les critiques des habitants au sujet du processus d’évacuation organisé par la Russie et les effets néfastes sur la santé de certains des combattants tchétchènes qui ont mené l’opération du gazoduc. Elle conclut son récit en rapportant à la fois l’espoir d’un homme de la région pour la reconstruction et le scepticisme d’une femme qui ne voit aucun avenir pour elle dans la région, reconstruite ou pas.
Les réactions des hauts responsables ukrainiens et des médias ukrainiens à l’article de Heitmann ont été hostiles. Gueorgui Tikhy, porte-parole du ministère ukrainien des Affaires étrangères, a tagué le New York Times dans un post X accusant Heitmann de reproduire de la « propagande russe » et de se livrer à une « manipulation de niveau Duranty ».
Walter Duranty était un journaliste américain, aujourd’hui tristement célèbre pour avoir propagé des mensonges staliniens. Heitmann n’a rien fait de ce genre. La comparaison de Tikhy qui est extrêmement injuste, révèle son intention malveillante : diffamer Heitmann le plus grossièrement possible auprès du public en général et de son employeur en particulier. Ironiquement, mais sans surprise, ce n’est pas Heitmann, mais le représentant du gouvernement ukrainien qui mène ici une guerre de l’information, et ce de manière particulièrement sale et égoïste.
Le fait que Heitmann a été victime d’une campagne ciblée et coordonnée est évident, comme par hasard, avec l’implication de nouveaux antagonistes : le Centre de lutte contre la désinformation (CCD), dépendant du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, s’est joint à l’opération, accusant également Heitmann de manipulation. Le CCD est particulièrement indigné par le fait que Heitmann n’ait pas réitéré le récit ukrainien et occidental sur l’invasion de l’Ukraine par la méchante Russie.
Malgré le fait que tout lecteur du New York Times est garanti d’avoir cette histoire martelée dans leur conscience depuis des années, non seulement par ce journal, mais aussi par tous les grands médias occidentaux, Heitmann, qui écrit sur l’histoire d’invasion — glorieuse — de l’Ukraine par la Russie, est critiquée pour ne pas avoir réitéré rituellement cette partie du récit occidental.
Suivant la même logique — et de manière particulièrement perverse mais aussi révélatrice — le CCD est même allé jusqu’à contester explicitement la « neutralité » de Heitmann. Les combattants ukrainiens du front informationnel transmettent ainsi le message qu’être impartial est en soi une faute.
En d’autres termes, le régime de Kiev se croit en droit de s’attendre à un parti pris en sa faveur : la simple honnêteté ne suffit pas. Il ne s’agit là ni plus ni moins que d’une demande étonnamment agressive et ouverte aux médias occidentaux d’être aussi soumis et alignés que ceux de l’Ukraine. Cela témoigne du sentiment de tout permis que l’Occident entretient depuis longtemps chez ses mandataires politiques et médiatiques à Kiev.
Un « collègue » s’est également empressé de l’enfoncer encore plus accusant Heitmann de « fausse équivalence » — j’explique : véracité que nous n’aimons pas et le fait d’avoir eu accès à Soudja par l’intermédiaire de soldats de l’unité russe des Tchétchènes Akhmat. Il s’agit là, en soi, d’un péché impardonnable, c’est ce qu’on nous laisse entendre.
Assez curieusement, la même logique ne semble pas s’appliquer lorsque des journalistes occidentaux « s’intègrent » — un terme révélateur — aux forces occidentales menant des guerres d’agression, des opérations de changement de régime et des « contre-insurrections », c’est-à-dire des campagnes de guerre sale qui se résument en tortures et assassinats.
Il semble également que l’accusateur de Heitmann du même milieu professionnel – en somme, c’est très stalinien— ne prête aucune importance au fait que son article ne défend aucunement Akhmat. Quand elle parle des soldats de cette unité, elle est factuelle et réservée. De toute évidence, cependant, une condamnation hystérique est le minimum que Kiev et ses propagandistes occidentaux estiment être en droit d’attendre.
En réalité, l’article de Heitmann est instructif, bien écrit et impartial. Ce qui est vraiment intriguant dans la réaction négative contre son travail, ce n’est pas le travail lui-même — qui n’est qu’un reportage de qualité et consciencieux — mais le rejet qu’il suscite. La réaction hostile généralisée et de haut niveau à l’article de Heitmann ne révèle qu’une chose, et elle n’a rien à voir avec Heitmann et son travail : les autorités et les combattants du front informationnel occidentaux et ukrainiens ont eu la vie bien trop facile pendant bien trop longtemps. Gâtés par des années passées à gaver tranquillement des publics occidentaux de leurs préjugés, tandis que toute dissidence était réprimée et marginalisée, ils sont furieux au moindre signe d’information impartiale et lucide perçant dans un média grand public. Qu’est-ce qu’ils doivent se sentir vulnérables !
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