En déplacement à Brest pour participer aux sommets des 27 ministres de la Défense, puis des Affaires étrangères (du 12 au 14 janvier), le chef de la diplomatie de l'Union européenne (UE) Josep Borrell était invité par Ouest-France ce 12 janvier à livrer son analyse de la situation en Ukraine, et plus largement de la place politique et militaire de l'UE dans les enjeux internationaux.
En proposant deux traités de sécurité qui visent notamment à apaiser les tensions en Ukraine, l'un avec Washington, l'autre avec l'OTAN, Moscou a placé l'UE face à une réalité géopolitique qu'elle ne saurait voir : à savoir que le bloc n'est pas considéré comme un interlocuteur nécessaire sur ce dossier.
Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken m’a dit très clairement que rien ne sera discuté ou accordé sans la participation des Européens
Un constat que ne partage toutefois pas Josep Borrell, convaincu que l'UE aura son mot à dire... grâce à Washington : «Que les Russes veuillent nous diviser, en donnant l’impression de passer au-dessus de nos têtes, ne fait aucun doute. Mais j’ai l’assurance que les Etats-Unis ne joueront pas ce jeu. Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken m’a dit très clairement que rien ne sera discuté ou accordé sans la participation des Européens.»
Par ailleurs pour le diplomate, la prévalence de l'OTAN dans les questions de sécurité sur le continent européen ne signifierait pas pour autant que l'UE est inexistante sur le sujet. Résolu à développer une «Boussole stratégique» pour guider la politique de défense du bloc, Josep Borrell a cependant reconnu que son orientation demeurait pour l'heure relativement floue : «Les Européens ne doivent pas développer des capacités militaires en tant qu’Union, mais appliquer le traité, qui prône des capacités militaires conjointes. Lesquelles ? Comment ? Pourquoi ? C’est à cela que doit répondre notre politique de défense européenne, ainsi que la "Boussole stratégique" que nous développons en ce moment.»
Les Européens doivent se préparer à des situations où la différence entre guerre et paix n’a plus rien de clair : on entre en guerre sans qu’elle soit déclarée
Le chef de la diplomatie de l'UE a tout de même été en mesure de livrer une piste de réflexion, qu'il juge «la plus sexy et visible» : la capacité de déploiement rapide. «Les Européens, dans leur ensemble, devraient avoir une capacité d’agir de façon immédiate quand une menace se présente», a-t-il ainsi estimé, sans en dire davantage sur l'avancement du projet. Notant que les conflits avaient aujourd'hui évolué et ne se menaient plus seulement de manière frontale, Josep Borrell a en outre souhaité que sa «Boussole stratégique» dirige les pays de l'UE dans les futurs champs de bataille que seront le cyberespace et l'espace.
«Les Européens doivent se préparer à des situations où la différence entre guerre et paix n’a plus rien de clair : on entre en guerre sans qu’elle soit déclarée. Et la menace ne se limite pas aux frontières de l’Europe mais peut venir de bien plus loin», a-t-il averti, espérant que le projet serait approuvé lors de ces sommets.
Affirmant que les membres de l'UE étaient toujours «très eurocentrés», il a souligné que l'émergence de nouvelles puissances – citant la Chine – et le déclin autant économique que démographique de l'Europe constituaient des défis pour l'avenir : «Nous devons nous préparer à une confrontation. Celui qui a la meilleure technologie a les meilleures capacités de production et surtout de domination. Pas seulement au sens militaire. Mais aussi pour faire face au changement climatique qui va bouleverser la répartition des richesses et exacerber les conflits.»
Une politique étrangère de l'UE indissociable de l'OTAN ?
Sur la situation en Ukraine, Josep Borrell n'a pas dévié d'un pouce de la ligne occidentale, déplorant une «ambiance belliqueuse sur la ligne de front», et se disant préoccupé par la présence de soldats russe à la frontière ukrainienne. Dans une analyse qui flirte avec la condescendance, il a par ailleurs jugé que la Russie de Vladimir Poutine tentait «de redevenir une puissance régionale, voire plus», tout en reconnaissant que Moscou avait eu une action «déterminante» en Syrie. «La Russie a les moyens et la volonté d’utiliser sa force militaire de façon locale pour affirmer sa puissance», a-t-il encore noté.
Il n'en demeure pas moins que le chef de la diplomatie européenne s'est dit ouvert à un dialogue avec Moscou. «Quels que soient nos différends, il faut parler», a-t-il affirmé avant de caricaturer la position russe : «Moscou pose des préalables. Ce qui n’est pas acceptable, c’est de dire : voilà mes conditions, si vous n’êtes pas d’accord, nous avons des soldats à la frontière ukrainienne…»
Mi-décembre, Moscou a remis à Washington des projets de traités visant à repenser l'architecture sécuritaire des pays européens, qui repose largement sur l'OTAN, alliance militaire héritée de la guerre froide. Parmi les principales propositions de la Russie figurent l'engagement de l'Alliance atlantique à ne pas s'étendre davantage à l'est.
Ces points ont été abordés plus tôt cette semaine à Genève, où les négociations russo-américaines ont duré plus de sept heures. Le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov, qui participait aux discussions avec la secrétaire d'Etat adjointe des Etats-Unis Wendy Sherman, avait souligné alors que les Etats-Unis avaient pris «très au sérieux» les demandes russes. Le négociateur avait ajouté que la situation n'était «pas désespérée».
Toutefois, Wendy Sherman avait rappelé la position de Washington. «Nous sommes fermes [...] dans notre opposition aux propositions de sécurité qui sont tout simplement irrecevables aux Etats-Unis», avait-elle insisté, faisant néanmoins valoir une politique de «portes ouvertes» de la part de l'OTAN.