De l’essor des relations russo-africaines aux cicatrices toujours vives du colonialisme occidental, en passant par les jeux d’influence autour du conflit en RDC, interview avec Irina Abramova, directrice de l’Institut d’études africaines de l’Académie russe des sciences, l’une des plus grandes spécialistes russes de l'Afrique, par Igor Kourachenko.
Les relations entre la Russie et l’Afrique connaissent une dynamique sans précédent. Le commerce russo-africain a atteint un record historique de 24,5 milliards de dollars en 2023, tandis que de nouveaux bureaux commerciaux ont ouvert en Éthiopie et au Nigeria. Mais au-delà des chiffres, c’est la nature de la coopération qui fait la différence.
Contrairement aux autres acteurs internationaux, la Russie ne cherche pas à inonder l’Afrique de biens de consommation. «Lors de la dernière réunion du club Valdaï à Sotchi, j’ai pu poser une question au président Vladimir Poutine sur les sujets abordés par tous les dirigeants africains qu’il a rencontrés, sur ce qu’ils attendent de la Russie. Le président a nommé deux choses : la sécurité, comment l’assurer, la lutte contre les conflits et le terrorisme d’une part, et la formation de l’autre. J’ajouterais à ces deux points le partenariat scientifique et technologique», explique Irina Abramova. Une position mutuellement bénéfique qui s’inscrit dans une volonté de partenariat plutôt que de dépendance.
De la «soft power» à la «sympathie culturelle»
L’influence ne se limite pas aux contrats commerciaux ou aux accords militaires. La Russie mise aussi sur le rapprochement culturel et éducatif. Mais pour Irina Abramova, le concept occidental de «soft power» ne correspond pas tout à fait à la relation entre la Russie et l’Afrique. «Nos collègues de l’Université RUDN ont proposé le terme de "sympathie culturelle". Je préfère», confie-t-elle. Un exemple de sa vie professionnelle illustre cette idée : lors d’une rencontre, un président africain a avoué avoir honte de devoir s’exprimer en français, symbole persistant de l’influence coloniale. À l’inverse, la Russie, qui ne traîne pas ce passé colonial, bénéficie d’un capital de sympathie intact. Cette connexion passe aussi par la langue et la culture. Pour renforcer ces liens, les Maisons russes se multiplient sur le continent, offrant aux Africains des opportunités d’apprentissage du russe et un accès plus large à la culture russe.
L’ombre du colonialisme : une plaie toujours ouverte
Loin d’être de simples souvenirs, les atrocités coloniales continuent d’imprégner la mémoire collective africaine. Irina Abramova rappelle avec force des faits glaçants : des millions d’esclaves africains arrachés à leur terre, l’exploitation brutale du Congo par Léopold II, ou encore les zoos humains qui existaient en Belgique jusqu’au XXe siècle. «Tout le bien-être actuel de l’Occident, son progrès rapide et son développement technologique sont basés sur le pillage. Tout d’abord, sur le pillage de l’Afrique», affirme-t-elle sans détour. Une vérité que l’Occident peine à reconnaître, mais que les Africains, eux, n’ont pas oubliée. Si toutes les puissances coloniales ont exploité l’Afrique, leurs approches différaient. «Il y a eu deux types de colonialisme : celui des Britanniques se distinguait de celui des Français», explique Irina Abramova. Les Britanniques conservaient les élites locales, les intégrant dans leur système tout en gardant le contrôle. À l’inverse, «les Français éliminaient tout simplement l’élite locale et nommaient leurs gouverneurs à tous les postes». Résultat, aujourd’hui encore, l'ombre de la France pèse sur ses anciennes colonies, nourrissant le rejet et le ressentiment.
L’Alliance des États du Sahel : la nouvelle donne géopolitique
Les coups d’État successifs au Mali, au Burkina Faso et au Niger ont donné naissance à une nouvelle réalité géopolitique : l’Alliance des États du Sahel. «Cette alliance est avant tout née d’un ressentiment anti-français. Nous le comprenons. Le Mali, puis le Burkina Faso et le Niger n’ont pas voulu vivre aux conditions imposées par la France, et les coups d’État militaires se sont succédés dans ces pays», explique Abramova. Mais cette coalition ne repose pas seulement sur un rejet du passé colonial : elle incarne aussi une volonté de défendre coude-à-coude leur souveraineté: «Il s’agit surtout d’une alliance militaire pour faire face aux terroristes et les combattre, pour préserver leur indépendance». Au-delà de la sécurité, l’enjeu est aussi l’intégration économique: ces pays réfléchissent même à une monnaie commune: «En principe, ils envisagent même de lancer une monnaie unique qu’ils veulent appeler le "Sahel". Je ne sais pas si c’est réaliste. En tout cas, je pense que nous devons les aider, mais nous devons formuler notre politique très clairement».
La RDC, champ de bataille des intérêts occidentaux
Le conflit entre la République démocratique du Congo et le Rwanda est souvent perçu comme une rivalité ethnique. Mais derrière ce narratif, se cache une réalité économique bien plus cynique. «C’est précisément cette province du Kivu qui recèle 60 ou 70, voire 80% des réserves de coltan, qui contient du niobium et un autre élément. Et sans le coltan aucun portable ne fonctionnera», affirme l'experte. Selon elle, les élites occidentales profitent du chaos pour acheter ces ressources à bas prix via des réseaux mafieux. Pendant ce temps, elles affichent une condamnation de façade du rôle du Rwanda, tout en continuant à en tirer profit. «Ils vont vociférer de toutes les tribunes qu’ils dénoncent le Rwanda, comme nous et la majorité des pays y compris des pays occidentaux l’ont fait actuellement. Mais que se passe-t-il réellement ? Le Rwanda en profite également parce qu’il s’empare des ressources de la République démocratique du Congo», souligne Abramova.
Un basculement inévitable ?
L’entretien avec Irina Abramova met en lumière une Afrique en mutation, tiraillée entre héritage colonial et aspiration à la pleine souveraineté. Et si la Russie intensifie son engagement sur le continent, ce n’est pas un simple choix stratégique : c’est l’Afrique elle-même qui redéfinit ses alliances, cherchant des partenaires qui ne reproduisent pas les schémas de domination du passé. À noter aussi que cette dynamique dépasse le cadre africain. L’enjeu est bien plus vaste : il s’agit d’un repositionnement dans un monde en transition vers la multipolarité. Loin d’être une simple arrière-cour des anciennes puissances coloniales, l’Afrique s’affirme comme un acteur clé sur l’échiquier géopolitique mondial.
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